50. En porte-à-faux
Aucune question ne franchit la barrière de ses lèvres humides. Michael la dévisagea, stupéfait, et son expression qui se déclinait généralement en grimaces exagérées se para d'un rouge éclatant.
— Vous l'avez vu, souffla-t-il. Laura, vous l'avez vu et vous ne m'avez pas appelé.
Elle repoussa ses cheveux trempés derrière ses oreilles, tremblante.
— Comment va Aaron ?
Il tapa deux fois le volant du plat des mains.
— Il est vivant et ce n'est pas grâce à vous ! explosa-t-il.
Il se tourna vers elle, le visage congestionné par la fureur, et elle se tassa instinctivement contre la portière.
— Vous ne jouez pas franc jeu avec moi et votre cavalier seul me sort de partout ! éructa-t-il. Regardez dans quel état vous me mettez, je ne perds jamais mon sang froid ! Je ne sais pas comment vous pouvez m'irriter à ce point !
Laura craignit subitement qu'il ne la frappe, mais il se figea, écarquilla les yeux, comme surpris par sa propre violence, et recula. Le souffle court, il s'appuya contre son dossier, entrecroisa ses doigts, ferma les paupières, renversa la tête. Il commença à murmurer quelques mots à mi-voix et, petit à petit, toute son impressionnante masse se détendit, son teint reprit sa couleur naturelle, sa respiration un rythme plus tranquille.
— C'est intéressant. Je ne pensais pas que quelqu'un pourrait jamais me mettre en colère de la sorte.
Il rouvrit ses prunelles bleu acier et refit face à la jeune femme, comme si absolument rien ne s'était passé. Avant qu'il ait pu ouvrir la bouche, deux coups de klaxon lui signalèrent qu'il encombrait la chaussée, et il fut forcé de se mettre en mouvement.
Il laissa à Laura un répit d'une centaine de mètres avant de reprendre la parole.
— Il est venu dans votre appartement hier soir.
— Vous l'avez entendu, je présume.
— Ses empreintes sont sur la porte. Sa voiture a été vue devant l'immeuble en début de soirée, environ une demi-heure après qu'il l'ait récupérée chez lui. Les lieux n'étaient pas sous surveillance, si vous vous posez la question, je ne l'ai pas estimé nécessaire. On en a retrouvé la carcasse à moins de cinquante mètres de votre porte. Aucun corps à l'intérieur.
— Comment va Aaron ? l'interrompit Laura.
— Je vous emmène à l'hôpital, vous pourrez le constater vous-même.
La jeune femme sentit l'angoisse lui broyer la gorge.
— Ne me faites pas ça !
— Alors dites-moi ce qui s'est passé ! rétorqua Celarghan.
Elle croisa les bras.
— Vous avez l'air de le savoir.
— Je pensais qu'il était venu chez vous en votre absence. D'où ma présence opportune à l'église.
— Vous avez vu l'agresseur d'Aaron ?
— Ils étaient deux et sont à présent sous les verrous.
Celarghan soupira.
— Je l'ai déposé aux urgences. Il a sans doute eu besoin de quelques points de suture. Il a eu de la chance que j'étais là, franchement, Laura.
— Vous pensez que c'est lié ?
— J'en suis sûr. Cette église hurle. Vous ne l'entendez pas, évidemment, mais moi j'en suis assourdi.
La congestion du petit matin ralentit leur périple, ils se retrouvèrent coincés parmi les travailleurs de l'aube, sous la pluie battante.
— Je passerai au commissariat après vous avoir déposée. Je doute que ces deux types puissent me guider jusqu'à leur commanditaire, mais tout est à tenter.
— Ce n'est pas Ubis. Il n'aurait jamais fait ça.
Celarghan eut un semblant de rire gonflé d'amertume.
— Vous avez l'air bien sûre de vous. Et si vous me racontiez votre rencontre d'hier soir, plutôt ?
— Nous avons fait un tour en voiture. Il voulait... Je ne sais pas ce qu'il voulait.
Me faire quitter la ville, pour changer.
— Sans doute juste détourner mon attention le temps qu'il cambriole mon appartement. Il m'a déposée à l'église, mais je n'y suis pas allée.
— Qu'est-ce qu'il a pris ?
— Des documents.
Celarghan haussa les sourcils.
— Quel genre ?
— Des notes de travail.
Elle pinça les lèvres.
— Il ne m'a pas menacée. À aucun moment.
Elle songea à l'homme à tête de chien – de chacal – sur le quai, qui avait manqué la tuer. Même si Ubis n'avait pas la stature de son agresseur, était-il possible qu'il ait été présent, dans l'ombre, qu'il se soit interposé pour empêcher le pire de se produire ? Pour ne pas attirer l'attention sur la morgue ? Ou parce qu'ils étaient collègues, peut-être davantage, peut-être amis ?
— Même s'il ne menace pas votre intégrité physique, il menace votre intégrité morale, Laura ! Vous l'avez vu hier soir, vous n'en avez averti personne ! On pourrait vous accuser de complicité avec un meurtrier ! D'entrave à la justice ! Mais voilà, je ne vous en veux pas, c'est exactement sa méthode... Comme une pourriture insidieuse, qui se répand dans l'ombre sans qu'on la soupçonne, sans qu'on la craigne, sans qu'on la devine, simplement. Vous ne pourrez jamais mesurer le danger qu'il représente.
Tous ces grands mots, à nouveau, ces espèces d'absolus auxquels elle ne comprenait rien, comme de la poudre aux yeux, un voile sur les faits, concrets, qu'il avait à lui reprocher.
— Vous savez, j'ai essayé de le convaincre de se rendre, dit-elle, acide. Mais il sait que ce n'est pas ce que vous voulez. Si vous n'étiez pas aussi... obtus... Les choses seraient peut-être différentes.
— Vous ne comprenez pas. Et je n'ai pas le droit de vous l'expliquer. Je... Les vies qu'il a... perverties et détruites sont nombreuses, et je ne peux pas me permettre de faillir davantage à mon devoir. J'ai... autrefois... eu l'occasion d'en finir avec lui. J'ai cru l'avoir fait.
Il fixa l'aube naissante au travers du pare-brise, une moue contrite sur les lèvres.
— On a beau être... meilleur, on... croit à tort qu'on est infaillible, murmura-t-il, à moitié pour lui-même. Et c'est en se croyant infaillible qu'on fait des erreurs.
Le bus qui les avait ralentis jusque là tourna à gauche et Celarghan prit de la vitesse.
— Vous savez, Laura... Ça va sans doute vous sembler absurde... mais j'ai... envie que les choses se passent bien entre nous. Pour moi, c'est peut-être aussi important d'avoir une bonne relation avec vous que de coincer Ubis. Ça a l'air bête, peut-être, mais c'est vrai.
Il eut un léger sourire, personnel, qui le défigura comme d'ordinaire. Laura frissonna.
Pas un autre soupirant, pas maintenant, surtout pas.
L'image de Sam, un instant, s'imposa dans son esprit. Peut-être la source de l'inimitié entre Ubis et le journaliste avait-elle une toute autre source que celle que Sam imaginait. Peut-être avait-il fouillé dans des affaires spirituelles que le légiste avait à coeur de garder confidentielles. Un petit reportage sur les illuminés et les charlatans qui plumaient les crédules.
— Je crois que j'en sais plus que vous ne le pensez... Je pense que je sais qui il est.
Celarghan se tourna vers elle.
— Quoi ?
— Ça a un rapport avec une secte et des dieux égyptiens, n'est-ce pas ?
L'inspecteur sursauta, perdit une seconde le contrôle de son véhicule qui dérapa et manqua s'encastrer dans les voitures garées le long du trottoir. Il se rangea en double-file, alluma les feux de détresse, au grand dam de ceux qui le suivaient.
— Est-ce que vous avez vu... vu quelque chose ?
Celarghan était pâle comme la neige, son regard dévorant.
Laura se souvint des paroles d'Ubis, la veille. Cet appel à sa confiance fragile. Le regard gris du légiste, cerné, fébrile, un homme aux abois. Une mise en garde critique.
— Non. Non, je n'ai rien vu. Ce sont des infos... un recoupement... Son père était égyptologue et... ces antiquités... partout chez lui...
Celarghan secoua la tête, comme pour s'extirper d'un mauvais rêve.
— Laura. Il n'est pas votre ami. Vous devez me croire. C'est son boulot de vous séduire. Je sais... qu'il vous a séduite. Vous ne pouvez pas le protéger. Vous ne devez pas le protéger. Vous savez... je ne fais pas ce que je fais pour moi. Je le fais pour vous, pour les gens autour, pour New Tren. Je sais que vous me prêtez des intentions que je n'ai pas. Je m'y suis mal pris avec vous, mais... j'avais besoin de temps pour m'adapter. D'un autre côté, il faut que j'en finisse vite. Parce que je ne peux pas trop m'adapter. Que... Que vous parveniez à me mettre hors de moi, déjà... Je dois rester ferme.
Il pinça les lèvres, grimaça, se réintégra aussitôt dans le trafic. Sa conduite était devenue nerveuse, en reflet de sa tension, et il se souciait peu de griller la priorité aux autres automobilistes. Qu'ils n'aient pas déjà heurté quelqu'un tenait du miracle.
— En priorité, vous devez convaincre votre ami prêtre de se mettre en sécurité. Faites-lui quitter la ville. Je ne sais pas s'il était visé, ou vous, mais c'est trop dangereux pour lui de rester dans les parages. Est-ce que vous avez des possibilités de le caser à Murmay ?
— Oui, je peux arranger ça.
La Société avait l'habitude de mettre des témoins au secret, ce ne serait pas la première fois.
— Alors faites-le. Les choses vont se régler, incessamment, mais pour l'heure, je ne peux pas être partout à la fois.
— Et je dois l'accompagner, c'est ça ?
— L'accompagner ?
— Rentrer à Murmay avec lui.
Celarghan eut un rire sec.
— Oh non, pour vous, c'est trop tard, Laura. Vous allez rester avec moi jusqu'à ce que ce soit terminé.
Elle s'autorisa une grimace incrédule.
— Avec vous ?
— Oui. Je dormirai sur le canapé.
— Franchement, Celarghan...
— Ce n'est pas discutable. Vous l'avez cherché.
— Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous comptez me séquestrer ?
— Vous... quoi ? Mais non ! C'est pour votre sécurité.
Elle croisa les bras, éberluée.
— Michael, je suis désolée mais... c'est hors de question.
Quand il se glissa sur le parking des Urgences, Laura reconnut l'établissement où elle avait elle-même été hospitalisée pendant quelques heures, après son agression.
— Est-ce que vous avez seulement écouté un seul mot de ce tout ce que je viens de dire ? demanda son compagnon, d'un ton presque résigné.
— Je n'ai pas besoin de vous pour me protéger ! protesta-t-elle. Aaron a été agressé, soit. C'est un civil. Il n'était pas armé. Ce n'est pas mon cas.
— Vous n'imaginez pas...
— Ça suffit, votre... arrogance m'épuise. Je suis un agent qualifié de la Société. J'y bosse depuis plus de dix ans. Vous n'allez pas me transformer en demoiselle en détresse que vous prenez sous votre aile. Il n'en est pas question. De surcroît... J'ai réussi à conserver un lien avec le suspect. C'est peut-être notre meilleure chance de le coincer. Si vous êtes sans cesse dans mon ombre, il ne se montrera sûrement pas !
— Vous ne me prévenez même pas quand il vous contacte !
— Parce que vous voulez le tuer !
Une ambulance les frôla, sirènes hurlantes, les réduisant un instant au silence.
— Avec de bonnes raisons !
— Lesquelles, bon sang ?! C'est vous qui n'écoutez rien !
Un brusque coup frappé à leur fenêtre les fit sursauter. Celarghan baissa la vitre ; un homme en uniforme turquoise se pencha par l'ouverture.
— Vous ne pouvez pas stationner ici, monsieur, déclara l'urgentiste, déjà excédé. C'est une zone réservée aux véhicules prioritaires.
— Mes excuses, murmura Celarghan.
Laura en profita pour ouvrir la portière et sortir.
— Nous en reparlerons, lança l'inspecteur sur ses traces. Appelez-moi quand vous en avez terminé. Nous avons un rendez-vous en fin d'après-midi.
— Quoi ça ?
— L'enterrement de Linda Belarez.
— Quoi ? Mais j'ai seulement libéré le corps hier...
— La cérémonie était prévue–
— Monsieur, vous devez bouger ! l'interrompit l'urgentiste, d'humeur de plus en plus noire.
Celarghan acquiesça dans une grimace.
— Appelez-moi ! ordonna-t-il une dernière fois, avant de démarrer.
Laura le maudit à mi-voix tandis qu'il s'éloignait vivement dans la grisaille. Le soleil n'était pas encore levé sur New Tren mais elle avait déjà l'impression d'avoir dépensé toute son énergie du jour.
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