25. Premier message divin
Zilla
Je suis rincé. Le rythme est harassant. Conduire, non-stop, sans relâche, huit heures par jour, en se relayant à trois bonhommes. Dans ce paysage mort et sans fin, c'est loin d'être une balade de santé. Mes troupes sont à bout de nerfs et je crains l'implosion. Je la crains d'autant plus qu'Os ne nous aide pas à garder espoir.
Ses explications sont vagues et floues. Il semble troublé, comme s'il n'était même plus sûr que l'on emprunte la bonne direction. Franchement, le moment est mal choisi pour avoir les psycho-pouvoirs qui flanchent. Bonnie et moi, on donne le change. On insuffle du courage, on brandit nos discours réconfortants et brodés d'espoirs, quand, en creux, on commence nous-mêmes à douter.
Côté Delvin, il ne faut pas attendre grand-chose de la matrone en chef. Elle s'est réfugiée dans un sinistre mutisme. Bonnie me dit qu'elle a peur. Peur d'avoir eu raison, peur d'une énième déception, peur de découvrir que cette fameuse Terre Promise n'est bel et bien qu'un conte pour enfants.
La furieuse tempête qu'on a encaissée aujourd'hui nous offre un prétexte bienvenu pour souffler autour d'un bon feu réconfortant. Hélas, c'est aussi une occasion de catalyser les tensions cristallisées entre les deux groupes.
J'entends un cri près de l'âtre. Je reconnais le timbre de mon comparse de longue date, Fen. Ce n'est certainement pas dans ses habitudes de rugir de la sorte. Je cours vers le cercle et le découvre genoux à terre, flingue à la main, devant un Os figé. Un homme, un dénommé Hector avec lequel Talinn passe tout son temps, intervient et secoue le médium pour lui demander d'arrêter. Arrêter quoi ?
Je me stoppe, hagard, quelques secondes pour tâcher de comprendre la situation : Os s'enfuit entre les alignements de caravanes ; Hector s'enquiert de l'état de Fen ; Aristote se rapproche de Vaslow ; Vaslow lui donne son flingue et Aristote se faufile à la poursuite d'Os. J'ai un mauvais pressentiment.
À mon tour, je me glisse dans l'obscurité. Je retrouve vite la trace d'Aristote. Il a levé son arme en direction d'un Os qui ne bouge plus, et semble même attendre l'extrême onction.
Ni une ni deux, je ne réfléchis pas. Je fonce et exécute une clé de bras sur Ari. Le pauvre bonhomme est loin d'être un combattant chevronné, je n'ai aucun mal à le faire tomber et à m'emparer du pistolet.
Dire que je l'ai épargné après sa petite rébellion aux côtés de Grimm, par égard pour ses loyaux services – ce vieil aigri remplissait déjà le ventre des Rafales avant que je ne les rejoigne – et parce qu'il m'a juré allégeance. Mais le sursis prend fin en cas de nouvelle trahison, et je considère le fait de tenter de tirer dans le dos de notre guide comme tel.
— Tu regretteras de ne pas m'avoir laissé faire quand ce démon vous anéantira tous !
Il crache par terre ; je tire. La balle traverse directement son front. Je n'éprouve pas d'états d'âme devant son regard à jamais figé et ce sang qui glisse lentement derrière son crâne. Je n'en peux plus de l'entendre déblatérer les mêmes conneries superstitieuses. Je n'en peux plus de tous ces soi-disant nomades endurcis qui claquent des dents et muent leur trouille en haine dès qu'ils ont affaire à la différence.
— Tu aurais dû le laisser me tuer.
Je sursaute et fais volte-face. Os s'est rapproché de moi, regard rivé au sol et corps tremblant. Je ne l'ai jamais vu si désemparé.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ?
— Il a raison. Je suis un monstre, un danger pour vous. Il ne faut pas me laisser en vie.
Qu'est-ce que je suis censé répondre à ça ? Je suis scié. C'est à cause de ce qu'il s'est passé avec Fen ? Mais que s'est-il passé au juste ? Bordel, je suis complètement largué !
— Viens.
Je l'attrape par le bras et l'entraîne jusqu'à mon camion. Son chien nous suit, comme d'habitude, mais a l'intelligence de rester dehors. J'ai besoin qu'il éclaire ma lanterne, j'ai besoin de rattraper les épisodes que j'ai manqués. Il se laisse tirer comme un virevoltant, même quand je le pousse sans ménagement sur le matelas du fond. Il semble si dépité que tout lui passe au travers.
Je rapproche un ancien enrouleur de câble reconverti en table et m'assois en face, sur une caisse. Je sors de ma réserve une bouteille de vodka, grappillée lors d'un quelconque pillage, et sers deux timbales. Je bois une grande rasade de la mienne. L'alcool descend dans ma gorge et brûle mon œsophage d'une douce chaleur. Ça fait du bien. Os, en revanche, ne touche pas à la sienne.
— Bois.
Bizarrement, il s'exécute. Il tire même une grimace à cause de l'aigreur éthylique.
— Maintenant, explique-moi. C'est quoi ces conneries de danger, de monstre ou je ne sais pas quoi. Et qu'est-ce qu'il s'est passé avec Fen ?
Il ne dit rien, les yeux toujours rivés vers le bas, sur sa tasse, si bien que je ne peux même pas les voir. Ça m'insupporte qu'il se renferme de la sorte, à deux doigts de redevenir comme avant. Inévitablement, mes réflexes de tyran face à un subalterne récalcitrant reviennent au galop. Je claque du poing sur la « table ».
— Réponds !
Et voilà, bravo Zi. Quelle diplomatie ! Il se met à trembloter et sangloter. Des pleurs ? Vraiment ? Mais qu'est-ce qui s'est passé dans sa tête ? Je soupire. Je ne le saurais jamais si je ne me montre pas un poil plus bienveillant – quand bien même ce mot échappe à mon vocabulaire. Allons, tentons une nouvelle approche. Je me fends d'une voix plus sirupeuse.
— Je ne suis pas là pour te blâmer, je veux comprendre. On a besoin de toi, tu ne peux pas juste lâcher tout ce monde qui compte sur toi au premier problème.
— J'ai failli tuer Fen. Je l'aurais tué si Hector ne m'avait pas arrêté.
Ok. J'accuse le coup. Je m'attendais à un truc du genre. Mais le tuer, carrément ?
— Pourquoi ? Il t'a menacé ?
— Pas moi. Il voulait abattre Moelle.
Moelle, son chien qui ne le lâche pas d'un poil. Je peux comprendre qu'il ait voulu le protéger, mais de là à employer des contre-mesures létales...
— J'ai perdu le contrôle. Je voulais juste l'arrêter, mais mon instinct a pris le pas... J'ai peur. J'ai peur de ne plus me maîtriser... Je le sens parfois, je le sens me dévorer. Je pourrais m'emparer de tous les esprits aux alentours et leur ordonner d'arrêter de respirer...
Son état m'inquiète : souffle saccadé, parole hachée et surtout... cette terreur ? Il se soucie de sort des autres ? Ne disait-il pas que la mort ne signifie rien ? Mais ça, c'était avant.
Je viens me caler à ses côtés. Je le prends par les épaules et le serre comme dans un geste de réconfort tiré de je ne sais quel pan de ma mémoire.
— Cesse de penser à ce qui pourrait se passer de pire. C'est ton corps, ton esprit, ton pouvoir, c'est toi qui décides quoi en faire. Tu le découvres sous un nouveau jour depuis que tu as conscience de toi-même. Ton don réagit à tes émotions, mais il n'a pas évolué. Si tu le maîtrisais avant, alors tu parviendras à le maîtriser avec ces changements.
C'est facile de dire ça quand, en vérité, je n'en sais rien. Peu importe, je veux lui faire confiance. Que puis-je faire d'autre de toute façon ? Je ne veux plus qu'il s'en aille.
À mon grand étonnement, Os laisse sa petite tête d'albâtre se nicher contre ma poitrine. La honte me submerge alors que je réalise le genre d'envies qu'il suscite en moi. J'y ai cédé une fois, et je regrette. Lâche-le ! Impose une distance ! Mais ses bras maigrelets entourent ma taille, comme pour anticiper ma fuite.
— Parfois, j'aimerais que les choses redeviennent comme avant. Avant que je me découvre. Quand tu me disais quoi faire et que je n'avais pas à me poser de questions.
Je déglutis. Maintenant, j'ai une érection. Mon corps en manque ne pouvait pas choisir un plus mauvais moment pour se manifester. Je n'ai pourtant pas eu de scrupules la dernière fois. Quelle différence ? Le fait qu'il ait désormais une « âme » ? Il faut que je me détourne de cette idée qui devient bien trop obsédante.
— Ça ne te plaît pas de pouvoir ressentir des émotions par toi-même ? De pouvoir assumer tes envies ? D'avoir le choix de m'envoyer chier et de me dire « non » ?
Oui, dis-moi « non » par pitié, je ne veux pas franchir cette ligne.
— Mais j'en ai envie. Je ne devrais pas... Est-ce que c'est si mal ?
Il lève sur moi ses yeux de spectre inertes, pourtant trempés de larmes. Tant pis pour lui, il n'avait qu'à pas me provoquer alors qu'il savait très bien à quoi s'attendre. Je baisse la tête pour emprisonner ses lèvres dans les miennes. Mes mains dévalent son cou, s'emmêlent dans ses cheveux en pagaille. Je suis fasciné de l'ardeur avec laquelle il répond à mon baiser. Pourtant, je ne parviens pas à me laisser aller, quelque chose me dérange dans ce tableau, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Je me décroche de sa bouche et finis par lui demander :
— Pourquoi ?
— Parce que tu es le seul à ne pas avoir peur de moi.
Je ne sais pas si cette réponse est suffisante, mais au moins je le laisse faire lorsque ses doigts parcourent mon torse et viennent effleurer mon bras touché par une balle seulement deux semaines auparavant. La blessure n'a imprimé qu'une légère cicatrice dont je suis surpris de ne tirer aucune douleur.
Os ne s'y attarde pas et part à l'assaut de mon corps. Je cesse de me poser des questions, de me demander « pourquoi ». Il ne peut pas avoir oublié ce que je lui ai fait subir. Mais il n'a aucune envie de s'expliquer pour le moment. Alors, je me contente de savourer l'instant présent. Si c'est tout ce dont il a besoin pour disperser l'orage dans son être, je me dévoue volontiers.
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