VI. LA BOÎTE DE PANDORE
Enjambant les marches quatre par quatre et le front déjà en sueur par la course qu'elle menait depuis qu'elle était levée, Aela se maudissait d'être en retard au bout du deuxième jour de lycée. Elle avait pourtant été en avance, ce matin, car elle avait mis son réveil à sonner plus tôt que d'habitude. Cependant, elle avait bien vite compris qu'elle passerait la porte de la maison avec dix minutes de moins que prévu : son père l'avait fermement sermonnée à cause de l'état de sa chambre – aussi bordélique que celui de son esprit – et la dispute avait, comme toujours, dérivé vers un autre sujet quelconque alimentant la querelle quotidienne qui finissait tôt ou tard par exploser entre eux.
Le goût âcre de ses larmes retenues dans la gorge, Aela débarqua dans le couloir le souffle court. Tâchant de remettre de l'ordre dans ses cheveux fins qui avaient tendance à s'emmêler régulièrement, elle s'exhorta à avancer jusqu'à la porte de la classe, en ignorant la chaleur qui s'était propagée dans son corps après cette course effrénée. Elle inhala une grande bouffée de l'air climatisé du couloir et pénétra dans la salle sans frapper – atteinte d'une étrange timidité qui s'insinuait soudainement en elle lorsque l'occasion s'y présentait, elle n'avait pas toqué, de peur d'avoir à attendre le consentement du professeur.
En effet, que se serait-il passé si elle avait heurté la surface trop faiblement, et qu'elle aurait dû recommencer, devant le regard moqueur de ses camarades qui pouvaient la voir par la petite fenêtre à gauche de la porte ? A l'inverse, si elle n'entendait pas l'enseignant répondre, serait-elle restée comme une idiote à attendre dans le vide ? De bien des manières, le simple fait d'ouvrir une porte lui donnait des frissons, et il valait mieux passer pour une impolie plutôt que pour une empotée.
Alors qu'elle refermait la porte derrière elle, elle sentit les prunelles inquisitrices du professeur d'histoire vriller son dos. Elle fit volte-face et parla la première, dans l'unique but de se donner l'impression de maîtriser la situation.
— Excusez-moi, pour le retard.
La voix qui lui répondit était aussi blanche que la lame d'un couteau.
— C'est incorrect. Il faut dire « Je vous présente mes excuses », sinon, vous vous excusez toute seule, mademoiselle.
Aela était presque sûre d'entendre murmurer des plaisanteries parmi l'assemblée qui contemplait l'échange. Un peu mal à l'aise, elle sentit une incisive roseur couvrir ses joues – phénomène fréquent qu'elle détestait, puisqu'elle n'avait aucune raison d'éprouver un tel malaise. Elle s'avança fermement près du bureau, y déposa le billet de retard qui s'était froissé entre ses paumes, et ajouta en allant à sa place :
— Je vous présente mes excuses.
Elle s'installa rapidement à son bureau en ayant chuchoté à Camille, sa voisine aux cheveux mi-longs, de se décaler. En se faisant la plus petite possible après le spectacle qu'elle avait donné aux autres, elle sortit ses affaires de son sac à dos : sa trousse en cuir noir, son large cahier à petits carreaux et une règle. Lorsqu'elle fut correctement préparée, sa camarade lui tendit trois polycopiés d'introduction sur la Guerre Froide qui donnèrent à Aela l'envie subite de retourner se coucher. Selon elle, il n'y avait rien de moins intéressant que l'Histoire moderne – elle préférait bien plus l'époque médiévale à tout ce qui s'apparentait de près ou de loin à des discours, des missiles à Cuba et de vastes campagnes publicitaires vantant tel ou tel Bloc.
Elle s'apprêtait à passer en mode automatique, ce qui impliquait de prendre des notes à la façon d'un robot sans réfléchir ni aux Etats-Unis ni à l'URSS, quand elle entendit à nouveau la voix monocorde du professeur résonner en une question dans la salle de classe.
— Quelqu'un souhaite-il lire le premier paragraphe du polycopié ? (Il ignora royalement les deux élèves qui levaient la main en bons petits soldats et appuya son regard sur quelqu'un d'autre.) Michaël, peut-être ? Je vous écoute.
Aela posa alors ses deux yeux clairs sur ceux, couleur brouillard, du silencieux du premier jour. Point d'épaisses mèches blondes et désordonnées ne couraient plus sur son front ; visiblement, il s'était coupé les cheveux, ce qui dégageait son regard, bien qu'inexpressif. Griffonnant toujours dans la marge de son cahier, Michaël était d'un mutisme parfait qui aurait fait tomber de sa chaise le plus grand des muets. Il n'eut aucune réaction lorsque le professeur se racla impatiemment la gorge – il était clair que Michaël n'était pas avec eux.
Son voisin tapota son dos en lui murmurant quelque chose qui ressemblait à un « Mec, le prof te parle » qui fut interrompu par le mouvement de recul, léger mais ferme, que son interlocuteur appliqua ; comme si le moindre contact avec le monde extérieur pouvait endommager sa bulle de silence. Aela était stupéfiée devant cette scène, puisqu'elle n'avait jamais vu qui que ce soit ignorer avec une telle prestance une quelconque représentation de l'autorité. De celui qui répondait insolemment au professeur à celui qui effaçait son existence, il n'y avait qu'un véritable courageux.
Le professeur passa outre, certainement déstabilisé plus qu'offensé par la situation, et entreprit lui-même de lire le premier paragraphe qui signait le début de l'ennui. Les deux heures qui s'ensuivirent furent soporifiques malgré les efforts conséquents que fournissait Aela pour maintenir son activité cérébrale à un niveau d'éveil. Lorsque la sonnerie retentit à la manière d'un cri de sirène torturée, Aela avait déjà rangé ses affaires et n'avait qu'à passer la bretelle de son sac à dos à son épaule pour sortir la première de la salle, ce qu'elle accomplit avec brio.
Épuisée et le poignet fatigué d'avoir repris un rythme de notes important, elle se dirigea dans le couloir qu'elle avait emprunté le matin même avec un unique objectif : respirer l'air pollué de la ville et s'acheter une bouteille de soda. Cependant, son amorphisme fut interrompu par un bruit de pas fermes qui se faisait entendre derrière elle. Contrainte de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule pour deviner qui la suivait, elle fut surprise de trouver face à elle non pas un professeur d'histoire ennuyeux ou un grand jeune homme aux cheveux clairs, mais Pierre. Pierre Gabarra.
Il avait l'air de vouloir lui parler, cet air indécis qu'on ne peut lire que dans les yeux.
— T'as passé une bonne rentrée, Aela ? demanda-t-il de sa voix cassée, habituelle, en esquissant un rictus étrange sur ses lèvres.
— Je suppose. Et toi ? Qu'est-ce que tu veux ?
Elle n'avait aucune idée de pourquoi Pierre se mettait à lui parler soudainement, alors que cela faisait plus de cinq ans qu'ils ne s'étaient pas retrouvés face à face. Cela aurait dû lui faire plaisir, puisque Pierre et elle se connaissaient depuis la primaire et s'étaient séparés sur des mots douloureux. Depuis cette époque, il était allé dans les mêmes établissements qu'elle et semblait avoir gardé un lien impossible à nommer avec elle, et tantôt cela plaisait à cette dernière, tantôt elle éprouvait l'envie de s'en débarrasser.
Elle détailla ses cheveux bruns, sa mâchoire carrée parsemée par de légères taches de rousseur, la plissure au coin de ses yeux d'un noir d'encre ; en reconnaissant comme toujours le charme qui l'avait ensorcelée enfant. Il s'approcha d'un pas, obligeant Aela à se caler au mur.
— J'ai appris pour... ce qui s'était passé.
Aela ne comprenait pas de quoi il parlait, et un sentiment étrange et salé comme la mer flottait au creux de sa poitrine, renforcé par le fait que Pierre avait un regard qu'elle ne lui connaissait pas. Elle sentit les pulsations de son cœur se mettre à galoper lorsqu'il plaça une main au mur, près de son visage – scène irréaliste qu'on ne trouvait que dans des oeuvres de fiction. Elle se recoiffa nerveusement en s'efforçant d'analyser la situation, en vain.
— Excuse-moi, de quoi tu parles ? Tu peux reculer, s'il te plaît ? On ne se parle jamais, qu'est-ce qui t'arrive ? balbutia-t-elle maladroitement dans un souffle.
— Il paraît qu'à douze ans...
Il laissa planer une pause qui fit se glacer le sang d'Aela.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle fermement, une peur atroce et grimpante au bord des lèvres.
Car il était impossible que quelqu'un comme Pierre puisse parler d'une chose pareille.
— Tu comprends mieux si je fais ça ?
Alors que l'esprit d'Aela semblait s'être éparpillé en miettes impossibles à rassembler, elle sentit la main brûlante de Pierre s'écraser contre sa joue et glisser comme une lame de rasoir le long de son cou. Une décharge électrique lui parcourut tout le corps lorsqu'elle ressentit, pour la troisième fois en deux jours, ses démons s'agiter avec vigueur tout au fond de son estomac. Suffocante, elle repoussa Pierre et s'extirpa loin de lui en criant de la lâcher – le son cogna contre les murs du couloir et fracassa le carrelage des souvenirs d'Aela. Elle se rua dehors, le crâne en feu.
À sa table à laquelle il n'avait pas bougé, Michaël sursauta en entendant cette allégorie du désespoir rebondir de part en part le long du corridor. Alors que Pierre se dirigeait vers le deuxième escalier du couloir, le cri d'Aela résonnait encore dans ses oreilles, lui rappelant des vestiges oubliés qu'il avait enfermés au plus profond de sa conscience, il y avait des années de cela.
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