- 2 Le Thé de Jawaad
La Callianis filait comme le vent.
Damas avait tenu la barre de nombre de navires jusqu'ici, avant et après être devenu ami et employé de Jawaad. En matière de marine, il pouvait prétendre qu'il était malaisé de trouver quelqu'un qui s'y connaisse mieux que lui. Il avait été à la tête de l'équipage de plusieurs galions, de quelques goélettes et baggalas. Il avait même servi sur un béhémoth Apostat ; même si pour ce dernier cas, il n'en faisait pas étalage. Personne ne l'aurait jamais cru et si quelqu'un avait par hasard prêté foi à ses propos, Damas se serait alors attiré des ennuis particulièrement épicés.
Mais dans toute sa longue carrière, il n'avait encore jamais vu manœuvrer un navire de ce genre. Après tout, c'était techniquement le premier voilier de type clipper à voguer sur les Mers de la Séparation. Et il avait beau ne pas être croyant pour un quadran, Damas se serait presque surpris à remercier les dieux d'avoir permis aux hommes d'inventer pareille merveille.
Le navire filait plein vent et après trois vérifications, tant il était surpris par les chiffres que lui donnait l'anémomètre et le loch qu'il avait fait tirer à l'eau, il fut bien contraint de certifier que la Callianis fendait les vagues à presque dix-huit nœuds. Une vitesse démente ; c'était bien au-delà des plus rapides navires qu'il avait jamais connu.
Rapidement, il donna cependant l'ordre d'amener les focs et la misaine, pour soulager la structure du navire de l'effort que lui imposait le vent. Il préférait jouer la prudence et la Callianis n'avait pas besoin de tenter de battre un record de vitesse pour sa première traversée entre Armanth et Mélisaren. Sa précaution arracha un sourire à Jawaad, qui, sur le pont arrière, observait la manœuvre.
— Elle le battra.
Damas qui rejoignait son ami, torse nu comme lui, malgré la fine pluie mêlée aux embruns qui les fouettait depuis le petit matin, fut surpris de la remarque :
— Quoi ?...
— Le record de traversée entre Armanth et Mélisaren...
— Ne me dit pas que c'est un truc qui t'attire, de battre des records, Jawaad ?
— Pourquoi pas ? Cela ne fera que gonfler un peu plus l'orgueil de Theobos.
Damas éclata de rire, et Jawaad tira un sourire en réponse, son regard noir s'illuminant même de ce qui semblait, fait rare, une véritable joie. Damas répliqua :
— S'il gonfle encore, il va éclater dans son tablier ! Je pense qu'il aurait donné cher pour être de la première traversée.
— Sans doute. Mais il a un autre chantier qui l'attend. Dans moins d'un an, la Callianis aura deux sœurs...
Damas s'appuya contre la rambarde, regardant l'équipage ramener les voiles. Rapidement, le voilier perdit de la vitesse, bien qu'à vue de nez, il devait encore dépasser les treize nœuds. Mais le soulagement se lisait sur le visage des hommes ; avec moins de vitesse, il y avait moins de tensions et d'efforts à fournir, alors que depuis l'aube, ils bataillaient tous pour gérer le navire dans sa course téméraire. Et Damas se doutait que pour beaucoup de ces marins, même tous compagnons fidèles et de longue date de Jawaad, la performance du vaisseau avait quelque chose de fantastique, donc d'un peu inquiétant.
Il se tourna à nouveau sur son patron :
— Tu lances une flotte entière ?
Jawaad acquiesça, appuyé contre la barre. Le navigateur, à deux pas, était installé paresseusement au-dessus des marches du point arrière. Avec un tel temps, la vitesse réduite et le cap donné, il n'avait plus vraiment à se préoccuper de rester vigilant à son poste et écoutait donc la discussion de son patron, avec Damas.
— Ces bateaux sont l'avenir, reprit le maitre-marchand. Même petits et peu armés, ils sont si rapides que les plus redoutables galions ne les rattrapent pas. Mais il fallait commencer par le premier...
— Je vois... pour tester ses qualités et faiblesses, et ainsi améliorer les suivants.
Jawaad tira un sourire, reculant de son appui, pour tendre le bras, et saisir la barre. Ses doigts couraient sur le bois, comme une caresse, alors qu'il fixait l'horizon proche, bouché par des grosses volutes de nuages bleu-gris. Damas avait toujours été vif et intelligent. Et surtout, c'était un homme très cultivé, largement au-delà de la moyenne Armanthienne. Bien que son érudition ne soit en quelque sorte que fort pragmatique, ne se concentrant que sur les sujets qui lui paraissaient utiles et d'intérêt, le Jemmaï aux talents aussi bien de sicaire que de maitre d'équipage faisait montre d'un intellect riche et curieux.
Damas vit le sourire, et le comprit de suite :
— Et tu comptes sur moi pour découvrir ces qualités et faiblesses, hein ?
Jawaad ne répondit pas... il se contenta encore de lâcher un autre de ses brefs sourires, sous son regard illisible. Mais, bien entendu, le Jemmaï ne se trompait pas.
***
La cabine de Jawaad, située sous le pont arrière était spacieuse et lumineuse. Comparé à ses spartiates appartements dans son domaine de l'Alba Rupes, elle était même luxueusement aménagée. Une sensation de confort douillet, accentuée par la quantité et la variété d'affaires qui s'y trouvaient entreposées entre les tentures, les coussins, les tapis et les boiseries agréables. Mais la présence ou l'utilité de certains articles, à bord d'un voilier, aurait rendu bien des capitaines forts perplexes.
Lisa y avait pourtant reconnu avec surprise des choses qui lui étaient plutôt familières : un véritable gramophone doté de pièces et d'ornementations dont elle ne saisissait pas la raison d'être et un globe terrestre, ou plus exactement lossyan, tracé de latitudes et longitudes, mais dont la majeure partie n'était qu'esquissée et qui portait ici et là la mention en larges lettres « terres inconnues ». Elle avait aussi reconnu un petit poêle à charbon à air pulsé, doté d'isolants thermiques pour conserver la chaleur, surprenant d'une ingéniosité qui lui paraissait bien moderne pour cette civilisation à ses yeux arriérée et barbare. Il y avait encore d'autres instruments plus discrets, posés sur le bureau : des compas, une loupe, une règle à calcul, un porte-mine et ce qui ressemblait à du vrai papier blanc ou encore un astrolabe. Et bien sûr, il se trouvait une lampe de chevet à ampoule à filament et dynamo de loss. Dans la plupart des cas, elle aurait été incapable de savoir se servir de tous ces objets dont les plus modernes avaient au bas mot un siècle de retard sur son propre monde. Il avait même été nécessaire qu'Azur lui montre comment allumer et éteindre les lanternes à alcool qui éclairaient la cabine la nuit venue.
La préférée de Jawaad se montrait d'une patience infinie avec la jeune terrienne. Elle s'était occupée de sa main et en avait encore changé le pansement au matin même, désinfectant la plaie profonde de sa paume. Lisa ne s'était pas plainte une seule fois mais ses tressaillements et grimaces de douleur parlaient pour elle. Elle n'avait pas commenté non plus, même si de son avis et de ses faibles connaissances médicales, il aurait fallu des points de suture. Mais ça ne semblait pas inquiéter Azur outre mesure.
Les deux esclaves — les seules du navire — revenaient de la cuisine, où la psyké avait préparé le repas de son maitre, aidée par Lisa, même si ses efforts s'étaient réduits à apporter à sa consœur ce que cette dernière lui désignait et la regarder faire. La tambouille pour les marins était l'affaire du coq y compris pour Damas qui avait beau avoir le rang de maitre d'équipage, mangeait avec ses hommes dans la journée. La traversée du pont, une chose si naturelle pour Azur, avait été une épreuve pour Lisa, aussi bien à l'aller qu'au retour. Elle devait endurer une peur qui frisait la panique au côté des marins et de leurs expressions de concupiscence évidente à avoir passer la chétive, mais ô combien délicieuse petite esclave rousse. Elle constatait bien malgré elle qu'elle avait hérité de ces trois mois de maltraitance, puis de dressage dans les cages de Batsu et les jardins de Priscius, de ce qui s'apparentait clairement à une peur viscérale des hommes, autant qu'à une évidence agoraphobie. Azur qui en faisait elle aussi le constat à observer sa toute dernière consœur, qu'elle avait déjà adoptée, ne s'en inquiétait pas.
En dix ans qu'elle était esclave de Jawaad, la Psyké n'avait que deux fois été offerte à la luxure de quelques membres d'équipage suite à de graves fautes, dont une tentative de fugue ; des punitions dont elle avait cependant longtemps gardé la marque douloureuse aussi bien à l'esprit qu'au corps. Mais hormis ces deux événements qu'elle préférait garder enfouis, elle se savait en sécurité : aucun homme du bord n'aurait osé un geste trop déplacé envers elle, au risque d'attirer la colère de Jawaad. Au pire, certains passaient la main à son épaule ou sous ses reins et sa seule réponse était un sourire en retour, sans s'attarder. Bien sûr des marins s'y essayèrent avec la nouvelle, par jeu, et souvent sans même la moindre méchanceté. Mais ça se passait moins bien : ils déclenchaient chez Lisa des réactions de panique et de véritable révulsion. Ils auraient eu des braises dans les paumes qu'elle n'aurait pas autrement sursauté. Bien sûr Lisa n'osait rien pour empêcher les hommes de la tripoter, mais cela la figeait de peur et à ses réactions, ils s'arrêtaient de suite, râlant pour certains, demandant sincèrement où était le souci pour d'autres. Azur se contenta, toujours souriante et confiante, de tirer un peu plus sa consœur à sa suite avec quelques mots polis pour les marins, histoire de leur faire comprendre avec gentillesse que la nouvelle fille de Jawaad n'était pas encore accoutumée à ce genre de familiarité. Dans leur dos, pas mal d'hommes se demandèrent où par les abysses Jawaad avait été cherché ça.
Quand les deux jeunes femmes rejoignirent la cabine, Lisa haletait de panique et avait les yeux noyés de larmes. Envahie par des sentiments mêlés d'horreur et d'angoisse profonde, l'impression brutale d'avoir la peau souillée et qui la brûlait bel et bien là où des mains s'étaient trop attardées, elle mit un long moment à se calmer. Elle se réfugia dans un coin de la cabine, sur les nattes épaisses et confortables, agrémentées de coussins, où Azur et elles dormaient, tandis que la psyké préparait la table du repas qu'elle garda au chaud sous une cloche de terre cuite.
En quelques coups d'œil sur sa consœur, Azur savait ce que Lisa vivait et parvint à déchiffrer le fil apeuré et chaotique de ses pensées. Mais elle dut refaire l'étrange constat, qu'elle avait remarqué depuis la veille, qu'elle avait du mal à lire en profondeur dans la psyché de la barbare. Un peu comme si l'immense fossé culturel qui les séparait lui rendait le détail de ses pensées hermétique. Là où elle pouvait d'un regard et avec une aisance effrayante pour qui se retrouvait mis à nu par la psyké, tout comprendre des gens qu'elle côtoyait, et même de son maitre, pourtant si insondable d'apparence, elle devait faire un effort particulier et prolongé pour lire en profondeur la jeune terrienne. Sans, à sa grande surprise, être jamais totalement sûr de sa lecture, comme si elle avait dû lire un livre écrit dans une variante archaïque et désuète de sa propre langue. Ou trop moderne, puisque, si Azur ne connaissait rien de la Terre, on murmurait parfois à ce sujet que c'était un monde qui avait des ères d'avance et de savoir sur celui de Loss. Bien qu'elle n'y croyait guère.
Azur soupira. Il n'était pas aisé pour elle de s'occuper de la fille si traumatisée, si prompte à la panique, sans, en plus, pouvoir vraiment se servir de ses talents de psyké pour devancer ses émois. Et puis, elle ne comprenait pas forcément très bien les raisons fondamentales d'un tel abattement. Là encore, elle savait être handicapée par tout un fossé culturel qu'elle n'avait aucune chance d'imaginer.
Elle tenta de la distraire :
— Tu as déjà vu une boite à musique ? Elle simplifiait ses mots, pour que Lisa, dont elle savait l'athémaïs limité, puisse comprendre. Joignant le geste à la parole, Azur posait l'aiguille du pavillon sur le cylindre de lecture, et fit tourner une petite manivelle, avant de lancer le mécanisme. La musique s'éleva en grésillant un peu. Le son était nasillard, la mélodie un peu étrange pour l'oreille de Lisa.
Lisa fit une tête surprise. Et immédiatement fascinée, les yeux grands ouverts, encore larmoyants, elle acquiesça : bien sûr qu'elle avait déjà vu cela, c'était un tourne-disque primitif, elle qui venait d'un monde où l'on pouvait écouter des heures de chansons sur un appareil tenant au creux de la main. Mais la mélodie - violons, xylophone, rythmiques, et quelque chose qui lui faisait penser à une harpe — ressemblait à de la musique de chambre aux accents arabisants. Elle en éprouva une puissante bouffée de nostalgie, et murmura, émue :
— Cela existe chez moi.... C'est... c'est beau.
Et elle se mit à fredonner en suivant la mélodie, comme si elle avait été hypnotisée par les notes un peu éraillées et assourdies qu'égrenait le gramophone.
Ce fut au tour d'Azur d'être surprise, et d'en sourire. Lisa avait une voix magnifique, cristalline, et même en fredonnant maladroitement sur cet air qui lui était inconnu, sa voix pure la touchait directement à l'âme, un plaisir, que la psyké assimila de suite à une brève délivrance. Elle avait le salutaire avantage de libérer un peu la jeune barbare de sa terreur et de sa prostration. Azur en oublia son environnement, pour se laisser emporter par la musique, et la voix de Lisa. Aucune des deux ne vit donc arriver Jawaad.
Les cylindres de ce type de gramophone ne permettaient pas de jouer plus de trois à quatre minutes de musique. C'était déjà un luxe que de pouvoir en enregistrer ainsi et de s'offrir ce genre d'appareil rare et coûteux. Le moment d'abandon ne dura guère, mais assez pour qu'Azur regarde Lisa fredonner, émue, et soulagée d'avoir trouvé quelque chose qui pouvait distraire la petite terrienne, en oubliant elle-même un peu la vigilance dont elle aurait fait preuve autrement. Ce qui avait suffi pour que Jawaad s'installe dos aux boiseries de l'entrée de sa cabine, et écoute, aussi silencieux qu'un fauve, bras croisés, la musique accompagnée du chant envoûtant de son esclave qu'il découvrait bien sûr tout comme Azur. Il avait fermé les yeux et appréciait l'improvisation, malgré son côté maladroit.
Joueur, il ne brisa pas le silence quand la musique cessa, rouvrant les yeux pour observer les deux femmes dans la plus complète immobilité.
— Tu chantes très bien, reprit Azur à la fin du morceau. Tu devrais chanter pour notre maitre, je suis sûr que cela lui plairait.
Dans le même temps, elle eut le réflexe de regarder vers la porte et tomba nez à nez avec Jawaad. Elle se figea, pour le coup, avant de laisser éclater un rire joyeux :
— Mon Maitre ! Vous avez entendu, alors ?
Jawaad répondit un vague hochement de tête en fixant Lisa, qui hoqueta de peur et baissa le regard immédiatement, tremblant presque. Il se redressa et, en passant, ébouriffa affectueusement la tignasse de la jeune barbare :
— J'ai faim.
Azur eu un sourire et fila vers le bureau, pour soulever la cloche qui cachait le repas de son maitre, tirant la chaise pour qu'il s'installe, restant juste à côté. Elle allait faire un signe pour faire venir sa consœur, qui était toujours plantée craintivement près du gramophone, mais se retint et regarda Jawaad qui s'installait devant son assiette. Il aboya brièvement vers Lisa :
— Approche !
Encouragée par le sourire accueillant et rassurant d'Azur, la jeune rousse s'arrêta craintivement, debout près de la chaise de son maitre. Que devait-elle faire ? La psyké de l'autre côté, qui savait, elle, attendait. Un regard clair et confiant de sa part tenta de rassurer Lisa. Azur aurait été la première à dire qu'il fallait apprivoiser un peu le maitre-marchand pour ne plus le craindre et être perturbé par son ton froid et ses manières rudes et sèches. Et qu'il était nécessaire de se focaliser sur le sens de ses gestes et de ses attentions, plus que sur son attitude, pour comprendre l'homme et réaliser qu'il était en fin de compte très agréable de l'aimer et lui appartenir. Mais si elle avait bien l'intention de montrer tout cela à Lisa, elle considérait que le plus efficace serait que la jeune femme l'appréhende par elle-même.
Jawaad claqua des doigts et montra le sol du regard. Lisa, qui tremblait toujours comme une feuille, obéit d'instinct : rien de surprenant après les semaines de conditionnement à ces ordres chez Priscius. Tête basse, cambrée, mains croisées dans son dos, là encore, elle n'avait pas besoin de réfléchir à la posture qu'elle tenait : le dressage avait imprimé ces réflexes jusqu'à ses moindres muscles sans que son cerveau n'ait à y penser.
Pour Azur, ce moment était tout aussi naturel, mais totalement dénué des angoisses de sa consœur et elle s'installa elle aussi à genoux, mais plus nonchalante, plus langoureuse aussi. Elle savait que Jawaad partageait son repas avec ses esclaves et, quand il était là, elle mangeait forcément ce qui était servi au maitre-marchand, directement à sa main. C'était devenu pour elle un moment intime et agréable, qu'elle chérissait ; d'autant qu'en son absence, elle était le plus souvent contrainte comme toutes les esclaves de la maisonnée à un sévère et fade régime alimentaire, quelque chose de tout à fait courant un peu partout, mais qui impliquait qu'on ne se souciait guère que la nourriture des esclaves soit agréable à leur goût.
Jawaad n'avait pas besoin de s'intéresser à Azur pour savoir ce que pensait son esclave : il la connaissait par cœur. C'est donc sa nouvelle acquisition qu'il observait, toujours aussi impénétrablement. Et il commença son repas selon un rituel bien établi. Il se servait avec les doigts, mordant dans les tranches de pain ou les légumes en allumettes et la viande émincée. Il laissait à chaque fois un bout de la nourriture dans laquelle il avait mordu. La première part fut pour Azur, qui vint saisir le morceau offert par le maitre-marchand, des lèvres. C'était le rituel ; l'assiette était fort copieuse et suffirait à nourrir trois personnes. Autant que possible, Jawaad alimentait toujours régulièrement ses esclaves de sa main. Ce n'était d'ailleurs pas un simple caprice. De cette manière, il les imprégnait du lien qui les attachait à lui, d'une manière intimiste et répétée, rappelant ainsi sans effort qu'il était la main nourricière, celle qui avait part sur elles. La main du maitre, du pouvoir et de l'autorité.
La seconde portion fut donc pour Lisa, qui hésita brièvement. Et se retrouva avec un bout de viande à demi-croqué sous le nez, que Jawaad finit par secouer en insistant. Être nourrie ainsi ne l'enthousiasmait guère. Elle songea brièvement que ce n'était pas très hygiénique, mais surtout que cela ressemblait franchement à la manière dégradante dont on aurait donné à manger à un chien domestique. Mais elle avait trop peur pour contrarier le maitre-marchand en refusant. Et il fallait bien qu'elle mange ; son ventre trouva d'ailleurs le moment fort opportun pour gronder de protestation. Elle se décida et vint attraper le morceau de viande du bout des lèvres. Jawaad l'observait toujours et répéta le rituel. Il gardait le silence, tendant part après part à chacune de ses deux esclaves, l'assiette se vidant peu à peu. Il finit par parler, à la fin de son repas, s'adressant à sa préférée :
— Elle a posé des questions, Azur ?
La psyké releva la tête pour fixer franchement, souriante et dévouée son maitre :
— Un peu, au domaine ; mais pas depuis que nous sommes sur le bateau, mon maitre. Elle ne parle pas beaucoup à vrai dire.
Jawaad acquiesça pensivement, toujours aussi impassible. Il se tourna vers Lisa et attrapa son menton, pour la forcer à le fixer. Il observa son regard fuyant un moment, avant de gronder brièvement :
— Regarde-moi !
Lisa leva immédiatement les yeux. Ses pupilles immenses, au vert de jade si profond palpitaient toujours de peur. Le maitre-marchand n'en sembla nullement ému, posant sur elle son regard noir et insondable :
— Parle.
Azur ne disait rien, étudiant la terrienne. Elle était curieuse d'entendre quels seraient les premiers mots qu'oserait la jeune femme toujours terrifiée. Lisa bafouilla, maladroitement, encore plus intimidée par le regard noir qui pesait lourdement sur elle, sentant son ventre se nouer et le repas, pourtant encore un peu maigre après des semaines de privations, vouloir suivre le chemin par lequel il était arrivé, en sens inverse :
— Je... je n'ose pas, mon... mon maitre. L'éducatrice... nous interdisait de... de parler sans qu'on nous demande.
— Là, je te demande de parler.
— De... de quoi, mon maitre ?
Jawaad avança sa tête vers la jeune femme apeurée qui blêmissait à vue d'œil, faisant ressortir les taches de rousseur constellant son visage. Le regard du maitre-marchand pesa un peu plus :
— Pose tes questions !
Azur se dressa un peu, pour attirer un bref instant le regard de sa consœur effrayée et la rassurer, d'un signe de tête avec encore une fois un sourire confiant. Elle la voyait paniquer à toute vitesse, mais il n'y avait aucune raison d'avoir peur et elle le savait. Bien qu'elle comprenait aisément que dans l'immédiat, la jeune terrienne ne pouvait en prendre conscience. Il fallait juste l'encourager et l'aider à sortir de sa panique.
Jawaad qui gardait le regard rivé à la mine effrayée et presque nauséeuse de Lisa, n'était pas dupe que sa préférée devait dans son dos faire quelque mimique pour encourager et rassurer sa nouvelle esclave. Il aurait été déçu du contraire. Celle-ci bafouilla enfin :
— Co... comment le... le bateau a flotté dans les airs, mon maitre ?
C'était la première question qui vint en tête à Lisa, mais aussi la moins compromettante. Elle n'osait demander ce qui la taraudait le plus : quel serait son sort, pourquoi l'avait-il choisi, elle, que deviendrait sa sœur, ni ce qu'elle était sensée savoir de son nouveau propriétaire et de son nouveau rôle forcé. Depuis le départ, la veille, face au spectacle de la Callianis s'arrachant plusieurs mètres au-dessus des flots comme prête à s'envoler comme un oiseau, elle avait tenté de comprendre, en vain, par quel miracle ce bateau avait pu léviter et quelle en était la cause et l'utilité. Jawaad plissa les yeux et eut un sourire à peine visible, qui échappa d'ailleurs à la terrienne qui ne fixait que ce regard si noir et si effrayant. Il appréciait la question, bien qu'il ait sans mal deviné qu'elle était aussi une esquive.
— Je vais te montrer comment. Débarrassez la table !
Un instant plus tard, Jawaad conduisait ses deux esclaves au pont des machines. Azur connaissait le chemin et suivait, souriante. Le maitre-marchand avait attrapé le poignet de Lisa et la guidait en la tirant sans véritablement d'égards. Situées sous le pont inférieur qui servait de logements aux hommes du bord, au niveau des cales, il y avait deux salles des machines abritant les quatre moteurs à répulsion, à la poupe et à la proue de la Callianis. Jawaad descendit vers dans la salle avant, pour s'arrêter face aux deux énormes mécanismes qui contrôlait les pôles de loss et la direction de leur force de répulsion. Les machines occupaient pratiquement tout l'espace, ne laissant que des accès exigus et Lisa et Azur devaient se serrer un peu contre Jawaad, qui s'avança entre les deux énormes appareillages, lâchant le poignet de la jeune terrienne. Il posa un regard où on aurait pu deviner de la fierté sur les deux structures imposantes et complexes, faites d'engrenages de cuivre et de fer, de pivots et de madriers de bois, de cordages et de câbles mêlés, et de ce que Lisa apprendrait plus tard être du ciment de résine, pareil à une sorte de plastique lisse au reflet d'ambre. Jawaad détailla la jeune terrienne qui voyait ces machines pour la première fois, avant de héler sa préférée :
— Azur.
La psyké comprit de suite en souriant et montra à Lisa le mécanisme qui se trouvait au sommet et à la base de chaque appareil. Celle-ci reconnut, bien que sans assurance, des sortes de moteurs électromécaniques, où dominaient des pièces mobiles de cuivre, et des câbles isolés de treillis de tissus épais.
— Ça, ce sont des dynamos à loss. Pour que le bateau lévite, il faut rapprocher les pôles opposés de loss, qui veulent naturellement se repousser. Les dynamos servent à ça. Plus les pôles sont rapprochés de force, plus leur répulsion devient forte ; et à un moment, ils finissent par se mettre à flotter. Mais comme les moteurs sont arrimés au bateau, ils le soulèvent avec lui, pour le faire léviter. Comme s'il ne pesait rien !
Jawaad hocha brièvement la tête et poursuivit lui-même, devant la tête fascinée et un peu perdue de Lisa, qui mettait vainement en jeu toutes ses faibles connaissances de physique pour expliquer le phénomène, et devait n'y trouver aucun aide :
— Le navire n'est pas sans poids. L'effet de force de répulsion s'applique dans une direction, et peut donc être utilisé pour pousser la Callianis et la faire léviter au-dessus du sol. Tous les engrenages du mécanisme de la structure permettent de diriger cette répulsion et de la canaliser tout en résistant à la formidable pression exercée sur sa structure.
Lisa bredouilla :
— Mais.... ce... c'est quoi le loss, mon maitre ?
— Un métal, rare, qui n'existe pas chez toi, mais ici, qui nous sert à produire de l'énergie et à faire flotter nos vaisseaux.
Jawaad regarda Azur et hocha la tête pour la laisser continuer l'explication.
— Tu vois, les dynamos fonctionnent aussi avec du loss. Cela produit de l'électricité. Pour faire tourner les machines, et forcer les pôles des moteurs à se rapprocher. Mais les dynamos brûlent leur carburant ainsi, il faut alors en changer et les réserves s'épuisent. Comme le loss est rare, on ne peut pas forcément faire voler un navire trop longtemps, ou cela couterait assez cher, tu comprends ?
Lisa comprenait très bien. Elle réalisait même, avec effarement, qu'ils étaient en train de lui expliquer, rien moins, que sur ce monde qu'elle traitait volontiers de barbare, cruel et arriéré, les hommes avaient vraisemblablement inventé des sortes de moteurs anti-gravité. Bien qu'elle ne saisisse pas du tout comment cela pouvait fonctionner, car il était évident que ça ne pouvait être expliqué par ses maigres connaissances de physique terrienne ni ce qu'ils étaient capables de faire avec, elle réalisait, après l'aiguillon électrique, la lampe de chevet et le gramophone, l'étendue de leur savoir technique et scientifique, qu'elle n'aurait pu soupçonner. Elle en resta bouche bée. Et fut encore plus ébahie par la réflexion de Jawaad à cet instant :
— Dans ton monde, des engins volent et peuvent franchir des milliers de miles à des centaines de mètres de hauteur. Nous n'avons pas cela. Mais nous avons d'autres sciences tout aussi formidables, que tu apprendras à connaître.
La jeune femme fixa les machines silencieuses, comme au repos, l'air toujours fasciné, réalisant que Jawaad en savait lui aussi plus sur la Terre qu'elle ne pouvait bien évidemment le deviner. Elle se demanda bien comment. Face à elle, les machines semblaient tenir plus de mécanismes de bois et de ferronneries sortis d'un atelier d'ingénieur de la Renaissance, que d'appareillages industriels modernes. Elles semblaient aussi fragiles qu'elles étaient massives.
Le ton sec de Jawaad la ramena immédiatement à sa réalité craintive :
— Maintenant, quand tu ne sais pas, tu demandes ! Compris ?
Lisa hocha la tête, intimidée. Elle se prit une autre tape sans brutalité derrière la tête :
— Compris ?
Elle balbutia de suite :
— Ou...oui, mon maitre.
Juste derrière la jeune terrienne, Azur souriait paisiblement. Tout irait bien, elle le savait, et lentement, sa nouvelle consœur s'habituerait au maitre-marchand et prendrait confiance.
***
— Je vais t'apprendre à faire le thé !
La voix était joyeuse et enthousiaste. Azur fixait d'un air mutin, tendre et joueur, sa consœur perdue dans les cuisines du bord. Mais le thé était une affaire très sérieuse. Une esclave de Jawaad avait meilleur temps de savoir préparer sa boisson préférée à la perfection, avant même de savoir cuisiner ou servir. Du reste, Azur elle-même était bien forcé d'admettre qu'en dix ans, elle n'avait jamais satisfait parfaitement aux exigences de son maitre dans ce domaine ; Jawaad préparait souvent son thé lui-même.
Lisa regardait donc faire Azur, s'affairant devant elle. Elle demeurait toujours nerveuse et tendue, appréhendant chaque haussement de voix et cri sur le navire —et ça n'en manquait pas — qui filait toujours bon train. Sur un tel vaisseau, on ne pouvait jamais être seul et il y avait toujours des clameurs, des appels, ou des chants. Les marins allaient et venaient sans cesse, y compris dans les cuisines, ce qui replongeait Lisa dans ses angoisses, qu'elle n'arrivait pas à contrôler. Azur fit une pause dans ses préparatifs, et claqua des doigts sous le nez de la jeune rousse, pour attirer son attention :
— Ça passera. Mains maintenant, observe bien, car chaque étape est importante.
La jeune femme tressaillit un peu, et dans un soupir nerveux et étranglé se concentra pour fixer la cuisinière. Azur avait sorti une théière de céramique et une grande tasse, et mit sur le feu un petit chaudron rempli d'une eau déjà fort chaude. La cuisine disposait d'un gros ballon isotherme : une chaudière de briques réfractaires qui chauffait l'eau et en préservait la température. Sans que Lisa ait vraiment idée de la conception détaillée de l'appareil, elle avait été étonnée de ce confort technique. Les Lossyans semblaient souvent avoir innové bien plus qu'elle n'aurait su l'imaginer ces dernières semaines. Même les foyers de la cuisinière de fonte étaient notoirement complexes et d'une technologie ingénieuse, leur isolation et leurs ventilations conçues pour assurer un maximum de chaleur sur la durée en employant un minimum de charbon, en toute sécurité, qui plus est. Une prudence qui se justifiait sur une structure entièrement faite de bois.
Azur se servit de l'eau bouillante pour y tremper la théière, et la tasse. Elle posa les deux ustensiles encore fumants sur un linge propre, et glissa dans la théière vide et brûlante un petit sac de tulle contenant la dose de thé qu'elle avait soigneusement prélevé d'une boite ouvragée. Reversant l'eau bouillante dans la réserve — sur un navire, tout ce qui peut être recyclé l'est autant que possible — elle remit de l'eau à chauffer, à peu près l'équivalent du contenant de la théière elle-même.
— À Armanth, commenta-t-elle, il y a trois ou quatre façons de préparer et servir le thé. Dans certaines maisons, c'est vraiment un art. C'est le cas avec notre maitre. Il peut payer une fortune pour les meilleurs thés, mais lui en aime la préparation la plus pure. Tu as bien regardé ce que je faisais ?
Lisa hocha la tête, toujours nerveuse, mais elle n'avait pas perdu une miette des moindres gestes de sa consœur. La psyké n'avait pas encore réalisé que la jeune terrienne avait une mémoire prodigieusement acérée. Azur lâcha un rire joyeux :
— Tu sais, dire oui va pas te mordre ! Bien, alors tu respectes les étapes que je viens de faire. Pour le dosage, c'est toujours environ cinq pincées, pour une théière. Il faut ébouillanter le service, avant de l'utiliser. Et tu laisses reposer le thé dans la théière ; ainsi, dans la chaleur, il commence à s'ouvrir et laisser naître son parfum.
Lisa répondit un oui faible, avant de regarder l'eau qui chauffait, puis sa consœur, approchant encore un peu :
— Tu... tu va faire encore bouillir l'eau ?
— Ho non, surtout pas ! Il faut qu'elle soit à une température idéale, elle doit seulement frémir. Tiens, regarde. Tu vois, au fond, on va voir apparaitre des petites bulles toutes rondes, comme autant de petits yeux. C'est là que l'eau sera parfaitement chaude. Ni avant ni après.... Voilà... exactement maintenant !
Azur attrapa la casserole, pour en verser le contenu dans la théière, avec attention.
— Et tu ne verses pas l'eau sur le thé. Ça le brûlerait, et son goût en serait gâché. Il ne faut pas remuer non plus, alors tu verses lentement et tu laisses infuser.
— Et tu... tu laisses infuser combien de temps ?
La psyké eut un grand sourire à la question de la jeune femme. Qu'elle prenne cette timide initiative de demander et en savoir plus était un petit pas dans la bonne direction et Azur l'encourageait de ses regards chaleureux et confiants :
— Cela dépend du thé, chaque type demande une infusion différente. Si tu hésites, tu peux aller prendre le sablier qui est posé sur le bureau de notre maitre. Il décompte trois minutes, et il est gradué. Moi, j'ai pris l'habitude de compter de tête. En fait, je me sers de chansons, dont je connais à peu près la durée. Il existe nombre de variété de thés et il faudra que tu les reconnaisses tous. Celui-ci est un thé vert mélangé, il contient environ une moitié de feuilles de thé noir et de thé jaune. Comme il est un peu fort, on doit le laisser infuser seulement un peu plus de quatre minutes. Mais cela change pour chaque thé.
Azur prit le temps d'expliquer tous les autres thés, et l'art de les préparer. Et il y en avait beaucoup. Des thés jaunes, blancs, et noirs, des thés fumés, des thés aux feuilles broyées et brisées, des récoltes d'automne et de printemps qu'on ne faisait pas infuser de la même manière, des thés aromatisés qui demandaient encore eux-mêmes un traitement spécifique. Elle était, après dix ans au service de son maitre, une véritable encyclopédie de cet art, manie magistrale entretenue par Jawaad. Elle expliquait d'ailleurs ce flot d'informations complexes avec une passion évidente, fruit de sa dévotion pour le taciturne maitre-marchand, qu'elle aimait de toute son âme. Bien sûr, elle ne s'attendait pas vraiment à ce que Lisa puisse tout retenir du premier coup. Elle serait surprise de réaliser, plus tard, qu'elle n'avait strictement rien oublié.
Le thé avait largement eu le temps d'infuser, qu'elle n'avait toujours pas fini son explication, mais elle retira précautionneusement le sac de tulle de la théière, pour remplir la tasse destinée à Jawaad, tout en poursuivant son discours joyeux et passionné :
— Notre maitre aime boire son thé préparé tasse par tasse. Mais si lui sait le faire, je n'y arrive pas, je ne le réussis jamais ainsi. Alors je préfère me servir de la théière. Azur fixa sa consœur, et reprit : Tu as appris à servir ? Azur ne se servait pas du nom que Priscius avait donné à Lisa. Même si en urgence, elle n'aurait pas hésité, Jawaad le lui avait retiré et n'en avait pas encore choisi d'autres. Azur respectait craintivement ce genre de règles de la part du maitre-marchand.
— Heu... je... Lisa hésita, et réalisa qu'elle n'était même pas sûre de ce dont parlait son ainée. Non... je crois que.... Non, je ne sais pas...
La psyké n'en fut pas très surprise, elle avait eu le temps de comprendre que Jawaad avait obtenu la jeune terrienne bien avant que son éducation ne soit achevée ; elle n'avait sans doute que les bases ou pas grand-chose de plus. Elle n'avait pas encore deviné que Lisa était une Languiren, et elle aurait admis elle-même qu'il lui aurait été difficile de le comprendre. Les languirens étaient rares et le plus souvent enfermées dans les Jardins des Esclaves des hommes les plus fortunés. Elle n'en avait jamais rencontré d'assez près et assez longtemps, pour savoir les reconnaitre, malgré sa capacité surnaturelle à déchiffrer et lire sur le visage de ses interlocuteurs.
— Ne t'en fais pas, c'est simple et tu as appris ce qu'il faut. Quand tu sers un maitre, si tu le peux, tu t'agenouilles et tu lui tends le plat, ou la tasse, avec respect, en baissant le regard ou la tête. Tu lui dis quelque chose, par exemple : Votre plat, maitre, s'il vous plait. Avec notre maitre, c'est presque pareil. Mais si tu veux lui plaire, ne baisse pas la tête, juste les yeux, juste le temps de servir. Il aime que ses esclaves n'aient pas peur de le regarder. Et quand tu lui sers à boire, surtout le thé, tu ne lui tends pas la tasse, mais tu la loges contre tes seins. Et tu attends qu'il vienne la prendre. D'accord ?
Lisa retint une grimace craintive, presque amère ; mais elle acquiesça, silencieuse, en déglutissant. Azur traduisit immédiatement ce que la jeune femme cachait à cet instant. La peur, mais aussi la honte et l'humiliation à l'explication de sa consœur, même si cette dernière savait qu'elle avait compris et s'exécuterait parfaitement. Azur posa la tasse chaude et vint attraper Lisa dans ses bras pour la serrer doucement, après un signe de tête respectueux vers un des hommes du bord qui venait de traverser la cuisine, jetant un regard distrait sur les deux esclaves. La jeune femme rousse frémit instinctivement, docile et tendre comme si la réaction, quasi sensuelle, avait été immédiate, ce que la psyké nota de suite, la voyant soudain se calmer. Souriante, elle chuchota à l'oreille de Lisa :
— Je sais ce que tu ressens ; je le sais, parce que je suis passé par là. Ce que je ne peux savoir, c'est ce que tu vois, quand tu regardes notre monde, ses codes, ses manières et ses injustices. Je sais que pour toi, il est étrange, plus étrange que tout ce que je pourrais imaginer. Il doit te paraitre affreux, barbare et cruel. Il l'est, oui, et il l'a été avec toi, je le sais bien. Il le sera encore sûrement, et il te paraitra longtemps injuste. Mais tu es en sécurité, désormais. Tu dois juste accepter ton sort et apprendre à servir, et surtout servir notre maitre. En échange, tu seras choyée, protégée et même appréciée, voire aimée. Oui, il y a des tas de choses injustes et difficiles que tu devras faire, que tu devras accepter et qui te feront honte et te feront mal, au début. Tu en as déjà accepté et fait plein, et tu devras recommencer. Oui, si tu fais une erreur ou que tu déplais à notre maitre, tu seras punie, il pourra te faire souffrir et tu le vivras mal. Mais notre maitre ne frappe jamais ses esclaves et il n'aime pas user de châtiments corporels. Mais comprends bien : tu lui appartiens, et il a tout pouvoir sur toi. Je sais que l'on t'a enseigné tout cela de force, je suis en train de répéter des choses que tu as dû tellement entendre, déjà... C'est ainsi que pratiquement toutes les esclaves sont éduquées. Mais tu sais, si les dressages sont si durs et impitoyables dans les Jardins des Esclaves, c'est pour qu'une fois vendue à un maitre, une fille n'ait qu'une envie : tout faire pour plaire à son propriétaire et réaliser qu'elle peut avoir une vie douce si elle le sert de tout son cœur, aveuglément. Ce n'est pas toujours le cas, tu sais ? C'est une sorte de mensonge, un autre conditionnement pour créer un espoir, c'est encore un autre dressage. C'est cruel, mais c'est ainsi. Mais avec notre maitre, tu auras une vie douce ! Tu sais déjà intimement qu'il te possède, ton corps le sait et le crie presque ; dès qu'il est là, tes yeux le disent sans pouvoir mentir et cela, je le vois mieux que personne. Alors accepte ton sort, maintenant. Quand tu l'auras fait, tu seras heureuse.
Il se passa un long et doux moment. Azur songea brièvement que le thé refroidirait un peu et que Jawaad n'hésiterait pas à le faire remarquer. Heureusement, Lisa du y penser aussi et se décida à répondre, la voix nouée, blottie dans les bras protecteurs de la psyké :
— Je... j'ai vécu tant de honte.... tant d'humiliations, de douleurs que... que je ne sais même pas comment on pourrait encore me faire encore pire. Il... il me fait peur, tu sais ? Tous les hommes me font peur, maintenant. Mais... je... je te promets d'essayer... je te le promets.
— Alors, fais-moi un sourire, d'accord ? Pour une fois que tu parles un peu et que tu ne pleures pas...
La jeune femme hocha la tête et la releva. L'effort fut difficile, et incertain. Mais elle y parvint et offrit à Azur le premier sourire sincère qu'elle put dessiner sur ses lèvres, le tout premier de cette nouvelle vie qu'elle n'avait pas d'autres choix que d'accepter.
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