XVIII. BOUTEILLE À LA MER
La clé tourna maladroitement dans la porte et Aela fit irruption dans l'appartement. Lasse par les émotions qui avaient largement débordé aujourd'hui, rentrer à la maison la rasséréna. Elle avait soigneusement embouteillé chacun de ses sentiments tout le reste de la journée durant les trois heures de cours restantes après sa convocation chez le directeur. Le film visionné en anglais avait été bienvenu – le cours durait deux heures, même s'ils n'avaient pas pu le regarder en entier à cause du contretemps que l'incartade avec Pierre avait causé.
Réussir à rester concentrée et garder une façade froide pendant le cours d'histoire suivant avait été difficile. Comment agir normalement après la violence, la haine, l'absurdité des situations dans lesquelles elle s'était empêtrée ? Cela avait été de véritables montagnes russes, alors, maintenant à la maison, Aela se dirigea dans sa chambre et posa lourdement son sac à dos au pied du lit. Les peluches qui trônaient toujours sur la couverture près du coussin qu'elle avait si souvent honnies la rassuraient désormais. Elle s'effondra tête la première dans son oreiller en respirant bruyamment, comme s'il était possible que l'anxiété qui la rongeait depuis le début de l'année pouvait s'envoler, légère, gazeuse, dans ses expirations grossières au lieu d'éclater comme des lames dans sa cage thoracique, bien trop près de ses démons, en faisant battre son cœur tellement vite qu'elle craignait un jour ou l'autre de faire une crise cardiaque.
Elle roula sur le côté, sortit son téléphone de la poche arrière de son jean et chercha précipitamment Michaël Deborgies sur les réseaux sociaux. Elle ne trouva aucun compte Facebook à ce nom, mais parvint à dénicher un profil Instagram du nom de « Mika Dbg » dont la photo était un garçon blond aux larges épaules de dos, avec pour seule description la ville dans laquelle ils habitaient tous deux. Quatre-vingt-neuf abonnés. Il y avait une dizaine de publications, toutes constituées de dessins pris en photo, et pour la première fois Aela pu observer de près ce qu'elle avait déjà vu Michaël griffonner de loin sur des feuilles volantes.
Il s'agissait de portraits, toujours féminins. Le même visage revenait souvent, remanié et retravaillé selon des angles de vue différents ou peint d'émotions diverses. C'était une femme aux cheveux bouclés qui encadraient ses clavicules et de grands yeux rêveurs qui lui donnaient une candeur naturelle bien que le travail qu'il avait fait pour sa bouche laissait à penser qu'il s'agissait d'une adulte. La plupart des dessins étaient au crayon de papier, incolores. Mais un se détachait dans la masse, le tout premier, posté trois ans en arrière : il avait été teint à l'aquarelle. Les cheveux prenaient alors une teinte or foncé, les yeux étaient d'un mélange cristallin de bleu et de vert et, chose étrange, la peau n'était pas rosée mais ornée çà et là de teintes indigo qui fleurissaient comme des ecchymoses. C'était très beau. Elle décida de s'abonner à son compte, en espérant pouvoir, peut-être, établir un contact plus aisé que ceux qu'ils avaient déjà eus au lycée.
Enfin, elle se leva de sa couche, s'installa au bureau blanc qui trônait en face et s'attela tant bien que mal à ses devoirs – de mathématiques notamment.
Quelques heures plus tard, Papa rentrait du travail dans un fracas mêlant le tintement de son trousseau de clés, le bruissement de son manteau contre les murs étroits de l'entrée et le claquement bref de la porte derrière lui. Aela, qui avait terminé avec plus ou moins d'application les exercices qu'elle devait faire pour le lendemain et qui était maintenant en pyjama, sortit timidement de sa chambre pour l'accueillir, son carnet de correspondance coincé sous son bras gauche. Elle n'avait jamais réellement eu de mots dans ce cahier, aussi elle craignait la réaction de son père quand il lirait les pattes de mouches de M. Khoury.
— Salut, papa, marmonna-t-elle avec précaution.
— Bonsoir, chérie, répondit-il en se déchaussant et en posant ses affaires sur le canapé face à la table ronde de la cuisine. Tu as pris rendez-vous chez le coiffeur en bas de l'immeuble ?
Aela déglutit, soucieuse.
— Je... Non.
— Si tu as besoin d'argent, tu sais que tu peux me demander.
— Oui, ce n'est pas ça mais... (Elle s'éclaircit la gorge.) J'ai, euh, un mot à te faire signer.
— Tu as eu un mot dans le carnet ? s'étonna-t-il.
— Oui, ce n'est rien, il faut juste le signer pour demain.
Elle lui glissa le cahier sur la table de la cuisine, la page marquée par un stylo bille, sur laquelle elle savait qu'on pouvait lire « Aela s'est violemment disputée avec ses camarades ce jour, elle a été convoquée dans mon bureau. Ne doit pas recommencer. », ce qui la stressait énormément. Elle savait pertinemment quelle allait être la réaction de son père, et un poids chimérique et pourtant particulièrement lourd pesait désormais sur ses épaules.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il d'une voix blanche.
— Rien, je... C'était un malentendu, personne ne m'a fait du mal.
Personne, bien-sûr, sauf Pierre, ses mains attrapant ses cheveux ou appuyant sur son cou, ses propres omoplates cognant contre le mur du couloir, sa colère crachée sur son visage et son baiser forcé, hideux, dégoûtant. Son cœur eut un raté, ce qui raviva son angoisse latente et mena à ses yeux une rougeur larmoyante, mais elle ravala sa salive en s'exhortant à respirer. Si elle craquait la première, ça n'en serait que pire.
— C'était qui, ces « camarades », exactement ?
— Deux garçons.
Ça y est, elle l'avait dit. Le visage de son père perdit toute couleur.
— Tu étais habillée comment ?
— Tu m'as vue ce matin, tu sais très bien comment, cracha-t-elle.
— Alors c'était à cause de tes cheveux. Pourquoi tu ne les as pas coupés plus tôt ? Tu aurais dû le savoir. Cette longueur ridicule...
Cette journée avait été beaucoup trop longue, beaucoup trop épuisante, et elle semblait interminable. Elle aurait tant souhaité s'évanouir, pour louper la partie pénible de l'histoire et s'endormir aussitôt pour vaquer dans un monde onirique où on ne la pourchasserait pas, où on ne l'attaquerait pas. Un univers confortable qui comprenait que non, ce n'était pas de sa faute, que ce n'était ni le maquillage, ni la longueur des cheveux, ni la façon de s'habiller qui précipitaient parfois certaines jeunes femmes dans des bras malintentionnés.
Michaël lui avait dit « C'est de ta faute », et elle savait que pour lui cela avait un sens différent, seulement à ce moment-là ce souvenir, au lieu de l'apaiser, la blessa un peu plus. Elle essayait de se battre contre cette honte et cette culpabilité illégitimes, pourtant jour après jour elle en devenait un peu plus convaincue. Elle ferma les yeux, essaya de trouver la force, mais elle ne revit que le venin dans les prunelles de Pierre, la douleur dans celles de Marine, l'inquiétude dans celles de Michaël et la curiosité morbide dans celles des autres lycéens.
La seule image consolante qui lui vint en tête fut alors le portrait à l'aquarelle qu'elle avait contemplé à travers son écran, et elle s'accrocha à ses traits, aux nuances peintes à l'eau sur le papier gondolé, à ces grands yeux limpides qui semblaient rêver.
— Pourquoi ça serait de ma faute ? répondit-elle sèchement, à bout de nerfs.
— Tu ne te souviens pas, il y a quatre ans ?
Elle sentit une piqûre sous son sein gauche, au niveau du cœur.
— Ne..., commença-t-elle, tremblante, les couleurs du dessin de Michaël tournoyant dans sa tête.
— Je dois te rappeler comment tu étais habillée, coiffée, quand c'est arrivé ?
Il haussait inexorablement le ton.
— Je sortais de la danse ! cria-t-elle enfin. On était en juin !
— Je dois te rappeler ton débardeur, ton maquillage et tes putain de cheveux longs ? hurla-t-il comme s'il ne l'écoutait pas.
Ce n'était plus une piqûre, c'était un marteau-piqueur ardent. Elle recula, troublée, puis fulmina :
— Marine avait raison, tu as totalement vrillé !
Et avant qu'il ne puisse l'attraper pour la retenir, elle se précipita dans sa chambre, lui claqua la porte au nez et verrouilla la porte. Son père lui ordonna d'ouvrir en tambourinant longuement, mais elle s'enfonça dans son lit, se cachant sous la couette, un casque aux oreilles dans lequel elle choisit de passer son morceau de piano préféré, douloureusement grave et pourtant si enivrant, en retenant les larmes dans sa gorge. Allongée, cette sensation était désagréable et devait ressembler à celle que l'on ressent lorsqu'on est en train de se noyer.
Puis, le morceau fut interrompu par un petit son carillonnant : Michaël venait de lui envoyer un message. « Salut », pouvait-elle lire sur le fil de la conversation. Elle ne sut pas exactement ce qu'elle éprouva quand elle lut ce petit mot, mais il pacifia les tremblements de ses mains tandis qu'elle constatait que, dehors, son père avait cessé de toquer furieusement à sa porte.
« Salut », répondit-elle en retour.
« Tu tiens le coup ? »
« Pas vraiment »
« Tu veux en parler ? », répondit-il aussitôt.
« Non »
Elle voulait simplement terminer ce chapitre de sa vie. Alors elle questionna à son tour :
« Et toi, ça va ? »
« Pas vraiment non-plus »
Elle n'avait pas escompté cette réponse et fut intriguée.
« Pourquoi ? Enfin, sauf si toi non-plus, tu ne veux pas en parler »
Il tapa longuement, en témoignait la petite mention Mika Dbg est en train d'écrire, mais il ne finit par envoyer que deux mots profonds.
« Des fantômes ».
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