- Alors qu'est-ce que tu as fait ?

- J'ai serré mon cœur très fort dans mes mains moites pour qu'il ne fasse aucun bruit. J'ai déposé une couverture de belles paroles sur mes pensées grises et j'ai attendu. Les photos ont défilé. Toujours la même musique en boucle. J'ai ouvert grand les yeux pour ne rater aucun détail. J'ai tout gardé. Tout enfermé dans mes entrailles. J'aurais bien aimé fuir, Alice. Mon cœur, palpitant sous mes doigts. Frémissant. Oh si tu savais combien c'était dur. Je me suis dit, comme une consolation, qu'il ne pouvait plus me faire de mal. Qu'il ne pouvait plus, tu sais, continuer à repeindre mon esprit de ses mots durs. Mais ce n'était pas une consolation, ça avait le goût des regrets.

- Pourquoi regretter ? Comment regretter ce qui t'a fait tellement mal ?

J'ai ris.

- Mais Alice, tu ne vois donc pas ?! N'importe quelles invectives auraient été préférables à son silence.

- Tu t'entends ? Tu entends ce que tu dis ? Tu ne pouvais pas continuer à supporter cette situation. Tu n'y es pour rien, c'est ainsi. Il avait le cœur débordant de chagrin, ces cœurs-là ne savent pas aimer.

- Qu'importe l'état de son cœur, Alice. Le mien était assez grand pour l'y loger. Mais voilà que je me suis encombrée de tant de colère... J'ai cru que j'avais le temps. Le temps de lui en vouloir. Le temps de lui faire mal. Je voulais qu'il souffre, Alice. Autant que moi. Qu'il ait mal. Je porte en moi tant de chagrins... Je voulais qu'il sente la chaleur des larmes sur ses joues.

J'ai pris une grande inspiration, effleuré quelques souvenirs avec mes doigts, et continué lentement, assez lentement pour ne pas pleurer :

- Mais nous n'avons pas le temps, Alice. Je suis devant cette boîte marron, et je comprends que nous n'avons pas le temps.
Je suis grande, maintenant. Mais ce jour-là, l'âge ne veut plus rien dire. Je suis une enfant. J'ai trois, quatre, dix ans. Je regarde les images défiler, sa vie devant moi.
Une vie sans moi. Je tiens très fort mon cœur dans mes mains moites pour ne pas qu'il hurle.

- Qu'est-ce que j'ai fait, Alice ? Tu veux vraiment le savoir ? Je me suis détestée. J'aurais aimé lui dire : "Je ne t'en veux pas, tu sais. Pour les larmes. Tu avais le cœur cabossé et tu étais maladroit. Mais tu étais toi, et c'était suffisant."
Oui, j'aurais aimé lui dire merci. Merci pour le chagrin. Merci pour les pleurs. Merci pour l'encre. Mais je n'ai rien dit parce que c'était trop tard.

J'ai attendu quelques instants, fermé les yeux. Sous mes paupières, la scène tournait en boucle.

- J'ai attendu patiemment de pouvoir sortir et à l'instant même où les portes se sont refermées derrière moi, mon cœur est tombé au sol. Échappé dans un grand fracas. J'ai hurlé.
Ça fait toujours mal, Alice.