13. Tensions dans l'église
Une neige glacée, serrée, tombait drue sur le parvis de l'église. Laura aurait dû rentrer mais elle avait froid rien qu'à observer le crachat du ciel. La main serrée sur une tasse désormais vide, elle referma la porte et retourna vers le choeur, où Aaron déchirait consciencieusement des assises de siège en vue d'un recyclage optimal. Il empilait d'un côté le bourrage, de l'autre les carrés de velours, et jetait tout ce qui dépassait dans de grands sacs poubelles. Il entendait donner le tout à une association, qui s'en servirait pour coudre des peluches à destination d'enfants hospitalisés. L'idée qu'un gamin serre dans ses bras un ours sur lequel s'étaient posées des fesses de bigots avait de quoi faire sourire. Laura n'avait bien sûr émis aucun commentaire.
— Tu as une chambre d'amis ? demanda-t-elle.
Il releva ses yeux sombres de son labeur et la gratifia d'une grimace indécise.
— Je suis de garde. Il fait vraiment dégueu, se défendit-elle. Laisse tomber.
Il parut soulagé et retourna à son étoffe. Laura fit quelques pas sur la pierre nue, transie, fatiguée. Elle avait vu le chef de la cellule locale la veille, et le manque de progrès agaçait tout le monde. Laura aurait aimé leur procurer quelque chose, mais Ubis faisait bien son travail, les dossiers des victimes n'avaient rien mis de particulier en évidence. Elle avait installé un logiciel espion sur le poste fixe de la morgue, pour qu'un informaticien puisse venir y puiser à distance, ils avaient aussi mis son téléphone sur écoute, mais deux semaines plus tard, rien n'en était sorti. Depuis trois jours, le domicile d'Ubis était sous surveillance quand il s'y trouvait, une mesure au coût astronomique, et la question de l'exhumation était revenue sur la table.
Laura avait répété ses réserves : Ubis le saurait. Il était populaire, soutenu par ses collègues, respecté par la police. Si on ouvrait une tombe, quelle que soit la raison avancée, il en serait averti et il saurait qu'on mettait son diagnostic en doute. Laura serait forcée d'avouer la véritable raison de sa présence, et la mission aurait échoué avant même d'avoir donné le moindre résultat.
Si le corps ne donne rien, avait remarqué l'agent. Dans le cas contraire, nous aurons de quoi l'incriminer.
Mais Laura savait que le corps ne donnerait rien. Soit Ubis disait la vérité, soit il aurait protégé ses arrières. Elle en était convaincue. On l'avait envoyée là pour en juger et elle en mettait sa main à couper. Elle l'avait vu fonctionner, agir, comme une mécanique bien huilée, efficace, direct, sans la moindre faille intellectuelle. Exhumer serait une perte de temps. Une erreur tragique.
Ce qui leur fallait, c'était un nouveau corps dans le Tren.
Peut-être auraient-ils dû en fabriquer un, juste pour voir si cela provoquait quelque chose...
— Songeuse ? demanda Aaron.
Il terminait de ficeler un sac.
— Je voudrais me confesser, annonça-t-elle.
Il haussa les sourcils et se carra dans son siège.
— Vas-y.
— On ne doit pas aller dans une de ces armoires ?
Elle désigna le confessionnal au rideau mité. C'était l'un des rares objets d'apparence intact de l'église. Quelque chose passa sur le visage du prêtre, comme un instant de crainte, et elle se demanda si c'est là qu'on avait retrouvé le corps.
Elle ne l'avait pas avoué à Aaron, mais elle avait lu un compte-rendu du sac de l'église. Pas dans les dossiers de la morgue, mais simplement dans la presse. Il avait suffi de quelques mots clés dans un moteur de recherche pour qu'Internet lui serve dix versions de l'incident. Le drame s'était produit six mois plus tôt, au début de l'été. Le prêtre avait été enfermé dans la sacristie pendant que les agresseurs détruisaient méthodiquement le bâtiment. La victime était un jeune prostitué de quinze ans, qu'on avait retrouvé éviscéré sur l'autel. Pas dans le confessionnal, donc. Selon les médias.
— C'est quelque chose de très gênant ? demanda Aaron, l'arrachant à ses réminiscences malvenues.
— Non, pas du tout. Mais de confidentiel.
— Alors, à moins d'aimer les odeurs de renfermé et de moisi, je propose qu'on fasse ça ici.
Elle acquiesça. Il lui adressa un sourire. Il y avait quelque chose d'un peu dément à s'accrocher à un endroit aussi meurtri, mais il fallait l'être, pour embrasser une carrière aussi stupéfiante. Dieu exigeait sans doute de lui qui lave l'affront commis à ces vieilles pierres. Même s'il y avait découvert un gosse les tripes à l'air.
C'est inhumain, faillit dire Laura. Va t'en. Rentre à Dunnes.
Elle se lança dans une tout autre explication.
Il lui fallut une dizaine de minutes pour exposer la situation. Aaron écouta avec attention, la relançant d'une question ou l'autre, quand il n'était pas bien sûr de comprendre. Quand elle eut terminé, il hocha la tête avec l'expression d'un homme plongé dans une profonde réflexion.
— Je n'imaginais pas du tout les agents de la Société faire ce genre de travail.
— Je sais. On nous confond toujours avec des espions de cinéma.
— Heath va avoir doublement envie de t'interviewer.
La mention de Sam, sortie de nulle part, la laissa un instant interdite. Aaron ne savait rien, bien sûr, les concernant. Il pensait toujours qu'elle avait troqué le sexe pour la spiritualité.
— Il peut toujours rêver, dit-elle en s'asseyant.
Elle venait de parcourir un kilomètre, de long en large, tandis qu'elle palabrait.
— Vous pouvez vraiment faire ça, jeter un cadavre dans le Tren, juste pour le test ?
— Ce serait une mesure de la dernière chance. Mais des corps... Il en arrive tous les jours. Et certains nous sont cédés, oui, par des chemins détournés mais légaux. Je suppose que ça doit être choquant...
— Moins que de tuer quelqu'un pour vos besoins, je suppose.
Elle secoua la tête, surprise par son ton acide.
— Tu me juges.
— Je suis désolé, avoua-t-il. Mais la Société... Vous êtes des experts de... l'entourloupe et de la magouille... Ce que vous avez fait, dans certaines villes du sud...
— Tu nous confonds avec les Fédérés. Et tu fais aussi référence à des pratiques qui n'ont plus court depuis vingt ans.
— Vingt ans, Laura, ce n'est rien. Je suis sûr que si les circonstances l'exigeaient, les mêmes horreurs se reproduiraient.
La jeune femme soupira. Elle s'était trompée d'interlocuteur. Un curé pouvait recevoir des informations scandaleuses, les taire, mais son métier était ensuite d'exiger pénitence.
— J'irai servir la soupe populaire avec toi. Je viendrai à la Messe de Noël. Pour me racheter.
Il secoua la tête, une ombre de sourire au coin des lèvres.
— Je suis désolé. Ce n'est pas ce que tu voulais.
— Non, c'est moi qui suis désolée. Je t'ai pris en otage. J'aurais dû mieux réfléchir.
— Je devrais pouvoir me comporter en ami, à défaut de pouvoir me comporter en prêtre. Mais je ne sais pas comment t'aider.
— J'avais besoin de dire les choses. C'est tout. Tu ne dois rien faire de plus.
Elle lui jeta un regard. Il avait posé les coudes sur ses genoux, la tête entre ses paumes. Comme chaque fois, le poids des lieux pesait sur ses épaules, l'affectait dans son corps, son âme, mais il tentait de donner le change. Il n'en avait plus la force, même elle pouvait le voir. Si elle lui avait confessé une bêtise, un écart de conduite, ses ébats avec Sam, il n'aurait pas non plus pu l'encaisser.
— Aaron, raconte-moi ce qui s'est passé ici.
Elle lut la tension soudaine dans son attitude, l'alarme sur les traits de son visage.
— Je ne peux pas, souffla-t-il.
Laura sentit une petite pointe d'agacement lui grimper le long de l'échine. En d'autres temps, d'autres lieux, elle aurait secoué son interlocuteur pour le pousser à se dévoiler. Avec Aaron, elle ne pouvait pas se le permettre, pas encore, peut-être jamais. Elle chercha quelque chose à répondre. Le prêtre fut pris d'un long frisson, qui l'ébranla de la nuque aux chevilles.
— Excuse-moi, souffla-t-elle. Je ne te force à rien. Je vais y aller.
— Viens prendre un thé.
Ce n'était pas vraiment une proposition et elle l'accompagna dans le presbytère. Il s'affaira autour de la cuisinière tandis qu'elle essayait de trouver une manière de récupérer la conversation.
— Et donc ? Tu es vraiment médecin légiste ?
Sa voix était égale, ses épaules relâchées, Laura hésita puis saisit la main tendue.
— Oui. Généralement, je ne suis envoyée en mission que pour des cas qui l'exigent.
— C'est une profession étrange.
— Tu es mal placé pour faire ce genre de commentaires.
Il revint s'asseoir et sourit.
— Pourquoi choisir la médecine légale ? Alors que tu pourrais faire naître des bébés ou... soigner des coeurs, des cerveaux ?
Les mêmes questions, toujours, mais c'était de bonne guerre.
— Mon père était légiste. C'est une discipline qui a toujours fait partie de ma vie, que je n'ai jamais trouvée... bizarre.
— Une sorte de dynastie, alors ?
— Sans doute. J'ai entamé mes études de médecine avec cet objectif et je n'ai jamais dévié.
Aborder le processus de décision sous-jacent était hors de question, c'était un secret qu'elle ne partagerait ni avec Aaron, ni avec personne. Elle l'avait perdu de vue, d'ailleurs. Sans doute parce qu'il était ridicule, surtout parce qu'elle n'avait pas eu le temps de s'y consacrer. Un jour... Pas aujourd'hui.
— Passer sa journée parmi les morts, reprit Aaron.
Il n'émettait pas un jugement, mais réfléchissait à voix haute.
— C'est terriblement morbide.
— Honnêtement ? J'adore ça. Et les morts... Bah, on meurt tous un beau jour. C'est très naturel. Ça ne me dégoûte pas. En fait, ça ne me pose aucun problème.
— Mais ça doit être dur quand même. Tu dois te sentir mortelle, fragile, non ?
— J'ai l'impression de m'être toujours sentie mortelle et fragile. Tu ne te sens pas mortel et fragile, toi ?
Il haussa les épaules.
— Ça reste étrange. Comme si tu devais avoir des idées bizarres quelque part, immanquablement.
Elle ne lui en voulait pas de le penser. Ils le pensaient tous.
— On pourrait dire que... que tu oublies tes a priori sur les légistes, et je rangerai mes clichés sur les curés.
Il se fendit d'un sourire.
— Je pense que nous avons déjà fait pas mal de chemin.
Il semblait sur le point d'ajouter quelque chose lorsque la sonnerie discordante du téléphone de garde interrompit leur conversation. Laura lui adressa une grimace, se leva et s'écarta de quelques pas. L'échange d'informations ne prit que quelques secondes, puis le tintement d'un message indiqua que les coordonnées de l'intervention lui avaient été transmises.
— Je dois y aller.
— Reviens ensuite.
— Il va être... incroyablement tard.
— Je suis insomniaque. Je t'attendrai.
Elle n'en doutait absolument pas, mais était-ce une bonne chose ?
— Tu es sûr ?
Il se contenta de hocher la tête.
— Alors à plus tard.
Il la guida vers la porte qui donnait sur la rue arrière, et elle partit en courant à la recherche d'un taxi.
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