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10. Chars titans

Fen

L'impression de se retrouver le cul qui cuit sur un réchaud n'a jamais été aussi prégnante. Quel lisier ! Je vous jure. Trente ans que je colle aux basques des Rafaleux et jamais je n'ai autant joué les équilibristes sur la corde raide. Pas même la fois où Ourbak et Numbak se sont déchirés, jusqu'à s'entretuer, dans une guerre fratricide pour une bécane sportive.

Entre l'humeur massacrante du chef qui m'envoie chier pour un oui ou pour un non – alors qu'il en est réduit à compter ses soutiens sur les doigts d'une main – et Grimm qui me fait tous les appels du pied inimaginables pour que je rejoigne « le côté obscur »... Il y a des jours comme ça où on rêverait de tout plaquer et de poser ses fesses en vacances – s'il existait une destination de villégiature.

On n'a poireauté qu'une dizaine minutes après l'heure échue avant de voir le groupe remonter des sous-sols de l'usine. Ils tiraient des tronches de dix kilomètres. Jamais vu les Rafales dans un état pareil.

Talinn m'a raconté.

Heureusement que le butin a été conséquent. Pas de quoi compenser la perte de braves types comme Tyn et Coco, non bien sûr... mais disons que ça console – même si Luni et ses gars ont passé trois heures à décaper le bordel pour enlever un max de cette saloperie de contamination, à notre retour au camp dans la ravine.

Zilla, lui, est inconsolable. Et je ne vous cache pas que ça commence à me les briser. Qu'il se soucie plus de la perte de cette demi-portion – capable de prédictions délirantes, certes – que de sa propre famille, ce n'est pas acceptable ! Parce que c'est qui qui se coltine à faire vivre notre bande de bras cassés pendant que le chef s'octroie un congé déprime ? C'est bibi !

Le campement est rangé, les bagages repliés, ces abrutis de Luis et Donovan font un concours de boucan avec leurs bécanes flambant neuves. Les feux sont verts. On est prêts à décoller ! Et Zilla ne donne aucun signe de vie. Mais, cette fois, c'est décidé, hiérarchie de mes deux ou pas, je vais lui coller un bon coup de pied au cul, direct dans son camtar, moi, tu vas voir !

Je cogne à la porte plus que je ne frappe et entre sans attendre de réponse. Je m'attendais à le trouver ruminant sur son sort, avec son amie la bouteille, mais il est debout, concentré, à calculer des distances sur une carte. Il m'ignore superbement.

— Mais tu branles quoi, Zi ? finis-je par demander en sortant de ma stupéfaction.

— Si j'envoie un éclaireur au nord, il lui faudrait trois jours pour contourner les cheminées radioactives par le défilé. Contre seulement vingt-quatre heures pour faire l'aller-retour en passant tout droit...

Ok, il en est à la première phase du deuil : le déni. On n'est pas sortis de l'auberge.

— Tu débloques complet, Zi ! Il est hors de question qu'on envoie un gars au casse-pipe pour retrouver cet avorton.

— Alors on ira avec la bande au complet, en contournant par le défilé...

— Qu.. que quoi !?

Zilla m'aurait envoyé une droite à la figure que je n'en aurais pas été aussi choqué. Je ne trouve même plus les mots. Jamais je ne l'ai vu aussi irrationnel. Sans doute la faute à ce monstre. Même Talinn, qui a pourtant la tête sur les épaules, était retourné. Tous ont grièvement été atteints dans leur santé mentale.

Je masse mes tempes, en quête d'arguments raisonnés. En ma qualité de second, il est de mon devoir de remettre mon supérieur dans le droit chemin quand ça part en vrille dans sa caboche.

— Ok Zi... Os s'est enfui, sans masque, dans une zone plus irradiée que le cul de ma grand-mère, avec une balle en travers du bide. À combien estimes-tu les chances de le retrouver vivant au juste ?

— On ne meurt pas des radiations comme ça, Fen...

— Ne m'interromps pas. Très bien... Admettons que grâce à ses supers-pouvoirs surnaturels, il ne soit pas raide mort, vidé de son sang et servi comme bouffe aux rad-cafards du coin, ça veut dire qu'il a plusieurs heures d'avance sur nous. On ne le rattrapera pas.

— Mais avec un éclaireur...

— Ne m'interromps pas, j'ai dit ! Il t'obsède tellement que t'en oublies le paramètre le plus important : il ne fait pas partie de la famille. On ne l'a jamais accepté comme Rafale. Tu te l'es accaparé sans solliciter l'avis de qui que ce soit et, résultat des courses, c'est lui qui t'a filé entre les doigts...

— Parce que Grimm a essayé de le tuer !

Je secoue la tête. Bon sang, il me ferait presque de la peine.

— Je ne te suis pas sur ce coup-là. Talinn l'a clairement vu prendre ses cliques et ses claques alors que personne ne le menaçait...

— En effet, cette chose qui nous a attaqués n'était pas une personne.

Ses paumes se crispent, il affiche un regard perdu. Je n'ai pas l'habitude de déceler une telle fragilité dans ses pupilles de chat. Je le saisis par les épaules, comme dans l'espoir de le ramener sur la terre ferme.

— Arrête, Zi ! Je comprends que ce soit dur à accepter, mais c'est comme ça. On ne le récupérera pas. Fais-toi une raison.

— Mais on a besoin de lui !

— Tu n'as pas besoin de lui. Et nous, on a juste besoin d'un chef qui sache prendre des décisions qui ne nous mènent pas dans le mur.

Zilla semble au bord du craquage psychologique. Il s'effondre littéralement sur mon épaule. Pendant une seconde, je me demande s'il ne va pas se mettre à chialer comme une gonzesse. Pourvu que non. Ce serait affreusement gênant. Heureusement, il se contente de rester planté là, comme une branche qui aurait besoin d'un tuteur pour ne pas s'affaisser. Il reprend d'une voix faible :

— Comment je vais m'en sortir sans lui ?

— Comment tu t'en sortais avant lui ?

— Ce n'est pas pareil. La moitié de la bande ne voulait pas me faire la peau !

— Si la moitié de la bande veut ta peau aujourd'hui, n'est-ce pas justement parce que tu leur as accordé moins de confiance qu'à un gamin sorti de nulle part ?

Son silence est éloquent.

— Ressaisi-toi. Montre-leur que tu n'as pas besoin de tours de passe-passe pour lustrer le blason des Rafales !

Il soupire, mais réussit quand même à décrocher un sourire qui essaye d'être convaincant.

— Ok, Fen. Annonce aux gars qu'on repart vers l'est.

Ah, voilà ! Là, je retrouve mon Zizi ! Même si je me doute bien que mon baratin ne l'a convaincu qu'à moitié. C'est surtout le cul du nabot qu'il regrette. Ses divinations et pronostics météo, on s'en carre le coquillard. On lui trouvera un nouveau jouet au prochain village d'abricots qu'on dévalisera. C'est pas les gamins rachitiques qui manquent dans le coin. Ça lui passera. Du moins, je l'espère.

o

Delvin

Que celui qui ose parler de la décadence des Vautours vienne tâter de mes poings ! Notre colonie est grande, valeureuse et nous ne nous laisserons pas abattre par les mauvais revers que nous avons pu essuyer dernièrement. Entre sœurs, nous restons soudées et solidaires. C'est ce qui fait notre force et continuera de le faire.

La mort de Sid, deux semaines auparavant, nous a infligé un coup dur. En tant que matrones, nous portons sur nous la détresse du groupe. Nous avons traversé cette épreuve, mais une autre nous a donné plus de fil à retordre.

Que faire du garçon rescapé ?

Allan est clair : hors de question qu'il reste parmi nous. Mais Allan ne fait pas partie des matrones. Nous écoutons son avis, mais ne sommes pas obligées d'en tenir compte. Louve et Rana rejoignent l'opinion de notre télépathe, car, après tout, il est le plus à même de juger de ses pairs. Mais Marika, Bonnie et Maria étaient prêtes à lui laisser une chance. Il est de notoriété publique qu'elles n'apprécient guère le mateur. Entre cette défiance et l'intérêt égoïste qu'elles pourraient trouver à user d'un télépathe moins retors, difficile de démêler leurs véritables motivations.

C'est Nona, la doyenne, qui finit par trancher : pas question d'abandonner un jeune homme seul et blessé dans le désert inhospitalier.

Le conseil matronal a statué que le dénommé Os bénéficierait de deux semaines pour faire ses preuves et gagner le droit d'intégrer notre famille.

J'étais septique. Après tout, il était couvert de sang et de sable, entre vie et mort, répondait aux questions, les yeux dans le vague, comme si son cerveau n'était parcouru que d'air. Ne parlons même pas de sa constitution qu'une brise légère semble pouvoir ébranler. Je peinais à comprendre ce que Marika espérait en tirer.

« Fais-moi confiance », m'a-t-elle soufflé alors qu'elle rejoignait ma couche, le soir venu.

Deux semaines plus tard, je n'ai d'autres choix que de saluer l'instinct de notre cheffe. Réussir à coopérer avec une personnalité aussi rustre que Selmek est déjà un exploit, mais s'attirer ses compliments relève du mystère insondable. La chasseresse a plutôt la fâcheuse habitude de passer à tabac les personnes qui la contrarient et se contente de grogner dans sa barbe contre celles qu'elle admire.

Que le gamin l'ait hypnotisé ou pas, l'essentiel est que leur duo fonctionne, et pour le coup, ils ne sont pas rentrés une fois bredouille en deux semaines. La tribu recommence même à manger à sa faim depuis que nous avons dévié sur des terres plus aimables. Les cueilleurs rentrent les bras chargés et les sourciers dénichent plus d'eau qu'il nous en faut. Cela, grâce à la nouvelle carte de navigation tracée par Os.

« Heureux hasard », argue Allan. En toute logique, le télépathe lit les pensées, pas la géographie. Pourtant, ces étranges coïncidences suffisent à Marika pour investir le garçon d'une aura karmique mystico-bénéfique.

Lui et Selmek rentrent justement de la chasse, chargés de lièvres, d'un bouc et... d'un chien ?

o

Selmek

Ligoter la malléole. Faire levier. Pendre le cadavre. Couteau de vingt-cinq. Entaille sur le plexus solaire. Remonter. Suivre la ligne du ventre. Écarter les parois. Vider les entrailles.

— Tête d'Ampoule ! Passe-moi le seau !

Le cuistot Elric récupère les abats. Sang et boyaux pour faire des saucisses. Foie excellent, grillé et servi avec du millepertuis. Tête d'Ampoule se magne. Pas attendre planté là les paluches pleines de sang. Balancer ce que le bougre a dans le bide. Changer de couteau. Équarrisseur. Cisailler en biais pour découper la peau.

— Ouah, quelle belle prise aujourd'hui ! Bravo Selmek.

o

Sara

Ma bouche dessine un « O » épris d'admiration devant le tableau de ses muscles saillants qui s'activent à dépecer la pauvre bête. Le front droit, le sourcil plissé et concentré, ces mains puissantes entièrement consacrées à leur tâche ; je contemple, émerveillée, cette force de la nature à l'œuvre. Selmek est l'incarnation de la perfection. Une montagne de flegme et un monument de robustesse, que j'imagine me protéger dans mes rêves humides. Ah, Selmek...

— Mouais. C'est surtout grâce à Tête d'Ampoule.

Je jette un œil en biais et m'aperçois de la présence incommodante du petit nouveau. Je frémis comme à chaque fois que ses yeux vides me traversent. Quand je repense à Sid, à sa chaleur, ses poignes calleuses et sa barbe téméraire, je ne peux pas croire que cet empoté puisse faire office de remplaçant. Et je peux encore moins croire en la reconnaissance que Selmek lui adresse.

Selmek ne m'a jamais complimenté de la sorte.

Mon cœur se pince de douleur.

— Sara, est-ce que tu peux apporter ça à Elric, s'il te plaît ?

Je réalise que le garçon étrange est justement planté face à moi et qu'il me demande un service. Par « ça », il désigne le seau qu'il me tend. Sa silhouette blanche et rouge de sang est si petite – enfin, aussi petite que moi. Je n'ai même pas besoin de lever les mains pour saisir le seau. Trois lièvres dépecés y gisent. Ce gamin s'imagine qu'il peut me balancer des ordres aussi froids au prétexte qu'il a découpé trois lièvres ? Je suis sûre que c'est Selmek qui les a attrapés, en plus !

— Désolé, si ça t'embête, j'irai lui porter moi-même plus tard.

Et zut. Comme à chaque fois, j'oublie que cet enfant peut entendre tout ce que je pense ! C'est bien ma veine. J'avais déjà toutes les peines du monde à me cacher d'Allan alors que nous ne nous voyons jamais, comment franchir cet obstacle qui se met en travers de moi et Selmek ?

— Mais je ne veux pas me mettre en travers de...

— Aaaaaah !

Mes joues doivent virer au rouge pivoine. Au secours ! Heureusement que je me suis retournée pour ne pas que Selmek voie ma gêne et... Nom d'une pipe en bois ! Qu'est-ce que c'est que cette chose ?

— C'est un chien.

Oui, je vois bien que cet étrange mammifère quadrupède est un chien. Je demande juste ce qu'il fabrique ici !

— Dis bonjour à notre nouveau chasseur, miss. Il est bigrement intelligent pour un corniaud.

Ô douceur exaltante à mes oreilles ! C'est Selmek qui répond à mes pensées, cette fois.

— On lui a pas encore trouvé de nom. T'as une idée ? renchérit-il, toujours absorbé dans la découpe de l'animal mort.

— Pas pour le moment. Mais si ça me vient, je te le dirai.

La créature démoniaque renifle mes cuisses comme si elles étaient comestibles. Je ferais mieux de décamper d'ici avant qu'il ne décide de les confondre avec un jambon. De toute façon, Selmek est occupé et la présence du mateur me rend trop mal à l'aise.

— À plus, Selmek ! m'écrié-je en filant, le seau sous le bras.

Il répond d'un grognement concis qui passe un peu de baume sur mon cœur transi.

Ah, Selmek...

Sur le chemin du retour pour la cuisine, j'ai tout le loisir d'observer les préparatifs pour le campement de ce soir. Nous ne marquons pas de halte à chaque tombée de la nuit. Seulement lorsque les environs sont prolifiques ou les conditions météorologiques, favorables. Ce soir, les températures fraîches et le vent calme promettent un bivouac agréable. D'autant que grâce à la quantité de baies et herbes rapportée par les cueilleurs, ainsi que le gibier abattu par les chasseurs, trappeurs et fauconniers, Elric et moi allons pouvoir préparer un véritable festin.

J'aime ce moment de fourmillement dans la frénésie des préparatifs. Ama et Fatima dessinent l'âtre d'un cercle de pierres, tandis que Visha et Paril le remplissent de brindilles sèches pour démarrer le feu. Cléa et Rémy dressent les tentures pour nous protéger des courants d'air. Avril essaye de maîtriser les enfants qui courent dans tous les sens, excités à la perspective de l'histoire que Nona, fière de sa riche expérience, leur contera.

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