52. Funérailles
Les agresseurs d'Aaron avaient été embauchés dans un bar du centre-ville, la veille, par une femme qui les avait payés cash. Leurs témoignages concordaient. Celarghan n'en pensait rien. Il paraissait même certain qu'il n'y avait absolument rien à en tirer. Mais il avait laissé la police lancer un avis de recherche, sans s'en mêler.
— Je les aurai coincés avant ça, annonça-t-il avec son flegme.
— C'est bientôt la Saint Jérôme, pourtant, remarqua Laura.
Elle l'avait appelé en sortant de la gare et il l'avait rejointe aussitôt. Elle avait senti le soulagement dans sa voix, le signe qu'il n'avait pas cru, un instant, qu'elle se montrerait raisonnable. La prise de conscience de ce manque de confiance l'avait irritée. Même s'il avait, bien sûr, mille raisons de doute de sa bonne volonté.
— La Saint Jérôme ? Qu'est-ce que vous racontez ? C'est le 30 septembre !
— La Saint Etienne ? Gustave ?
— Guillaume. Dans trois jours. Ce sera réglé d'ici là, je vous le promets.
Elle haussa les sourcils. Jusqu'ici, il n'avait pas l'air d'être très efficace.
— Ils ont organisé cet enterrement drôlement vite... J'aurais pu garder le corps encore plusieurs jours. L'enquête le justifiait.
— Ils avaient organisé une cérémonie d'hommage sans savoir s'ils auraient la dépouille. Je suppose qu'ensuite, il a suffi de quelques coups de fil.
— Et pourquoi nous y rendons-nous, au juste ?
— Parce qu'il pourrait s'y montrer.
Laura étouffa un rire.
— Il n'osera jamais.
— Je n'en suis pas si sûr.
Ils roulèrent en moment en silence.
— Vous savez, Michael... J'ai parfois l'impression que nous ne connaissons pas la même personne.
— En tant qu'agent d'intervention, vous devriez savoir que les gens ne sont pas toujours ce qu'ils prétendent être.
— Pourtant... Pourtant il n'a pas tué Linda, et vous le savez.
— Oui, c'est d'ailleurs pour ça qu'il viendra à son enterrement.
— Ce serait vraiment stupide de sa part.
— N'essayez pas de le comprendre. Ni vous, ni moi n'y parviendrons jamais.
— Je pensais que vous le compreniez, justement. Que vous étiez comme lui.
— Ne m'insultez pas.
Son ton sec indiquait qu'il ne fallait pas creuser dans cette direction. Celarghan se glissa sur le parking qui jouxtait le cimetière. Laura n'était finalement jamais venue, l'exhumation n'ayant pas eu lieu, et elle observa le mur d'enceinte sans rien en penser. Un bâtiment moderne, sinistre, se dressait à côté des grilles du portail. L'inspecteur se gara le plus loin possible, derrière un rhododendron gigantesque.
— Bien. Vous allez passer par l'entrée principale, mais prendre l'allée latérale qui longe le mur de droite. La concession est au fond, près de la fontaine. Je vais passer par derrière. Si vous le voyez, parlez-lui, gardez-le le temps que j'arrive.
Il se tourna vers elle.
— Laura, je dois croire que vous allez m'aider, cette fois.
— Vous allez le tuer.
— Il le faut. Il... Ne pensez pas à lui comme à un homme. Pensez à lui comme à un monstre. C'est ce qu'il est. Depuis bien longtemps, quel que soit le visage qu'il vous ait montré.
Elle pinça les lèvres.
— Comment voulez-vous que j'accepte de me rendre complice d'un meurtre ?
Il haussa les épaules.
— Je vous dirai quand fermer les yeux.
Il sortit de la voiture sans rien ajouter.
Un groupe de parapluies disparates – noirs pour la plupart – était rassemblé devant une fosse au milieu du gazon mort. Il pleuvait dru et les visiteurs, une trentaine d'entre eux, se serraient les uns contre les autres. Protégé par un acolyte, le curé, un homme âgé, plus stéréotypé que son collègue des bas quartiers, ânonnait son sermon. Linda était donc chrétienne. Imprévu.
En retrait, Laura observa les endeuillés. La vieille mère, les collègues, une sœur ou une cousine, des clients satisfaits. Ils avaient l'air affligé de circonstance, et un instant elle imagina qu'elle était à leur place.
Elle se souvenait de la mise en terre de Thomas. Il faisait tout aussi mauvais mais la foule était dispersée, des visages inconnus pour la plupart. Elle-même bouillait de fureur, un être hostile, révolté, impossible à approcher. Les condoléances avaient glissé sur sa carapace, inaudibles, tandis qu'elle haïssait ce salopard qui avait osé l'abandonner, seule, dans ce monde effroyable. Avant qu'elle ne comprenne que malgré ses travers et son désespoir, il n'aurait jamais fait une chose pareille. Que quelqu'un, quelque part, l'avait suicidé.
Quelqu'un comme Michael Celarghan, en toute impunité.
D'un mort à l'autre, elle songea à la traînée de boue qu'avait dû laisser le cortège funéraire de Jonathan dans le cimetière de Graelon à Murmay. Son enterrement avait dû avoir lieu, qu'avait dit Duncan, déjà ? Elle ne s'en souvenait pas. Peu importe. Elle devinait l'attroupement, peut-être un cordon policier pour garder ses détracteurs à l'extérieur. Marchant sur les pelouses, ils avaient dû éventrer l'herbe, confrères, anciens patients, anonymes, une piste large, comme si une énorme larve avait rampé, écrasant tout sur son passage.
Brusquement, elle eut un haut-le-coeur.
Un mouvement attira son regard sur la droite, mais le temps qu'elle se redresse, il n'y avait plus rien. C'était sans doute un oiseau, une corneille, ce genre de créature de mauvais augure.
Le cercueil descendait dans la fosse.
— Il était là, mais il est parti, dit alors Celarghan en arrivant derrière elle.
— Je n'ai rien vu, répondit Laura en s'essuyant la bouche.
L'inspecteur ne remarqua rien de son malaise.
— Moi non plus.
Il ne paraissait pas particulièrement déçu, et repartit aussitôt vers la sortie, sans se soucier de la cérémonie qui se déroulait à quelques mètres. Laura le rattrapa en quelques foulées rapides.
— Vous l'auriez vraiment tué, comme ça, en plein milieu d'un enterrement ? Devant des dizaines de témoins ?
— Personne n'aurait rien vu.
Elle haussa les sourcils.
— Vous êtes vraiment très sûr de vous.
— En ces matières, oui. J'ai l'habitude.
— Je peux vous poser une question ?
Celarghan s'immobilisa et l'observa, sourcils levés.
— En général, vous ne vous privez pas. Je vous écoute.
— Vous avez le droit de me dire tout ça ? Que vous êtes un tueur ? Que vous allez le flinguer sans vous soucier de la justice ? Je pourrais en parler autour de moi.
Il haussa les épaules, exactement comme elle imaginait qu'il allait le faire.
— Vous pourriez. Ça ne changera rien.
Ils franchirent les grilles côte à côte. Laura aurait pu avoir peur qu'il se livre de la sorte, mais elle ne parvenait pas à penser qu'il pourrait, simplement, la supprimer en même temps qu'Ubis. Quoi que ce dernier en pense. Elle n'en savait pas assez, pas grand-chose. Il ne pouvait pas être... aussi froid.
— Quel est le plan, maintenant ?
— Je dois réfléchir.
— Vous pensiez vraiment pouvoir le cueillir ici ?
— Oui. Mais il a deviné que je viendrais.
— Il vous a laissé un message ?
— Oui.
— Quel message ?
— Vous n'avez pas besoin de le savoir.
— Michael !
Mais il s'était glissé dans la voiture, et elle le rejoignit à l'intérieur.
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! Quel message??
— Une sorte de provocation, rien d'autre. Il essaie de se donner de la contenance parce qu'il sait qu'il va mourir.
— Oui. C'est ce qu'il m'a dit.
— Quoi ?
— Qu'il savait que vous finiriez par l'emporter.
Michael eut un sourire triste.
— Si seulement il avait bien voulu mourir au bon moment, nous n'en serions pas là.
La voiture démarra dans un bruissement puis regagna les rues humides de la cité.
— Si vous me promettiez de ne pas le tuer, je pourrais essayer de le convaincre de se rendre.
— Je ne vous ferai pas une telle promesse. Je ne la tiendrai pas.
— Est-ce qu'il n'y a vraiment rien qui puisse vous faire changer d'avis ?
— Non.
Elle croisa les bras, se tassa dans son siège, observa la ville floue au travers des gouttes qui couraient sur la vitre.
— Vous pensez qu'il pourrait revenir vers vous ? demanda finalement Celarghan.
— Vous voulez vous servir de moi comme appât ?
— Jamais je ne vous exposerais volontairement, Laura.
— Alors pourquoi cette question ?
— Pour essayer de comprendre. Ce qui l'a ramené chez vous.
— Les documents, je vous l'ai dit. Il voulait les récupérer avant que je les lise.
— De quoi parlaient-ils, au juste, ces documents ?
Elle hésita. Il conduisait, concentré, détendu, à mille lieues des éclats de la matinée.
— Je n'ai pas eu le temps d'en voir grand-chose. De chantiers de fouilles archéologiques en Égypte, de son père, Hector Ubis...
Il acquiesça, le visage neutre, l'expression qui lui convenait le mieux, qui conférait une certaine douceur à son visage taillé à la serpe. Impossible de deviner ce qu'il en pensait, mais il ne semblait pas surpris.
— Vous comprenez pourquoi il les a repris, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Pas complètement.
— Ça n'a rien à voir avec votre querelle, alors ?
— Ce n'est pas une querelle. Et ce n'est pas personnel. Pas du tout.
— Mais vous ne me direz pas ce dont il retourne.
— Non. Vous devez me faire confiance.
— Je ne fais que ça.
Elle reporta son attention vers l'extérieur. Il ne lui lâchait rien. Elle ne saurait rien. Ubis et Celarghan semblaient ferrés dans leur lutte clandestine, à mort, et refusaient de lui faire une ouverture. Elle les maudit à mi-voix.
— Où allons-nous ?
— Je vous ai pris une chambre dans mon hôtel, voisine de la mienne.
— Quoi ?
— Je vous l'ai dit, je veux pouvoir garder un oeil sur vous. Et de toute façon, votre appartement est inhabitable.
— J'aurais pu faire remplacer la porte.
— Vous l'avez fait ?
— Non mais–
— Alors la question ne se pose pas. Vous verrez, c'est confortable et tranquille. Je ne vous dérangerai pas.
— Celarghan, vous n'avez absolument pas le droit de...
— J'ai repensé à ce que vous avez dit tout à l'heure. Sur le fait de vous séquestrer.
— Et ?
— Si vous m'y obligez, je le ferai.
Comme pour appuyer ses propos, il enclencha la sécurité des portières.
— Montrez-vous raisonnable, Laura.
Sa condescendance embrasa la jeune femme comme de l'essence sur la flamme. Un spasme la secoua. De fureur. Mais il n'était pas question qu'elle le laisse prendre l'ascendant.
— Vous n'êtes qu'un sombre salopard, Celarghan.
Il esquissa un sourire morne.
— Souffle, souffle, vent d'hiver ; tu n'es pas si cruel que l'ingratitude de l'homme.*
***
* Celarghan cite Shakespeare, que voulez-vous.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro