Quelques jours plus tard, alors que la fin du mois d'avril approchait, le soleil se leva sur un samedi qui s'annonçait paisible. Pas de pluie prévue, aucune dédicace susceptible de les surmener, et mieux encore : pas de Taehyung collant pour s'accrocher à lui.

Jungkook se sentait au paradis !

De bonne humeur, il se cuisina un appétissant déjeuner qu'il enferma dans une boîte en plastique pour sa pause, au travail, et la vaisselle finie, il s'accorda un petit déjeuner tout aussi succulent. Il se rendit à la salle de sport pour une petite demi-heure de musculation à l'occasion de laquelle il croisa Taehyun. Le jeune homme, tout à son développé couché, ne le remarqua d'abord pas. Sa série terminée, néanmoins, son regard se planta aussitôt sur le nouvel arrivant à qui il adressa un signe amical.

Après un entraînement commun, les deux garçons se séparèrent. Jungkook prit une douche puis fila à la librairie.

Rituel oblige, une fois prêt à aller en rayon, il passa par la réserve principale. Yoongi s'y trouvait, en train d'enregistrer les retours préparés ces derniers jours par les libraires.

« T'as déjà fini de tout réceptionner ? s'étonna Jungkook après l'avoir gratifié d'un bref salut.

— Ouais, on a reçu trois cartons ce matin, et comme j'avais déjà rattrapé tout mon retard... bah j'ai trouvé de quoi m'occuper.

— T'es un hyung super efficace, je suis fier de toi. »

Et sur ces mots, Jungkook, comme à son habitude, s'affala contre le dos de son aîné avant d'enrouler les bras autour de son cou pour se blottir contre lui. Yoongi, toujours concentré sur son écran, cessa néanmoins son activité pour passer une main délicate sur celle, meurtrie, de son ami. Jungkook en frémit et déposa un petit baiser sur sa nuque, après quoi il ferma les paupières pour profiter encore un peu de cet instant.

« Dis, Kook, je me demandais...

— Moui ?

— Tu... enfin... non rien, laisse tomber, c'est stupide.

— Je te trouve agité, ces derniers temps, tu vas bien ? s'inquiéta Jungkook. Le rhume de l'autre fois est passé ? »

Si Yoongi se montrait toujours très protecteur envers son cadet, Jungkook aussi se souciait beaucoup de lui. Yoongi avait une santé fragile, il tombait souvent malade, et chaque fois le jeune libraire se rendait chez lui pour prendre de ses nouvelles et lui apporter son soutien de toutes les façons possibles – ça finissait en général avec une bonne soupe devant la télévision, les deux assis sous un même plaid.

« Non, non, ça va, c'est parti, t'en fais pas. Je crois que je suis juste un peu... fatigué. Je me reposerai bien, demain.

— T'as trouvé personne pour aller au festival ?

— Non...

— Je suis vraiment désolé...

— T'y peux rien du tout, je te l'ai déjà dit.

— Je sais à quel point ça compte pour toi, hyung... mais t'imagines bien que je pouvais pas décaler mes rendez-vous, Jin hyung est toujours complet des mois à l'avance.

— T'as pas à t'expliquer, Kook. Et puis ça me donner une raison de plus de guérir vite : je pourrai fêter ça en convention.

— Oui, et je t'accompagnerai quand même, parce que j'ai bien envie de voir ça... même si la fantasy, c'est surcoté.

— Tss, hérétique, » marmonna Yoongi.

Et Jungkook sourit, fier d'avoir provoqué la réaction qu'il attendait. Pour se faire pardonner son geste, le jeune homme abandonna un nouveau baiser dans la nuque de son aîné, qui lâcha un rire attendri.

« Donc j'ai aucune mise en rayon, aujourd'hui ? s'enquit le libraire en jetant un regard aux caisses presque vides.

— Si, tu vois bien que t'as sept romans, rétorqua Yoongi.

— Au temps pour moi, ça va m'occuper pendant au moins une minute et demie.

— T'auras plus qu'à tourner en rond pendant six heures cinquante, c'est pas la mort.

— Je ferai plein de retours, comme ça je te donnerai du boulot aussi.

— Quelle générosité, et moi qui craignais de m'ennuyer... »

Le plus jeune se détacha enfin de lui, décidé à rejoindre ses étagères avec ses sept misérables bouquins.

Comme prévu, la journée passa à une allure terriblement lente. Rayon après rayon, Jungkook parvint à scanner tous les thrillers qu'il n'avait pas encore vérifiés ces temps-ci. Les nouveautés des trois derniers mois, il n'y touchait pas : s'il les renvoyait aux fournisseurs, ils les lui renverraient. Chaque livre devait avoir sa chance, si insignifiant soit-il, et il devait respecter les délais. Ainsi, quand le livre se trouvait à la librairie depuis plus de six mois, à moins qu'il ne s'agisse d'un roman dont il savait qu'il se vendrait, il le retournait le plus tôt possible. En effet, après un an, les éditeurs considéraient que l'ouvrage avait été gardé trop longtemps pour être accepté. De nouveau Jungkook risquerait de voir les livres revenir quelques semaines plus tard, dans un petit colis de retours refusés. De cette manière, le libraire renouvelait régulièrement ses stocks : il pouvait renvoyer ses marchandises les plus anciennes, qui libéraient donc de la place pour mettre en valeur d'autres bouquins plus récents.

Satisfait de constater que deux caisses de livres pouvaient sortir, il les apporta un peu avant la fin de son service en réserve, et il profita des quelques minutes qui lui restaient avant son départ pour tirer de son bureau une carte de papier au design élégant. Il alla chercher dans un de ses rayons le livre qu'il avait acheté quelques jours plus tôt et qu'il avait terminé la veille. Il l'avait touché, et Jungkook désirait le mettre en avant auprès de sa clientèle : il écrivit un petit mot pour décrire l'histoire puis les émotions qu'elle avait provoquées en lui. À l'aide d'un trombone, il attacha son coup de cœur au roman qu'il reposa en facing, afin d'attirer l'attention.

Il adorait l'idée que son métier implique avant tout un partage entre ses clients et lui. Il y avait et il y aurait encore tant de choses qu'il espérait leur faire découvrir...

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Quand Yoongi ouvrit les paupières en ce dimanche matin, son estomac se noua aussitôt. C'était aujourd'hui, le festival. Et aujourd'hui également qu'il avait rendez-vous avec son psychologue.

Le festival, il n'y passerait qu'en coup de vent, mais il était bel et bien décidé à y entrer, même pour quelques minutes. Il souhaitait plus que tout découvrir cette ambiance si particulière et nourrir ses yeux admiratifs de tous ces stands, de tous ces produits dérivés.

S'il parvenait à en acheter un, il aurait réussi à journée. Parler à un vendeur au-dessus du brouhaha de la foule, avancer la main au moment de payer... tout ça l'effrayait, surtout entouré d'autant de monde. De fait, s'il arrivait à exécuter cette seule action, ça signifierait pour sûr que son état progressait – et il ne manquerait pas d'en discuter avec son psychologue à la séance suivante.

Une figurine de Legolas, il lui suffirait d'acheter une figurine de Legolas. Il en possédait déjà bon nombre (trouvées sur internet données par Jungkook), mais il était convaincu d'en trouver de nouvelles à cette occasion si spéciale, et il désirait un souvenir matériel du pas de géant qu'il s'apprêtait à effectuer.

Ainsi, motivé par les goodies qu'il comptait s'offrir, Yoongi tenta d'apaiser sa respiration, allongé sur le dos, toujours sous ses draps, et il laissa son esprit se remplir de choses positives : la témérité de ses personnages favoris, la grandeur d'âme de certains, la nuance fascinante apportée au caractère des autres. C'était à son tour de se montrer courageux et d'affronter ses pires craintes.

Il ne se leva qu'après un long moment passé à rêvasser. Il s'était imaginé la journée idéale, et il estimait son scénario plausible. Lui, franchissant la porte de l'immense salle réservée à l'évènement, se dirigeant vers la scène pour profiter un peu d'un spectacle fabuleux, puis s'éclipsant une dizaine de minutes plus tard avec entre les mains une statuette à ajouter à sa collection.

Un plan parfait qu'il lui faudrait suivre à la lettre. Se fondre dans la masse, ne regarder personne dans les yeux, avancer vite pour rester efficace. Entre son arrivée et son départ, il ne devait pas s'écouler plus de quinze minutes. Il y parviendrait, surtout s'il sortait avant ça du cabinet de son psychologue.

Il s'agissait d'un homme déjà âgé, chez qui Yoongi allait de moins en moins ces temps-ci : ce n'était pas qu'il n'aimait pas ces moments, mais il les jugeait moins utiles, si bien qu'il était passé d'une séance hebdomadaire à une séance mensuelle. Il s'y rendait de lui-même, parce qu'il appréciait la compagnie de ce professionnel capable de l'aider à lire en lui plus aisément. Il sortait chaque fois de son cabinet plus serein qu'il y était entré... ça expliquait pourquoi il avait décidé de prendre rendez-vous aujourd'hui.

Une fois habillé (un sweat, un jean et des baskets suffisaient) et prêt à partir, le jeune homme jeta un œil à sa montre. La salle de l'évènement venait d'ouvrir ses portes, il était dix heures. Lui rejoindrait son psychologue à onze heures, terminerait sa séance à midi, et le temps de marcher jusqu'au festival, s'il prenait un rapide déjeuner sur le chemin, il arriverait sans doute aux alentours de treize heures.

Et si tout se déroulait bien, il serait de retour chez lui une heure plus tard.

Déterminé en dépit de son cœur qui s'affolait, Yoongi réunit ses affaires. Il quitta son appartement et partit à pied. Le jeune homme en effet n'avait jamais passé le permis, incapable de monter en voiture avec quelqu'un si près de lui. Par ailleurs, si sa crainte d'être effleuré par quiconque s'était aggravée, sa peur de l'extérieur en revanche s'était apaisée. Née alors qu'il était encore scolarisé au lycée, elle l'avait empêché de sortir pendant plusieurs années avant qu'enfin il n'ose mettre un pied dehors.

Dans la rue, il avançait tête baissée, ses écouteurs dans les oreilles, aux aguets. Il évitait autant que possible les trottoirs bondés et les foules. Avec les années, il savait désormais exactement quels endroits esquiver et quand.

Comme chaque fois qu'il lui fallait rassembler tout son courage, il sélectionnait des musiques épiques auxquelles se mêlaient les bandes originales de ses films favoris. Il se figurait des combats grandioses, puis il se rappelait ses propres combats, et parfois son imagination s'amusait à l'envoyer dans un autre univers, dans un monde de magie empli de merveilles.

Or, Yoongi n'ignorait pas que le méchant de son histoire, c'était lui-même, lui et ses peurs, lui et ses faiblesses. La bataille se révélait d'autant plus compliquée à mener.

Arrivé enfin devant le cabinet de son psychologue, il en rejoignit la salle d'attente. L'endroit arborait une jolie décoration, à la fois moderne et boisée, très épurée, qui apportait aussitôt une sensation de calme. Une petite fontaine, de plus, coulait en continu, installée sur un guéridon, et un jardin zen miniature reposait sur la table basse auprès de magazines et de recueils de nouvelles – des bouquins courts, afin que ses clients les plus en avance puissent profiter de ce temps pour s'apaiser.

Le docteur Kim (détail amusant, il était le père de Seokjin, le kinésithérapeute de Jungkook) s'occupait pour l'essentiel de patients atteints de dépression. Des personnes, donc, qu'il espérait rasséréner dès leur entrée en salle d'attente. Il souhaitait leur permettre de se sentir dans un cocon loin des tracas du quotidien. Sur Yoongi, ça fonctionnait à merveille.

Le jeune réceptionnaire attrapa un recueil qu'il avait commencé quelques mois plus tôt et dont il lisait une histoire à chacun de ses rendez-vous. Il arrivait toujours en avance dans le seul but de s'offrir ce petit plaisir grâce auquel les palpitations dues au stress de son trajet s'évaporaient.

Comme chaque fois qu'il se plongeait dans sa lecture, il oublia tout de lui-même pour vivre mille vies par procuration, et quand le psychologue vint le chercher, il lui adressa un salut poli accompagné d'un sourire sincère.