6- Mélisaren
— Une autre dose de péramine, et préparez-moi un cathéter et un drain !
L'homme penché au-dessus de sa patiente affichait une haute stature et cette allure voutée que l'âge impose aux grandes tailles. Sans doute autrefois aurait-il rivalisé sur ce point avec Jawaad. Mais dans son cas, la jeunesse n'était plus qu'un lointain souvenir que rappelaient ses boucles de cheveux blanc cassé dépassant de son bonnet de lin, se prolongeant en une barbe taillée avec soin que cachait un masque chirurgical de la même étoffe. Duncan était un des premiers médecins sur l'ensemble du Sud des Mers de la Séparation à user de ce genre de précautions sanitaires, dont il enseignait la méthodologie et l'utilité le plus souvent possible et qu'il avait imposé à tout son personnel en cas de besoin. Comme ici, alors qu'il opérait avec dextérité et précision l'esclave de son ami, sous son regard.
Jawaad était à l'autre bout de la grande pièce entièrement carrelée de blanc du sol aux murs. Appuyé contre la porte, bras croisés, il obéissait à la consigne stricte de ne pas approcher à moins de trois mètres. Sa présence était d'ailleurs un privilège qu'avait admis Duncan. Pour tout autre, il aurait refusé tout spectateur qui ne soit pas de ses élèves ou du personnel de son hospice.
Son assistante, comme lui revêtue d'une grande blouse blanche, d'un bonnet et d'un masque, opina, pour aller chercher ce que demandait le doyen et préparer une seringue du puissant antalgique qu'avait réclamé Duncan. Jawaad observait Lisa, plongée dans le coma depuis le matin. Il conservait le plus parfait silence, sans un mouvement. Il aurait eu du mal à prétendre comprendre ce que faisaient les deux médecins, en détail, tout du moins. Mais il était en fait facile de le résumer : ils tentaient de sauver sa petite Terrienne, pour laquelle il avait pris tant de risque pour la confier à temps à son vieil ami.
***
Sonia était installée au sommet du grand mât de la Callianis, plusieurs mètres encore au-dessus de la hune. De son perchoir, elle pouvait doublement profiter du vent frais qui dissipait les relents nauséabonds des quais et d'une vue unique sur tout le vaste port qui se prolongeait en pente douce, jusqu'à la cité abritée par de puissants murs posés sur les flancs du massif rocheux lui tenant lieu de socle. C'était, après cinq jours d'efforts acharnés, le premier véritable repos qu'elle pouvait s'accorder. Désormais, le sort de Lisa ne dépendait plus d'elle, mais des chirurgiens qui avaient la confiance de Jawaad. Distraitement, elle songea que si on lui avait demandé son avis, elle aurait déclaré qu'elle ne donnait pas une chance à la petite terrienne de voir le jour se coucher. Durant une seconde, guère plus, elle eut un élan d'émotion, et fut surprise d'une larme naissant sous sa paupière. Elle se demanda le pourquoi de cette larme. Était-ce autant d'affection que cela pour cette jeune femme, ou la crainte que son si ténu espoir ne se meurt avec elle ? Elle fut surprise de sa réaction, avant de l'oublier l'instant d'après. Elle goûtait avec délice à la caresse du vent et aux rayons du soleil qui tombait doucement sur les collines à l'ouest, et n'aurait bougé de sa chaude et agréable place, quand son farniente paisible fut interrompu par une voix puissante, qu'elle reconnut aussitôt :
— Descend de là !
Sonia roula sur elle-même, pour finir sur le ventre, perché sur son mât. Elle leva un sourcil pour toiser Damas qui, des mètres plus bas, la fixait depuis le pont. Et tout à fait dédaigneuse, elle reprit sa position première, à se faire dorer au soleil tel un lézard.
Damas insista :
— Hey, tu es sourde ?!
— Je suis bien, là !
Damas lâcha un juron, sentant la moutarde lui monter au nez. Le Jemmaï était patient, et il aurait fallu une sacrée mauvaise foi pour prétendre qu'il fut dur ou cruel avec les esclaves — là d'où il venait, l'asservissement était mal vu parfois même totalement proscris — mais il avait horreur qu'on remette en cause son autorité, surtout sur son bateau et devant ses hommes, en plein travail de remise en état du navire. Forcément, ceux-ci ne loupaient rien de l'échange. D'autres que lui auraient envoyé un marin aller chercher la frondeuse mais, pour le coup, Damas se sentait personnellement visé :
— Tu vas voir ce que tu vas prendre, si je dois venir te chercher !
Le rire de Sonia répondit à sa dernière menace. Il souffla un grand coup par le nez et d'un bond, commença à grimper au mât.
Vite.
Très vite !
Damas était agile et n'hésitait pas : les prises s'enchaînaient sans aucune pause et il grimpait comme une flèche. Sonia ouvrit des yeux surpris ; et ravis : il aurait mérité être San'eshe de se montrer aussi agile. Le jeu qui s'annonçait promettait d'être amusant et c'est en riant qu'elle se leva, non pour descendre devant la menace mais pour narguer encore le Jemmaï, l'attendant avec une arrogante provocation, debout sur son perchoir, s'affichant de toute sa splendeur.
Damas pesta encore, mais on aurait pu deviner son sourire parmi les traits crispés de son visage taillé à la serpe. Il avait eu un aperçu des talents d'acrobate de Sonia, tout comme de son effronterie qui confinait à la témérité. Il était curieux de voir jusqu'où elle irait et commençait à s'amuser de vérifier à quel point elle pourrait le défier, même si cela le forçait à exiger trop d'efforts de son épaule blessée.
Atteindre le sommet du grand mât lui prit moins d'une minute, accompagné par les exclamations et les encouragements de ses marins qui, depuis le pont, regardaient la scène en se demandant, hilares, comment cela allait finir. Sonia le toisait toujours, fière et arrogante, perchée sur le mât. Et par toutes les mers, qu'elle était belle, et qu'elle le savait ! Damas eut un autre sourire alors que sa proie n'était que deux mètres au-dessus de lui, à l'idée de comment il pourrait profiter de la suite des événements avec une si sensuelle esclave.
Et resta l'air bête.
Sonia venait de plonger parmi les cordages et de se rattraper avec l'assurance époustouflante d'un oiseau dans son arbre, pour se balancer du grand mât à la misaine et courir sur le gréement, riant toujours en le narguant de plus belle. Les marins s'esclaffèrent au spectacle, ravis d'assister à la démonstration d'acrobatie.
— Foutrepute ! Damas oublia la suite des jurons qu'il avait en tête et s'élança à sa suite, sous les acclamations de ses hommes tandis qu'il plongeait et se rattrapait en suivant le même chemin de balancier. Cette esclave n'allait quand même pas le ridiculiser, lui, à son propre jeu !
Le vieux Jaspus pêchait sur son coin des quais depuis des années. Il les avait vus grandir, quand le port avait été entièrement rebâti en un immense complexe de hangars à flottilles capable d'accueillir les chantiers de cinquante navires, alors qu'il était tout jeune. Il en avait même été l'un des charpentiers sa vie durant, jusqu'à ce que ses jambes et la vieillesse ne le trahissent. Et depuis, plus par souci de tuer le temps que d'agrémenter vraiment son quotidien de poisson, il venait pécher ici chaque jour, salué par les dockers et les artisans de marine ; tout le monde le connaissait un peu. Et il disait en riant qu'il avait tout vu.
Mais ça il n'aurait jamais imaginé en être témoin sa vie durant. Il eut juste le temps de comprendre que les deux silhouettes qui venaient, il n'aurait jamais su dire comment, de sauter de mât en mât sur trois navires consécutifs, s'aidant des boutes pour se balancer tels de véritables kalicis — les seuls animaux semblables à des primates connus sur Loss — allaient lui tomber dessus, qu'il recula brutalement. C'était un réflexe qu'il traiterait plus tard de totalement idiot, quand la première des deux silhouettes s'écrasa au milieu des sacs et cageots empilés sur le quai. Il eut le temps de voir que c'était une femme, presque nue ; par tous les dieux, qu'elle pouvait être belle ! Et elle riait aux éclats, poursuivie par un homme aussi sinistre d'apparence qu'elle semblait radieuse. C'est au moment où la femme s'élançait à nouveau, courant jusqu'au mur de l'atelier voisin pour sauter d'un bond et, il ne saurait dire comment elle avait fait, grimper sur le toit dans le même mouvement, que la réalité, et son sens de l'équilibre se rappelèrent à lui. Il glissa brusquement et alla rejoindre sa ligne de pêche dans les eaux de la rade.
Il y eut un grand plouf qui noya ses imprécations outrées.
Damas talonnait Sonia, admiratif de sa célérité et de son agilité, qui égalait amplement la sienne. En voyant le vieillard tomber à l'eau, il ralentit le temps de donner un grand coup de pied dans un tonneau en guise de bouée de sauvetage improvisée :
— Accroche-toi, grand-père !
Mais il ne s'attarda pas. Il était hors de question de laisser filer sa proie, qui courait déjà sur les toits, faisant chuter des tuiles dans sa course, sans que cela ne semble pourtant la ralentir.
Sur les quais, la clameur des hommes qui suivaient le spectacle incongru enflait encore. Les marins présents sur les navires qui avaient assisté à la démonstration d'acrobatie dans leurs mâts s'enthousiasmaient à suivre la course-poursuite sur le port et encourageaient en criant, qui l'esclave flamboyante, qui le Jemmaï opiniâtre. Ils étaient rejoints par les dockers et les travailleurs des quais, abasourdis, mais surtout amusés et ravis d'assister à la scène. Les paris lancés étaient tous en faveur de la fille, mais sans doute plus sous l'influence de ses atours que par considération objective de ses talents. Ce serait de toute manière un souvenir dont ces hommes parleraient longtemps.
Deux bonds plus tard, Damas était sur les toits, dans une nouvelle chute de tuile sur les dalles de grès des quais et les interjections colériques des quidams qui n'avaient pas reculé assez vite et venaient de manquer se faire fracasser le crâne. Il n'en avait cure, mais plus la poursuite se prolongeait, plus il était admiratif. Il n'y avait, selon lui, sans doute pas plus de vingt personnes à Armanth à savoir l'égaler dans ce genre d'efforts physiques, et ici, Sonia le mettait pratiquement à mal, même s'il aurait pu prétendre sans mauvaise foi que sa blessure le handicapait. Mais il prévoyait de lui faire payer cher sa provocation dès qu'il pourrait lui mettre la main dessus.
Sonia filait comme le vent. En vingt pas, elle traversa une passerelle de planches, s'accrochant aux poutres des échafaudages pour s'y glisser comme un serpent sous le regard médusé des ouvriers. Elle en entamait l'ascension avec tant d'aisance que ça en semblait impossible. Les ouvriers d'un chantier se sentaient tous au spectacle et pour cause. Il y avait de quoi admirer autant la prouesse incongrue que le corps sensuel et presque totalement exposé de l'éducatrice, qui ne portait guère plus que quelques bijoux, un minuscule débardeur diaphane et un long pagne de soie. Restés le nez en l'air, ils ne virent donc pas arriver le second bolide. Mal leur en prit.
Damas n'avait ni le temps, ni la moindre envie de freiner ses ardeurs, courant comme un dératé. Les six ouvriers lui barrant la route devinrent soudain, à leur corps défendant, autant de quilles percutées par le Jemmaï. Les bruits de leur chute dans le canal d'évacuation en contrebas et leurs hurlements et insultes ne le freinèrent pas le moins du monde, tandis qu'il attaquait lui aussi l'ascension de l'échafaudage. Huit mètres plus haut, Sonia, perchée au sommet de l'édifice riait encore, provocante et splendide, exultant de vie, cherchant brièvement du regard la voie par où échapper à son poursuivant et prolonger leur cavalcade.
Elle la trouva. Damas en eut la mâchoire tombante.
Sonia se jeta dans le vide. Le sol était quatre étages plus bas ; une chute mortelle à coup sûr, et le Jemmaï acheva de rester ébahi quand il comprit. Sa proie se rattrapa aux filets étendus à sécher contre les quais, glissant dans les mailles pour amortir sa chute et se rétablir sur les dalles sans effort. Il jura. Non, il n'allait pas essayer une telle acrobatie qui avait toutes les chances de lui briser le cou. Mais il attrapa une des cordes à poulies de l'échafaudage et, dans un puissant élan, s'y laissa glisser en se balançant, pour rejoindre le plancher des vaches à son tour. À vingt mètres de là, Sonia venait de fendre la foule qui, toujours en pleine admiration, la laissa passer en s'exclamant enthousiaste, avide du spectacle. En trois bonds par dessus un muret de caisses et de tonneaux, elle filait dans une ruelle transversale. Quelques dockers et marins hurlèrent de plus belle, exultant d'avoir gagné leur pari.
Damas reprit son souffle et s'élança à la poursuite de Sonia, à toutes jambes.
***
Azur tournait en rond, dans le grand atrium de l'hospice. La villa était étendue, attenante à un grand jardin intérieur entouré de colonnades que dominaient les trois étages du bâtiment principal. Tout le reste était dépendances — y compris une serre — logis du personnel, et la boutique pharmaceutique ouverte à même la Via Pallia, l'artère principale de la Haute-ville de Mélisaren. Mais tout le monde était occupé à cette heure et vaquait dans un brouhaha léger et discret. Tout le monde, sauf Azur.
La salle de chirurgie était à quelques pas de là, derrière un hall ouvert sur le corridor du jardin intérieur. Mais la psyké avait été rapidement chassée et intimé d'attendre dehors pendant que l'ami de son maitre, Duncan Hazelon, doyen des médecins de la ville et pour tout dire de toute la région, s'occupait à sauver sa consœur. Elle était trop loin pour entendre quoi que ce soit et au regard noir de Jawaad quand elle avait tenté de protester, elle avait obtempéré tête basse, sans discuter. Depuis, elle attendait.
Cela ferait bientôt trois heures, au moins. Elle avait pu profiter de l'une des fontaines pour s'abreuver, et, pour tenter de passer le temps, avait observé le défilé des patients, du personnel et des visiteurs. Il y avait beaucoup de monde à travailler ici, dont une demi-douzaine d'esclaves, mais elle supposait qu'ils ne devaient pas tous appartenir aux propriétaires des lieux. Les esclaves de l'hospice portaient la même tenue, une tunique courte de lin blanc immaculé, au liseré rouge, de qualité, ainsi qu'une paire de sandales confortables. À les voir déambuler, elles semblaient bien traitées et très occupées. Apparemment, il n'y avait que des femmes, ce qui ne l'étonnait pas du tout : les Lossyans préféraient toujours avoir des femmes comme esclaves domestiques. Ils les prétendaient plus dociles et malléables, moins dangereuses que des mâles plus prompts à des crises de colères et des rébellions. La deuxième raison de ce choix était que la plupart des hommes asservis, bien moins nombreux que les femmes, eu égard aux lois plus favorables à préserver leur liberté, finissaient dans les mines et les carrières. Mais surtout, on ne pouvait pas pratiquer le Haut-Art sur les hommes... ou tout du moins, prétendait Abba, celui-ci ne pouvait qu'être non seulement incomplet, mais bien moins assuré et efficace qu'avec des femmes. Elle ne pouvait cependant que le supposer : jamais Jawaad ne l'avait dressé selon les codes du Haut-Art et elle était bien heureuse d'y avoir échappé.
Avec la fin du jour, les allées et venues s'étaient faites de plus en plus rares et ne pouvaient plus la distraire un peu de son angoisse. Il ne restait à Azur qu'à patienter ; et le temps passant, elle angoissait de plus en plus, ignorante de comment l'opération se déroulait.
Jawaad avait pris son esclave blessée dans ses bras dès que la Callianis avait été à quai, suivi par Azur ; puis c'est sans un mot qu'ils avaient franchi la distance entre le port et la ville. La milice de la cité, autrement plus tatillonne que les gardes civiles d'Armanth, avait tenté un peu de zèle à l'arrivée du maitre-marchand sale et dépenaillé et du fardeau qu'il portait précieusement. Jawaad avait aboyé sèchement, le regard noir accentué par ses traits tirés, pour se présenter, une chose qu'il ne faisait pratiquement jamais et déclarer qu'il venait confier une blessée aux soins du doyen des médecins de Mélisaren, insistant sur leur relation amicale et qu'il n'avait pas de temps à perdre. Sur le coup, Azur s'était faite discrète et toute petite pour tenter de se faire oublier, craignant que les gardes ne commencent à devenir plus hostiles.
Mélisaren n'était pas Armanth. Pour ces miliciens, une esclave, même blessée et à l'agonie ne représentait pas grand-chose et ne justifiait pas qu'ils aient à se presser. Seuls l'insistance de Jawaad et son titre de maitre-marchand d'Armanth avaient réussi à les convaincre. Mais Azur avait eu un frisson d'inquiétude : jamais elle n'avait vu son maitre perdre patience et, à cet instant, elle avait presque eu la sensation qu'il s'était contenu pour ne pas se mettre à Chanter et se débarrasser ainsi d'une impulsion des hommes qui lui faisaient perdre son temps. Ce qui, s'il avait osé, aurait signé sa condamnation à mort à court terme.
Azur avait été forcée de trotter pour suivre Jawaad, tandis qu'il arpentait les rues de la cité sans s'arrêter et à nouveau sans plus lâcher un mot, le visage froid, sombre et fermé. Face au cortège, la plupart des gens s'écartaient, curieux et interloqués tandis qu'il marchait droit devant lui, talonné par la psyké. Elle n'avait pas vraiment le temps de pouvoir s'intéresser à la ville qu'elle n'avait jamais visitée, Jawaad la laissant toujours au port ou sur le bateau quand il s'y arrêtait et allait rendre visite à Duncan. Elle réalisa juste que Mélisaren, bien plus petite que l'immensité d'Armanth, semblait aussi plus tassée sur elle-même, faite de ruelles entremêlées aux rares voies larges, à l'architecture plus sommaire, où détonnaient parfois des façades de temples à colonnes et chapiteaux majestueux et presque incongrus entre les rangées de maisons blanches aux portes basses et aux fenêtres étroites.
Mélisaren était divisée en deux. La Haute-ville possédait ses propres puissants remparts et les rues s'y élargissaient, agrémentées de places et de jardins. Jawaad traversa une vaste esplanade ornée d'arbres élégants et d'une fontaine ouvragée, pour pénétrer sans attendre dans une grande bâtisse, flanquée d'une boutique de remèdes pharmaceutiques, et entrer dans la villa de l'hospice de Duncan, qui tenait aussi lieu de centre de formation pour les meilleurs médecins de tout le Sud des Plaines d'Étéocle ; et, disait-on, de toute cette moitié-ci des Mers de la Séparation.
Moins de cinq minutes plus tard, Azur se retrouvait seule ; Jawaad ayant suivi Duncan qui l'avait accueilli lui-même dans les méandres de l'hospice pour opérer Lisa en urgence.
Et depuis, elle ne pouvait qu'attendre.
Elle soupira lourdement, levant un regard distrait vers les toits, des larmes voulant encore couler de ses yeux. Si sa nouvelle petite sœur mourait, que se passerait-il pour son maitre ? Et pour elle ? Elle ignorait ce que pourrait faire Lisa pour sauver Jawaad du sort qui l'attendait, mais elle savait que celui-ci était persuadé qu'elle en était capable ; qu'elle seule le pourrait. Elle ignorait pourquoi et comment. Qu'est-ce qui rendait cette petite terrienne rousse si unique ?
Elle essayait de comprendre, avec le peu d'informations dont elle disposait, quand son regard fixa, étonnée, la forme humaine qui déboulait de l'avant-toit des jardins, courant à toute vitesse.
Jaillissant tel un spectre, elle reconnut la silhouette de Sonia qui filait le long de la toiture et sauta d'un bond presque surhumain pour rejoindre la suivante. Abasourdie, Azur chercha qui pouvait la poursuivre et elle vit débouler du même angle Damas, reconnaissable même de loin, ses longs cheveux noirs et raides flottant au vent, qui courait à toute vitesse sur le faîte de la bâtisse, tentant de rattraper l'éducatrice en coupant sa route.
La scène ne dura qu'une poignée de secondes : l'un et l'autre sautèrent pour disparaître derrière le sommet de la toiture. Azur resta ébahie.... que se passait-il donc ?
***
Damas talonnait toujours Sonia sans la lâcher. Et il pouvait désormais rajouter une qualité à la liste qui s'allongeait des talents de sa proie : elle était endurante. Il soufflait aussi fort que la gueule grande ouverte d'un fourneau ardent et commençait à manquer d'air ; et elle ne ralentissait toujours pas l'allure. Le Jemmaï ne lâchait cependant pas prise. Elle ne pourrait soutenir un tel effort et prendre de si acrobatiques risques bien longtemps encore, elle en avait déjà pris des énormes... et cela avait failli mal tourner.
Mélisaren est ceinte de hautes et épaisses murailles, bâties sur une saillie rocheuse à quelques centaines de mètres de la rive, dominant ainsi l'estuaire de l'Étéocle. Le port et ses dépendances étaient donc construits au pied de la ville et reliés à elle par une allée sinueuse qui tenait parfois plus de la rampe. Entourée des masures serrées et des ateliers de la basse ville qui avaient au long des années poussées en dehors de la cité, et où logeaient surtout pécheurs, mareyeurs, petits artisans, maraîchers et ouvriers portuaires, la route rejoignait les remparts, hauts et bien gardés.
Ce qui n'avait pas arrêté Sonia. À sa décharge, personne ne s'attend à voir qui que ce soit sauter de toit en toit et avoir assez d'élan — et de force — pour s'agripper aux arêtes de pierre d'un mur haut de douze mètres, puis l'escalader à la force des bras et des doigts.
Les gardes de faction sur les remparts eurent du mal à en croire leurs yeux. Encore plus quand la femme presque nue qui venait en quelques bondes de se faufiler en pleine ville sous leur nez, fut talonnée par un homme tout aussi agile et rapide qu'elle, mais aux allures autrement plus menaçantes. La stupeur passée, les sentinelles réalisèrent soudain qu'il fallait donner l'alerte.
En moins de cinq minutes, Damas et Sonia venaient de semer une belle panique dans la garde de la ville — et beaucoup de surprise parmi les citoyens qui les découvraient se courir l'un l'autre sur les toits et à travers les ruelles — et se retrouvaient poursuivis par deux pelotons de soldats bien en peine de les rattraper, mais d'autant plus colériques et décidés à arrêter les responsables d'un désordre civil inacceptable.
L'un comme l'autre ne s'en souciaient guère. L'exaltation de la course-poursuite les enivrait. Jamais Sonia n'avait eu à pousser aussi loin ses subterfuges depuis le lointain passé où elle avait appris à courir sur les toits avec la même aisance que dans les arbres de sa jungle natale. Quant à Damas, jamais il n'avait eu à poursuivre une proie aussi rapide, insaisissable et endurante, le forçant à tirer sur ses réserves et prendre des risques qu'il aurait en tout autre cas sagement évités. Son épaule commençait sérieusement à s'endolorir.
Les murs de l'enceinte de la Haute-ville ne furent pas plus un obstacle que ne l'avaient été les murailles de la cité. Et les deux pelotons agacés de gardes devinrent trois, semant dans leur précipitation plus de chaos que n'en provoquaient les deux inconnus qu'ils pourchassaient.
Perdu, le premier groupe des gardes déboucha sur la Via Pallia et l'esplanade de la grande fontaine, déclenchant des exclamations de surprise et de protestation parmi les badauds profitant de la fraîcheur du soir à l'ombre des arbres. Une bonne partie de ceux-ci était constituée de représentants de la noblesse dirigeante de Mélisaren et leur suite, des gens peu enclins à ce que l'on ose troubler leur tranquillité. S'ensuivirent des échanges houleux aux limites de l'échauffourée entre la milice civile et les escortes de l'aristocratie, dont certains étaient officiers commandant les légions régulières de la cité et pas vraiment hommes à supporter les sursauts d'autorité de ploucs en uniforme.
Pour les rares gardes qui parvinrent à se dépêtrer de l'esclandre, il était trop tard pour parvenir à retrouver la piste des deux monte-en-l'air qui avaient semé cette zizanie. Sonia était déjà loin et sautait des toits de l'hospice, vers un arbre qui lui servit d'échelle improvisée d'où elle dégringola sous le regard éberlué de deux servantes rapportant leur linge du lavoir. Elle avait pu apercevoir brièvement la scène sur la grand-place, ce qui lui offrait un large répit pour semer les gardes mais Damas la talonnait toujours. Elle était presque à bout de forces et elle ne lui échapperait pas. Cette pensée la fit sourire.
Sonia bifurqua vers une petite ruelle couverte de tonnelles fleuries, cherchant un abri pour reprendre son souffle. Le portillon d'un jardin à l'arrière-cour d'une villa de maitre lui donna une échappatoire où elle s'engouffra, pour trouver une cachette parmi les taillis parfumés. La nuit commençait à tomber, rendant plus aisée de se dissimuler dans l'ombre des fourrés. Le cœur battant, le souffle douloureux à manquer de la faire tousser, elle songea qu'elle avait sûrement semé Damas. Elle pouvait entendre au loin les gardes s'affairer vainement à essayer de les retrouver. Elle réalisa tardivement qu'elle avait sous-estimé le Jemmaï.
Damas avait failli perdre sa proie. La haute-ville était émaillée de jardins clos et de rangées de peroniers au feuillage épais et aux ombres fraîches. Dès que Sonia avait quitté les toits de l'hospice, elle avait disparu de sa vue et il avait pensé qu'il était semé. Ce qui le contrariait particulièrement.
En toute évidence, leur course-poursuite avait été un jeu et un défi dont Jawaad devinait la finalité et avait décidé de s'y prêter. Sonia avait ralenti plusieurs fois, pour attendre le Jemmaï, une provocation qui accentuait le caractère ludique de leur cavalcade risqué. Damas avait pris le challenge au pied de la lettre et oublié ses premières humeurs qui auraient valu à Sonia de passer un très mauvais moment. C'était un duel, entre deux êtres aux compétences et entraînements similaires, où l'un et l'autre se testaient. Le fait est que le Jemmaï avait été époustouflé et conquis. Il n'y avait pas grand monde pour être capable de lui tenir tête ainsi. Depuis que Sonia avait réussi à filer en pleine ville au nez et à la barbe de la garde, il s'était mis à la désirer ; il la voulait. Et puisqu'elle se prêtait avec tant d'ardeur à ce duel, il n'allait pas se gêner pour la faire sienne. C'était clairement ce qu'elle voulait.
Mais à constater qu'elle avait disparu, il se demanda si elle ne tentait pas finalement réellement de s'enfuir. Ou de se jouer de lui. Le souffle court, il chercha du regard un haut toit pour s'y jucher et commencer à scruter les environs assombris par le début de la soirée et repérer sa proie. Dans la pénombre qui venait s'imposer à la cité, ses yeux perçaient l'obscurité avec l'acuité d'un chat.
Sonia ne l'entendit pas venir. Cela ne lui était jamais arrivé. Les taillis du jardin où elle s'était tapie pour reprendre son souffle étaient épais et encore cachés par de denses frondaisons ; elle pouvait ainsi récupérer un peu et laisser Damas errer à sa recherche. Il devait sans doute continuer à la traquer sur les toits où il était clairement à son aise. Elle fut d'autant plus surprise du tour qu'il lui joua.
Elle entendit le sifflement des bolas mais n'eut pas le temps de les voir qu'ils s'agrippaient à son bras en un sac de nœuds inextricable. Et Damas tira durement sur le lien qui retenait son arme, faisant chuter l'éducatrice tandis qu'il l'extrayait de sa cachette. Sonia protesta :
— Aïe ! Tu triches !
Damas quitta la branche basse de l'arbre où il s'était faufilé sans bruits pour s'approcher, retombant lourdement à terre. Ses jambes — et pas qu'elles — lui rappelaient vivement l'effort qu'il venait de faire ; elles étaient endolories. Et son épaule hurlait de désapprobation et se ferait durement sentir toute la nuit à venir. Il n'aurait pas pu poursuivre la course-poursuite bien longtemps :
— Je n'ai pas souvenir que l'on se soit arrêtés pour discuter des règles. Je t'ai dit que je t'aurais ; c'est fait.
Sonia lâcha un soupir en forme de sifflement, les dents serrées. Tel un gibier, le Jemmaï tirait sur la corde des bolas, forçant l'éducatrice à devoir se rapprocher de lui. Elle tenta de se lever mais une autre traction violente sur la corde la jeta à terre. Damas lâcha un sourire en la toisant :
— Tu as tenté de fuir, tu as affolé la moitié des gardes de la ville, fait aboyer tous les chiens d'ici au port, tu m'as fait courir comme un dératé... et à mon avis, il y a pas mal de monde qui te doit quelques frayeurs et quelques bleus. Alors, tu connais la loi, non ? Que fait-on à une esclave qui a tenté de s'enfuir ?
Sonia afficha un sourire vipérin, au regard flamboyant, sans nulle trace de peur. Elle était au-delà de ces craintes, ne ressentait aucune appréhension à son sort. Elle répondit d'une voix suave :
— Je risquerai par ici une mort lente et atroce, sur une place publique, affichée en guise de leçon à tous les esclaves, pour ma tentative de fuite et la zizanie que nous avons semée. Ce serait un moment très désagréable. Mais surtout, quel gâchis, n'est-ce pas, maitre ?
— Tu le mériterais largement, pourtant.
— J'en conviens, maitre. Mais tu n'as pas envie de me réserver ce sort. Sinon tu ne m'aurais pas laissé courir aussi longtemps et je serai en train de répandre mon sang quelque part, un poignard fiché au corps. Tu ne rates jamais ta cible. Ou dois-je croire que j'ai présumé de tes intentions, et de ton plaisir à notre course-poursuite ?
Damas eut grand mal à retenir son rire à la dernière remarque de l'éducatrice. Les deux mains sur la corde, il la tirait vers lui par à-coup et la força à se retrouver à ses pieds. Sonia, bien obligée de suivre, approcha jusqu'à lui à quatre pattes, le dos cambré, dans des mouvements ondulants et félins, séducteurs et sensuels à en enflammer l'air ambiant. Damas s'en régalait.
— Tu ne devrais pas penser à ma place, reprit-il, mentant franchement sur ses propos, qui, s'ils étaient exacts pour la plupart des gens, lui paraissaient absurdes ; il n'en faisait en général aucun cas. Et tu sais que ce n'est pas toléré pour une esclave... Présumer pour moi n'est pas une bonne idée. Cela dit, tu as raison, je ne manque jamais ma cible...
À force de tirer, Sonia était maintenant aux pieds du Jemmaï. Il était en sueur, le visage encore crispé par l'effort qu'il venait de faire, mais dans son regard brillait toujours l'exaltation de la poursuite, que nourrissait un autre délice, celui de toute la lascivité de l'éducatrice qui lui rendait un regard brûlant aux reflets bleutés :
—... et je ne lâche jamais ma proie, sourit Damas, de toutes ses dents.
Il y eut un silence, les deux regards s'empesèrent l'un à l'autre. Il la désirait, elle pouvait le voir et même le sentir. La puissante charge érotique et virile du Jemmaï la toisant essoufflé, son regard noir brillant de l'avidité à prendre l'esclave qu'il admirait avec autant de luxure, lui arracha un frisson mordant parcourant tout son corps.
Damas céda le premier. Attrapant le collier d'acier au cou de Sonia, il tira pour la forcer à se redresser et la plaqua rudement contre lui. Ses lèvres devenaient un fruit carmin l'appelant à y mordre. Répondant à cette faim envahissante, il l'embrassa fougueusement, ses mains agrippant avec violence son corps brûlant dont la peau frémissait en répondant à ses ardeurs.
L'éducatrice gémit de délice, frissonnante, tandis que le Jemmaï goûtait ses lèvres et sa bouche frénétiquement, la retenant vigoureusement dans l'étau de ses bras. Elle pouvait sentir son cœur battre la chamade, encore secouée du vif effort dont ils sortaient tous deux et son puissant parfum de sueur et de cuir, mêlé encore de légères fragrances de sang et de poussière. Elle inspira de tout son souffle, laissant les odeurs l'envahir dans une autre extase. Elle y noya ses sens dans un tumulte de plaisirs, répondant à l'ardeur de l'homme dans des ondulations sensuelles au gré de son baiser et de ses caresses. Un autre gémissement de plaisir étouffé de sa part acheva de conquérir Damas, ensorcelé.
Il la fit chavirer, basculant au sol avec elle, la plaquant sous son poids, en abandonnant ses lèvres, pour venir lui mordre le cou au-dessus du collier. Elle lâcha un cri surpris et la douleur des dents pinçant cruellement sa peau l'embrasa encore dans des soupirs de désir. Damas bataillait en grondant avec le ceinturon de son kilt et les boutons de ses braies. Sonia entoura ses épaules de ses bras, le retenant à son tour contre elle.
Damas ricana, comme en défi :
— Et quand j'ai attrapé ma proie, je ne la lâche plus !
Sonia lâcha un rire aux accents de gémissement lascif :
— Qui a attrapé qui, maitre ?
Damas grogna encore, étouffant un rire en réponse, se redressant en faisant lâcher prise à la splendide créature dont il avait bien l'intention de profiter. Le désir lui nouait le ventre à lui faire mal. Il aboya, la voix assourdie par un désir qui se faisait bestialité :
— Nous verrons bien qui va être prise et qui prend.
Damas écarta brutalement les cuisses de Sonia, pour s'immiscer en elle, d'un coup de reins. Elle cria, de plaisir et d'envie. C'était un rire, une exclamation de victoire, qui résonna dans tout le jardin. Mais Damas n'avait cure à l'instant d'être entendu ou surpris, il s'en moquait comme de sa dernière chemise, autant que des lointains échos des gardes qui les recherchaient vainement. Elle était sienne. Et il allait la prendre, tout son saoul.
Ce fut une tout autre bataille, corps à corps, dans l'ombre des fourrés de ce jardin, que le Jemmaï mena. Mais il n'irait jamais, par la suite, prétendre qu'il l'avait vraiment gagné, celle-là. Il savait l'évidence : Sonia n'avait voulu qu'une chose, le choisir comme maitre. Et il lui avait offert ce qu'elle voulait.
***
La porte coulissante de la salle d'opération s'ouvrit enfin sur Jawaad qui chercha du regard Azur. Il n'eut pas besoin de l'appeler, elle le guettait depuis l'atrium et se précipita vers lui. Le maitre-marchand fit quelques pas pour libérer le passage, suivi par Duncan débarrassé de sa blouse, sa calotte et son masque.
Jawaad ouvrit les bras dans un geste esquissé et Azur s'agrippa à lui sans se faire prier, oubliant un peu le médecin qui rejoignait son maitre et ne cachait pas son sourire à la scène, malgré des traits tirés :
— Mon maitre ! Comment va-t-elle ?
Jawaad referma les bras sur son esclave, la laissant profiter un peu de son étreinte, venant poser un bref baiser au sommet de son crâne :
— Nous le saurons demain.
Duncan ajouta, acquiesçant en s'étirant ; on aurait presque pu entendre ses os craquer :
— Si elle passe la nuit, elle sera tirée d'affaire. C'est encore trop tôt pour se prononcer, mais j'ai bon espoir qu'elle s'en remette.
Azur se tourna, confuse : elle n'avait pas salué le vieil homme et baissa la tête un peu piteuse.
— Pardon maitre, j'ai été impolie.
Le vieux médecin afficha un grand sourire charitable, aux dents étonnamment blanches :
— Non, empressée envers ton maitre et du sort de ta sœur. Tu es toute pardonnée.
Jawaad esquissa un bref sourire. Duncan faisait partie des hommes les plus bons et compatissants qu'il ait pu connaître, ce qui était encore plus marquant dans cette ville de rigueur, nettement influencée par les traditions séculaires de l'Étéocle et les Dogmes de l'Eglise du Concile. Mais il lança une légère tape sur le crâne de son esclave, en guise de rappel à l'ordre.
Le médecin reprit :
— Maintenant que nous avons tout fait pour ta fille, Jawaad, il serait temps de s'occuper de toi.
— Je vais bien.
— Permets-moi d'en douter, en tant qu'ami et médecin. Je commence par quoi : te décrire ton état d'épuisement physique ou l'infection de la plaie à ton bras qui se répand, à la quantité de blessures que tu as sur tout le corps et qui ne vont pas tarder à te filer une bonne fièvre ?
Jawaad leva un sourcil perplexe, gardant toujours Azur contre lui. Bien qu'habitué aux travers de son vieil ami, il aurait continué obstinément à s'en tenir à son avis, même s'il s'agissait d'un mensonge. Il était à bout de force et il le savait fort bien :
— Tu viens de passer trois heures à sauver mon esclave, je peux attendre. Une bonne nuit, un vrai repas et ce sera réglé.
— Tu n'as pas tort. Je suis un peu lessivé, mais crois-moi, j'ai fait bien pire. Tu es le bienvenu ici, la chambre d'amis est déjà prête. Vas-y avec ton esclave qui ne doit que rêver de pouvoir s'occuper de toi. Je vais t'envoyer mon assistante pour s'occuper un peu de tes blessures.
Jawaad esquissa un sourire, et lâchant Azur, qui regardait le doyen avec surprise et curiosité, il posa brièvement sa main sur l'épaule du vieil homme :
— Merci.
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