Texte d'Atonila et Merywenn1234
Comme chaque jour depuis le commencement de l'éternité, un froid sans pareil régnait en maître au sein de la constellation du Capricorne, ce royaume de vie en suspens. Tout n'était que forêts de pins enneigées et lacs gelés au milieu de chaînes de montagnes imposantes, tel un cocon, un écrin protégeant en son sein l'un des plus beaux et des plus inestimables joyaux de l'Univers : Kozoro, gardienne de ce domaine, Déesse du Temps et de la Nuit. Tout du moins, c'était ainsi que l'Humanité l'appelait. Son titre véritable, bien moins pompeux, était Incarnation.
Elle était là, accoudée au plus haut balcon de son château suspendu au-dessus d'un gouffre sans fond. Elle n'avait pas froid malgré cette robe étrange qu'elle portait tous les jours depuis sa naissance : le haut recouvrait la quasi totalité de son buste à l'exception des hanches qui étaient généreusement mises en valeur, et était fait d'une matière semblable à de la fourrure, d'une douce couleur brunâtre et surmontée d'une sorte d'armature d'argent recouvrant sa colonne vertébrale et maintenant sa poitrine que bon nombre de femmes envieraient. Quant au bas, il s'agissait d'une jupe si longue qu'elle traînait au sol derrière elle, d'une soie bleutée aux nuances harmonieuses rappelant l'océan et décorée d'émeraudes scintillantes. Elle était ouverte en son milieu, dévoilant presque en intégralité ses longues jambes nues et galbées. La panoplie était finalisée par une grande couronne, d'argent elle aussi, formant deux longue cornes recourbées. Elle pouvait sembler lourde, mais tenait sans problème sur la tête de la jeune femme.
Son visage aux traits délicats était entouré d'une chevelure châtain soyeuse et ondulée tombant en cascade jusqu'à sa chute de reins. Elle contrastait avec son teint de porcelaine... non, plus encore, cette pâleur était si extraordinaire que l'on ne pouvait lui donner de nom et qu'on l'affirmait embellir la mort elle-même. Une petite bouche pulpeuse d'un rose clair ressortant à peine et de grands yeux magnifiques aux iris gris venaient compléter ce minois inspirant le froid dans sa plus grande splendeur. Seules ses marques divines, les preuves de son appartenance à la caste des plus grands êtres de l'Univers, qui se composaient de deux courbes noires descendantes sur chaque joue, cassaient cette omniprésence du clair.
Telle était l'apparence de la première représentante de l'Hiver, cette saison où vie et mort se côtoyaient au paroxysme. Kozoro, ainsi se nommait-elle. Une femme d'une beauté incomparable, aussi indescriptible que les nombreuses roses de ses jardins immortalisés dans la neige et le gel. Elle ne semblait pas dépasser la vingtaine. Pourtant, c'était bel et bien une bicentenaire en cette journée du 20 Capricornii.
— Que fais-tu ici, toute seule ? demanda une voix féminine derrière elle.
Kozoro n'eut pas besoin de se retourner, ayant reconnu à ce timbre particulier Kezirah, l'une de ses dames de compagnie et plus fidèle amie.
—J'avais besoin de me retrouver avec moi-même, répondit-elle tout simplement.
—Le jour de ton anniversaire ? D'habitude, tu aimes partager cet instant avec nous. C'est à cause de ce qu'il s'est passé ce matin n'est ce pas ?
La Déesse posa instinctivement la main sur le bord droit de sa tête qui, quelques heures plus tôt, avait subi une violente agression.
—Normalement, l'anniversaire a pour concept de nous permettre de recevoir quelque chose, pas d'en perdre, dit-elle dans une vaine tentative d'humour qui ne la faisait même pas rire.
—Dame Rakovina est allée trop loin... Tu ne dois plus te laisser faire, sa tyrannie envers toi n'a que trop duré, je ne supporte plus de te voir souffrir au nom des humains... lui confia Kezirah en allant l'enlacer en toute amitié.
Rakovina... La simple évocation de ce nom suffisait à faire trembler Kozoro. C'était l'une de ses sœurs, ainsi que l'Incarnation de la constellation du Cancer. Une femme cruelle, sournoise et sadique, prenant plaisir à faire souffrir autrui, et elle en particulier. Nul ne savait pourquoi elle s'acharnait tant sur la Capricorne, c'était ainsi depuis presque toujours. Cette dernière souffrait ses attaques continuelles chaque fois qu'elle osait sortir de son royaume, mais elle n'avait pas le choix, autrement, cette vipère irait s'en prendre aux humains, les habitants de la Terre, ce monde et ce peuple que Kozoro adorait par-dessus tout. Si son martyre pouvait les protéger, alors elle l'accepterait jusqu'à la fin de ses jours. Mais, il fallait bien l'avouer, il y avait des fois où cela était plus difficile que d'autres. Aujourd'hui, par exemple, elle s'était fait arracher une mèche de cheveux. Le sang était encore frais sur son crâne, la pauvre avait tendance à cicatriser lentement.
—C'est le seul moyen de l'empêcher d'aller torturer des vies innocentes, tu le sais.
—Tu devrais au moins te défendre plus souvent, tu en as largement les capacités. Si tu le voulais, d'un simple claquement de doigts tous tes ennuis seraient terminés.
—Je me refuse à lui faire du mal, même si elle est la première à me frapper. Et puis, c'est ce qu'elle souhaite. Elle a toujours clamé désirer un combat à mort... Quelle folie. Je ne veux pas lui donner satisfaction. De toute façon... le Temps est un pouvoir trop puissant et dangereux. Je ne saurais me forcer à l'utiliser à mauvais escient, qui saurait en prévoir les conséquences ?
C'était là ce que beaucoup considéraient comme sa plus grande faiblesse. De tous les divins, Kozoro était la moins encline à la violence, une chose qu'elle avait en horreur. Autant se défendre, en temps normal, ne constituait pas un problème pour elle, autant attaquer... Jamais elle ne s'y oserait. Après quelques instants de silence, ses yeux se posèrent à nouveau sur le ciel grisâtre, constamment couvert de nuages. Elle pouvait voir au travers la lumière du soleil, qui déclinait lentement.
—Une éclipse pour ton anniversaire. Même l'Univers t'envoie un cadeau aujourd'hui, déclara Kezirah en suivant son regard de ses yeux chocolat.
—Je dirais que cela dépend. Si j'avais envie de rendre visite aux humains, je serais déçue, répondit Kozoro en haussant les épaules.
—Sait-on ce qu'il se passe exactement quand on traverse le portail de la Terre lors d'une éclipse ?
—Non, nous l'ignorons. Mais si c'est interdit depuis des générations, ce doit être pour une bonne raison. Pour ma part, je n'irais pas prendre le risque.
Le mystère restait entier. Quelqu'un avait bien dû avoir la réponse pour que les voyages soient prohibés, mais cette réponse, qu'était-ce ? Plus personne ne le savait.
—Nous devrions retourner à l'intérieur, l'éclipse ne va pas tarder à commencer, ajouta la Déesse en détournant le regard du ciel.
—Très bien, peut-être que maintenant tu es d'humeur à nous rejoindre ? Les autres sont déjà en train de faire la fête en ton honneur, répliqua sa servante en dégageant son étreinte.
La maîtresse des lieux acquiesça, tourna les talons et suivit son amie jusque dans le grand hall du château six étages plus bas. Les pièces faites de briques de pierre grise étaient immenses et le plafond très haut, on pouvait aisément y placer dix hommes en pyramide les uns sur les autres. De même, l'acoustique était très forte : chaque bruit de pas, aussi petit fut-il, résonnait dans toute la pièce. Pour ceux qui s'y étaient habitués, ce n'était pas vraiment un problème. Il suffisait d'être le plus doux possible dans ses mouvements.
Ainsi, le son des éclats de rires et des chants parvenaient aux oreilles des deux femmes bien avant qu'elles n'atteignent le grand hall, ou huit hommes et femmes festoyaient dans la joie et la bonne humeur. Tous, comme Kezirah, portaient une tunique spécialement faite pour les serviteurs divins, aux couleurs de leur hôte. Malgré sa détresse intérieure, Kozoro ne put s'empêcher de sourire devant tant de gaieté.
Des tables avaient été disposées tout autour du groupe, et dessus étaient posés de nombreux mets délicats rapportés de la Terre pour l'occasion. On mangeait, on buvait. Seule l'Incarnation du Capricorne ne pouvait y toucher : bien qu'humains en apparence, les Dieux ne possédaient pas la même biologie, par conséquent, non seulement les besoins primaires leurs étaient inutiles, mais ils leurs étaient même toxiques. Ce n'était certes pas une petite grappe de raisin qui aurait immédiatement raison d'eux, mais il était plus sage de ne jamais se laisser aller. De toute façon, Kozoro naquit en cette vie sans estomac, alors c'eût été vain d'espérer quoi que ce soit.
Elle regarda ainsi danser ses Cortégiens, tel était le nom donné à ces humains choisis par les Dieux pour les servir et faire partie de leur Cortège personnel. Elle les avait designés dans une vie antérieure dont le souvenir lui fut arraché à la naissance, mais elle pouvait affirmer qu'elle ne regrettait pas sa décision de les prendre sous son aile. L'un après l'autre, ils vinrent lui rendre leurs hommages et lui souhaiter un bon anniversaire. Tous la vouvoyaient, car même si elle les affectionnait, aucun n'entretenait avec elle la relation si particulière qu'elle avait avec Kezirah, la seule à la tutoyer en signe de leur proximité. Kozoro leur rendit leurs sourires avec sincérité, espérant oublier à leurs côtés la terrible matinée qu'elle avait vécue. Cependant, quelque chose clochait : il manquait quelqu'un.
—Où est Merlin ? demanda-t-elle alors.
—Je crois l'avoir vu quitter le château en titubant, répondit l'une des femmes en riant, il a un peu trop forcé sur la liqueur si vous voulez mon avis.
—Tu ne dirais pas cela si tu l'avais goûtée, rétorqua l'un des hommes, cette année elle est vraiment forte, il n'a pas dû avoir à boire beaucoup de verres.
—Je pourrais aller le chercher, si vous le souhaitez, proposa Kezirah.
—Non, ça ira, je le ferais moi-même, j'ai besoin de me dégourdir un peu les jambes. Continuez la fête, nous vous rejoindrons dans un instant, répondit Kozoro avant de quitter la pièce.
Elle traversa le pont de pierres reliant le château au reste du domaine. Nul besoin de le vérifier, même saoul, un homme n'aurait pu tomber dans le vide. Elle chercha d'abord dans les plus proches jardins, puis à la lisière du bois. Merlin restait introuvable, ce qui l'inquiéta tandis que le ciel devint noir : l'éclipse venait de commencer.
—Où est-il ? Même sous l'emprise de la boisson, il n'est pas du genre à disparaitre ainsi... Merlin ! Réponds-moi ! M'entends-tu ?
Toujours rien. Soudainement prise d'un mauvais pressentiment, elle alla vérifier chacun des quatre portails dont disposait sa constellation. Le premier menait à celle du Sagittaire, le deuxième à celle du Verseau, le troisième à celui du Serpentaire, et le dernier...
—Il n'est pas là non plus... J'aurais pourtant cru qu'il caresserait l'idée de retourner sur Terre. Ou peut-être l'a-t-il franchi avant que l'éclipse ne débute... Comment savoir ?
—Ah, non... Hips ! Je n'y suis pas encore allé... Hips !
La jeune femme se retourna brusquement à la voix de Merlin, qui venait d'arriver. Il avait du mal à tenir bien droit, lui qui d'ordinaire était un exemple de dignité. Ses longs cheveux blonds coiffés en queue de cheval, d'habitude impeccables, étaient quelque peu ébouriffés. Les autres avaient raison, la liqueur de cette année semblait avoir gagné en force, d'autant plus que Merlin n'était pas un grand buveur.
—Te voilà enfin ! Je commençais à me faire du souci pour toi. Allez, viens avec moi et retournons au château, lui dit-elle avec soulagement.
—Je veux bien, mais... Hips ! Il faut d'abord que... Hips ! ... j'aille chercher votre cadeau... Hips ! C'est qu'il est sur Terre, vous voyez... Hips ! Ma Dame...
Entre deux hoquets, il continua d'avancer, tentant d'atteindre le portail.
—C'est très gentil de ta part, mais ce n'est pas grave, nous pourrons toujours aller le récupérer plus tard, pour le moment c'est impossible. Allons, recule avant de faire une bêtise, insista Kozoro en s'avançant pour le retenir.
Mais au même moment, le jeune homme trébucha sur une pierre et lui tomba dessus. Le temps qu'elle comprenne ce qu'il se passait, il était trop tard. Ils étaient trop près du portail. Et dans un cri, tous deux y disparurent.
XXX
Tu as l'habitude des situations étranges. Il faut dire qu'avec Nills et Lyséa, tu es servie. Tu n'as pourtant jamais pensé que tu pourrais carrément te retrouver dans un endroit dont tu ignores tout. La journée avait pourtant si bien commencé...
Les deux soleils illuminaient la mer, leurs rayons ricochant sur les pierres qui formaient les chemins du village dans lequel vous avez passé la nuit. Tu regardais discrètement par la fenêtre les habitants se diriger vers le port où se tenait un marché. L'odeur du poisson frais ne parvenait pas jusqu'à toi mais tu pouvais l'imaginer, ce qui te faisait saliver d'envie. Nills dormait encore, en position d'étoile de mer. Inconsciemment, il devait sentir quand tu quittais le lit puisqu'il se mettait aussitôt dans cette posture lorsque tu n'y étais plus. Un sourire para tes lèvres à cette idée et tu lui laissas un petit mot lui disant que tu étais partie au marché. Les poutres et ponts aériens de ta ville natale te manquaient dans ce lieu sobre. Vous étiez sur une île de la Confrérie de l'Eau, loin de la tienne, et dans ce village tout était résumé au strict nécessaire. Les rues principales étaient pavées, parfois quelques autres, mais le reste n'était qu'un amas de terre aplati à la va-vite. Cela te désolait mais tu savais que la Confrérie de l'Eau était loin d'être la plus riche et que ses membres changeraient cela s'ils en avaient les moyens.
Tu arrivas enfin au marché et achetas ce dont vous auriez besoin pour le repas du midi. Tu avais de la chance. Nills avait beau avoir grandi entre les murs d'un palais, cela ne l'avait pourtant pas rendu difficile en termes de nourriture. Tu ne cuisines pas spécialement bien mais il adore chacun des plats que tu lui prépares. Lui, en revanche, a encore des progrès à faire, mais ses efforts sont mignons à regarder. Normalement, cela aurait dû être un de ses jours de cuisine mais tu n'avais pas le cœur de le laisser potentiellement gâcher ces beaux produits frais. Tu te mis donc aux fourneaux une fois rentrée. Tu entrepris de préparer un plat typique de ton île, à base de poisson, de chapelure et de légumes. Tu mis de côté de quoi préparer une sauce en accompagnement et commenças.
—Qu'est-ce que tu fais ? s'étonna-t-il, une fois réveillé.
Ses lèvres vinrent chercher les tiennes pour un baiser matinal qui ne s'éternisa pas, ton attention portée sur les poissons en train de frire.
—Je prépare le déjeuner, lui expliquas-tu, en retirant l'un d'entre eux.
Tu le déposas sur un plat et fis de même pour le deuxième. Tu terminas de préparer les légumes pendant qu'il s'habilla et se coiffa, avant de vous mettre tous deux à table.
—Prête pour repartir ce soir ? te demanda-t-il.
Tu hochas la tête entre deux bouchées. L'huile de la chapelure gicla dans ta bouche, contre le jus des légumes.
—Estera pense qu'on arrivera d'ici deux semaines, ça semble si long...
—Qu'elle te donne une estimation est déjà beaucoup, positivas-tu.
—Comment vont-ils nous accueillir Lyséa et moi ? J'ai l'impression que ça fait une éternité qu'on n'a pas mis les pieds chez nous...
Tu attrapas sa main et plongea ton regard dans le sien pour le rassurer.
—Fais-toi confiance. Ça ne fait que quelques mois que vous n'avez pas vu votre pays, le peuple ne va pas vous tuer dès que vous apparaitrez. C'était votre mère le problème, pas vous.
Tu utilisas un ton dur, pour ne pas le voir répliquer. Tu comprenais sa crainte. Tu te souviens encore de ta réaction quand tu as découvert sa vraie identité et ton cœur se serre. Tu te sens encore coupable de ce qu'il s'est passé et ne peux t'empêcher de penser que s'il a failli mourir c'est à cause de toi. Si tu ne l'avais pas rejeté en apprenant la vérité, tout aurait sans doute été différent... Il a beau te dire que le seul coupable est Paco, la culpabilité quand tu songes à ce souvenir ne veut pas s'en aller.
Vous avez fini de manger tranquillement avant de finir de préparer les bagages. Votre logeuse provisoire ne tarda pas à venir récupérer les clés et vous prirent la direction du port. Les personnes déjà sur le pont vous aidèrent à monter vos bagages et vous vous installèrent dans votre cabine.
—Je vais aller profiter de l'air frais, fis-tu, le laissant terminer de ranger ses affaires.
Il hocha la tête et tu gravis les quelques marches qui menaient au pont. Le navire venait de partir quelques minutes plus tôt et tu admiras la mer d'huile qui s'étendait devant vous. Soudain, une secousse ébranla le navire et tu te retrouvas propulsée contre le bord. L'eau calme jusque-là formait désormais un tourbillon dans lequel le navire était pris. Tu fronças les sourcils. Ce n'était absolument pas normal. Tu n'eus néanmoins pas plus le temps d'y songer, le vent se mit à souffler si fort que tu sentis tes pouvoirs résonner en toi. Sans comprendre, tu te retrouvas dans la masse d'air, ton don comme attiré par cette tempête. Tu crus que tu allais te noyer, ou mourir dans cette sorte de tornade. Pourtant, tu te retrouvas au centre du siphon mais rien de tout cela n'arriva.
Le temps sembla se disloquer autour de toi, l'espace s'ouvrir en une autre dimension. Et enfin, tu as atterri ici.
XXX
La première chose que Kozoro sentit en ouvrant les yeux fut l'air fouettant violemment son dos. Comme si elle était en train de tomber. Rectification : elle était effectivement en train de tomber. Immédiatement, la panique s'empara de son esprit et ses mains de Merlin, qui la suivait dans sa chute. Ce dernier avait perdu connaissance, et c'était sans doute mieux ainsi. Elle le serra fort contre son corps afin de ne pas le perdre et se retourna pour voir à quelle distance du sol elle se trouvait. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'en rapprochait très vite. Elle ne pouvait distinguer qu'une large surface bleutée scintillante, un lac gelé probablement. Le coeur de la jeune femme s'emballa : elle pouvait survivre à cette chute. Merlin, non. Elle s'obligea rapidement à se calmer afin d'agir au bon moment. Ce n'était pas aujourd'hui qu'elle pleurerait la mort de l'un de ses Cortégiens. Une fois ses sens totalement concentrés, elle attendit, attendit, attendit... Et au moment opportun, elle se tourna de nouveau, dos vers le sol, et relâcha son serviteur, après quoi elle le visa de ses mains :
—Algedi !
Ce fut à cet instant précis que son corps heurta la glace, la fracturant de part en part sur une impressionnante étendue. Un être humain ordinaire se serait disloqué et transformé en bouillie sous la puissance d'un tel contact. Kozoro, elle, s'en sortira avec quelques bleus douloureux. Si tant est qu'elle sorte de l'eau. Car elle n'avait pas fait que fissurer la glace, non, elle était passée au travers et coulait dans les profondeurs. Au même moment, à la seconde près, quelques mètres plus loin, un autre corps fit connaissance avec la froide surface, cette fois ci par en-dessous : une femme fut projetée dans les airs après ce premier impact avant d'en subir un second en retombant brutalement sur le flanc.
Trempée jusqu'aux os, Helga recracha dans une quinte de toux l'eau qu'elle avait malencontreusement avalée durant son ascension sous-marine. Elle n'arrivait pas encore à bien analyser ce qui était en train de lui arriver : d'abord cette tornade l'ayant emportée dans les cieux, ensuite cette subite apparition au fond d'eaux aux températures effroyablement basses, puis cette force invisible et indomptable l'ayant poussée jusqu'à la faire percuter cette espèce de couche de glace... C'était une chance qu'elle n'ait pas perdu la vie ! Mais cela ne saurait tarder, parce que...
—Ah purée j'me les caille, j'me les caille ! Purée que c'est froid !
Elle tremblait de tous ses membres, qui commençaient à geler à cause de ses vêtements mouillés. Ses dents claquaient sans jamais s'arrêter, et de ses lèvres gercées s'échappait une épaisse buée. Complètement recroquevillée dans un instinct de préservation du peu de chaleur corporelle qui lui restait, ce n'est qu'après de longues secondes qu'elle commença à se poser des questions : c'était quoi, cette tempête complètement anormale ? C'était quoi, ce ''portail'' bizarre ? C'était quoi, cet endroit ? Pourquoi elle avait atterri là ? Pourquoi dans l'eau ? Pourquoi cette force ? Pourquoi il faisait si froid ? Pourquoi y avait-il un homme figé dans les airs ?
—Une minute... Quoi ? Non, je rêve pas, y a bien un type, là ! C'est quoi, ce délire, encore ?
Tout en continuant de se frigorifier sur place, Helga ne pouvait détacher son regard de cet inconnu suspendu à deux mètres du sol, silencieux, immobile. Il semblait pétrifié, jusqu'au moindre cheveux. Plus rien ne bougeait. C'était bluffant. Et totalement terrifiant ! Qu'est-ce que c'était que cette sorcellerie ? Elle n'avait jamais entendu parler d'une telle chose !
—Bon... Calme toi, calme toi... C'est pas en paniquant que ça va s'arranger... Respire... Ne pense plus à rien... Ou peut-être juste à une bonne vieille canicule comme on les aime... Ça sert à rien mais on sait jamais, peut-être que ça me fera bronzer le temps que je me transforme en le glaçon le plus sexy du monde...
Un bruit attira subitement son attention : une figure féminine, coiffée d'une couronne on ne peut plus ridicule, venait de remonter à la surface depuis un autre trou juste sous ce type. Elle remonta sur la glace et se releva sans aucune peine, et le plus étrange, c'est qu'elle ne semblait pas affectée le moins du monde. Elle devrait pourtant se rouler en boule en claquant des dents aussi fort qu'elle ! Mais ce n'était pas tout : elle se mit ensuite sur la pointe des pieds et attrapa l'homme comme si de rien n'était, sans aucun semblant d'effort ! Elle le portait dans ses petits bras frêles aussi aisément que s'il pesait le poids d'une plume ! Et après quelques secondes, il se remit à bouger, ou plutôt tomber, mais la seule chose qui toucha le sol fut le genou de cette femme qui avait retenu sa chute.
—Wouah... ne put s'empêcher de murmurer Helga entre deux tremblements.
Cette demoiselle était aussi bizarre que ses fringues : sérieusement, elle n'avait vraiment pas froid avec ça ? Ça couvrait même pas ses jambes !
—Hum... Excuse moi...
Mais Kozoro ne l'entendait pas, son attention était rivée sur le paysage alentour.
—Que signifie tout ceci ? Serais-je sur Terre ? Non, je ne reconnais pas cet endroit, et je n'ai pas modifié la destination de mon portail...
—Hé ho...
- Bon... Au moins, ce n'est pas la mort qui nous attendait au bout du chemin... Voilà déjà une chose rassurante... Maintenant, il faudrait savoir où je suis. Qu'est ce que l'éclipse a fait à mon portail, exactement ?
—S'il te plaîîît ! J'ai très très froid actuellement, et j'aurais vraiment, vraiment besoin d'aide, si ça ne te dérange pas d'arrêter de parler toute seule... Parce que, tu vois, mon but dans la vie, c'est pas de devenir un glacier...
Ce n'est qu'alors que Kozoro se retourna et remarqua enfin la présence d'Helga.
—Oh, juste ciel, pauvre de vous !
Elle alla la rejoindre et s'agenouilla à ses côtés, confuse.
—Quel est votre nom, gente dame ? lui demanda-t-elle tout en déposant doucement Merlin sur le sol.
—H... Helga... répondit cette dernière en se recroquevillant de plus belle.
—Bien. Je suis enchantée, Helga. Je m'appelle Kozoro. Ne vous inquiétez pas, vous allez vous sentir mieux d'ici quelques secondes.
Elle ferma ensuite les yeux et se concentra... Se concentra... Et se concentra...
— Je suis censée sentir quelque chose, ou...? finit par lancer la jeune femme gelée.
La Déesse fronça les sourcils à ces propos :
—Je... Je ne comprends pas, ça aurait dû fonctionner... Elle sembla réessayer, quoi donc, Helga l'ignorait, mais au vu de la tête déconfite de son interlocutrice, ça ne devait pas être très concluant.
— Il se passe quelque chose d'anormal chez moi... Bon, à la guerre comme à la guerre, il faut vous retirer tous vos vêtements.
Malgré son état, la Voltigeuse interloquée put écarquiller les yeux :
—Hein ? Ah non mais je...
—Point de ''ah non mais je'' qui tienne, il nous faut agir au plus vite. Allez, plus conserverez vos vêtements imbibés de ces eaux glaciales, plus vos chances de survie diminueront.
Cette femme avait vraiment l'air de savoir ce qu'elle faisait, aussi Helga finit par s'exécuter, non sans mal.
—Et toi, alors ? T'as aussi fait trempette à ce que je sache. En plus, t'as pas vraiment l'air habillée pour l'occasion...
—Je ne suis pas affectée par le froid, répliqua simplement Kozoro sans rien ajouter de plus. Elle se tourna ensuite vers son serviteur et commença à le dévêtir.
—Euh... Tu fais quoi, là ?
—Cela ne se voit pas ? Je vous prépare une tenue sèche.
—Non pas qu'un petit striptease ne me réchaufferait pas quelque peu, mais lui, il va pas se les cailler aussi ?
—Il est habitué. Et au vu des circonstances, je sais qu'il l'accepterait volontiers.
—Si tu le dis... J'imagine que j'ai pas le choix de toute façon.
Et en quelques minutes, la jeune fille, d'abord gênée par sa nudité face à une inconnue qui tout de même eut la défense de détourner les yeux, se retrouva avec la tunique de Merlin, tandis que ce dernier n'était plus couvert que d'un petit pagne blanc.
—Loin de moi l'idée de remettre en question ton jugement, mais c'est vraiment cette espèce de breloque qui doit me sauver de la congélation ?
—Pour vous cela semble peu, mais cela reste toujours mieux que de rester trempée dans le froid, non ? Allez, maintenant nous devons trouver un abri. Y aurait-il un village dans les environs ? s'enquérit Kozoro en emportant Merlin sur son épaule en sac à patate puis en aidant Helga à se relever et marcher.
—Alors, je vais sûrement te décevoir, mais je connais pas cet endroit, ni même si par chance c'est habité. Et c'est pas que je suis pas reconnaissante, mais qui tu es, toi, exactement ? Et pourquoi t'as pas l'air inquiète de ne pas savoir où on est ou comment on est arrivées là ? Excuse moi si j'ai l'air un peu trop directe pour le coup, mais j'ai quand même fait un trou dans un lac paumé dans un coin paumé alors qu'il n'y a pas cinq minutes j'étais en train de naviguer au milieu de l'océan. C'est un... sacré changement d'air, si tu veux mon avis. Et toi, d'ailleurs, tu devais pas être là non plus à en juger par l'autre trou... Toi aussi, tu étais en mer ?
—Les priorités d'abord, et pour le moment, ma priorité, c'est vous. Je ne m'autoriserais à me poser mille et une questions qu'après vous avoir conduite en lieu sûr et m'être assurée de votre bonne santé.
—D'accord, ça me va... Dis moi juste, au moins, de quelle Confrérie fais-tu partie ?
—Pardon ?
—Oui, quelle Confrérie ? Les Marcheurs de l'Ombre ? Les Chanteurs du Nord ? T'as des pouvoirs, je le sais, c'est évident.
—Je...
Elle s'interrompit, à la fois dans sa démarche vocale et physique. Helga ne comprit d'abord pas ce qui lui prenait, puis elle vit son regard, et le suivit : au loin, de l'autre côté du lac, il y avait quelqu'un.
XXX
Tu ne comprends rien à ce qui se passe. En plus, tu as encore l'impression de geler sur place malgré tes habits secs. Le plus étrange est cette femme. Tu décides néanmoins d'y resonger plus tard et proposes de rejoindre ce qui s'apparente à un villageois. Un habitué des lieux. Il saura vous indiquer un endroit où tu pourras te réchauffer et comprendre comment vous êtes arrivés là. Tu ne connais aucune Confrérie capable de téléportation, alors comment êtes-vous arrivés ici ? La femme t'emboîte le pas, celui dont elle a pris les vêtements pour te les donner dans ses bras, et vous ne tardez pas à arriver à hauteur de l'homme.
—Bah, mes p'tites dames, qu'est-ce-qu'vous faites là par c'temps ? s'étonne-t-il en vous voyant. C'pas l'moment d'attraper du mal, surtout en c'te période !
Il vous regarde quelques instants.
—V'z'êtes pas d'ici, vous, hein ? comprend-t-il.
Tu hoches la tête.
—Où sommes-nous ?
Il fait une drôle de tête à l'entente de ta question mais y répond tout de même :
-À Rubar, voyons !
Tu n'as jamais entendu ce nom, que ce soit pendant ton éducation, dans les nombreux livres de Nills ou par Nills lui-même. En pensant à lui, tu te demandes ce qu'il fait. Te cherche-t-il ? Tu préfères ne pas y songer.
—Sauriez-vous où nous pourrions trouver hospitalité pour cette nuit qui s'annonce glaciale ? l'interroge à son tour Kozoro.
Tu remarques alors qu'en effet, la lune est déjà dans le ciel et ce n'est que là que tu constates un autre détail : il n'y a qu'un seul soleil, au lieu des deux habituels de ton ciel. Bon sang, que s'est-il passé ?
—Vous pouvez v'nir chez moi, je vis seul, un peu d'compagnie m'f'ra pas d'mal ! Et la petiote a pas l'air vraiment bien, on s'ra vite chez moi, ça s'ra mieux pour elle. L'gars sur vot' est aussi 'vec vous ? J'ai de la place pour trois d'plus que moi !
Tu emboites le pas des deux inconnus l'oeil rivé sur l'homme que la femme porte sans aucune difficulté, impressionnée par la force qu'elle semble posséder. Tu soupires de bonheur quand vous êtes enfin au chaud. Un feu de cheminée brûle et réchauffe la pièce. Tu t'approches des flammes, ravie de cette source de chaleur après tout ce froid. Votre hôte installe de quoi boire sur la table : une boisson fumante dans des tasses blanches et tu quittes la cheminée pour t'installer face à l'une d'elles, à côté de Kozoro. L'homme flottant, enfin, ex-flottant, quant à lui, est installé sur un fauteuil, près des flammes, la femme lui adressant de temps en temps un petit coup d'oeil.
—Alors, dites-moi, z'êtes d'où ?
—D'Arinl, réponds-tu.
—De la Constellation du Capricorne, fait Kozoro.
Tu la regardes. Le capriquoi ? Et comment peut-elle venir d'une constellation, les étoiles ne peuvent pas abriter d'êtres vivants ! Elle aussi semble ne pas voir ce qu'est Arinl, ou peut-être est-elle étonnée d'entendre de nouveau ce nom après tant de siècles d'oubli ? Tu ne peux être certaine sans en discuter avec elle et hésites à engager la conversation devant votre hôte. Comment réagirait-il en constatant que vous ne vous connaissez pas toutes les deux ?
XXX
Les craintes d'Helga finirent toutefois par s'envoler car l'homme en question se leva rapidement de sa chaise.
—Vous m'excus'rez, mes p'tites dames, c'est qu'j'ai un ragoût d'poissons à surveiller, ce s'rait triste que j'le rate, z'allez m'en dire des nouvelles !
Et il s'en alla en direction de la cuisine, laissant les deux femmes seules. Alors seulement, Helga put laisser libre cours à sa curiosité.
—Alors... Comme ça, tu viens d'une... constellation ? commença-t-elle en prenant une gorgée de son breuvage salvateur qui lui réchauffa immédiatement le corps.
—C'est exact. Seriez-vous étonnée ? répondit Kozoro qui, de son côté, avait repoussé la tasse plus loin sur la table, et c'est à ce moment là que la jeune fille remarqua que ses doigts étaient en pierre.
—Ben, les constellations n'abritent pas de vie, sinon je pense que je serais au courant, répliqua-t-elle, désormais incapable de quitter ces doigts des yeux.
—Pourtant, tout le monde sait cela depuis des temps immémoriaux. Enfin, tout le monde... Peut-être que certains n'en n'ont pas idée, après tout.
—Ouais, sûrement... Et la tienne s'appelle Capri... Capri...
—Capricorne.
Helga avait beau chercher dans sa mémoire, elle n'avait pas souvenir d'une constellation portant un tel nom. Pourtant, elle en connaissait des tas. C'était vraiment bizarre.
—Je vois pas de laquelle tu veux parler, désolée.
La femme écarquilla les yeux à ces mots, comme si ce qu'elle venait de dire était la plus grande absurdité de tous les temps. Après quelques instants de silence, elle quitta sa chaise.
—Venez, puisque la nuit est maintenant tombée je vais vous montrer, ça va peut-être vous revenir.
La Voltigeuse acquiesça et la suivit à l'extérieur, le froid mordant son visage lui faisant déjà regretter sa décision. Ah, qu'elle pouvait détester ça ! L'hiver était définitivement la pire saison de l'année en ce qui la concernait. La Déesse avança encore de quelques pas puis s'arrêta et leva la tête en direction de la lune.
—Vous la voyez ? Maintenant, faites glisser votre regard jusqu'à ce groupe d'étoiles, et c'est juste en dessous que vous pourrez..
Elle s'était interrompue. Ne comprenant pas pourquoi, Helga prit le temps d'observer l'expression sur son visage : une grande confusion s'y reflétait.
—Quelque chose ne va pas ? finit-elle par lui demander.
—Je... Je ne la vois pas... Ma constellation, je ne la vois plus ! Elle devrait être là ! Et ces étoiles... Je ne les reconnais pas, je ne les ai jamais vues... On dirait que la voûte céleste entière a changé...
Helga fronça les sourcils. Avec un soleil en moins elle se doutait déjà qu'elle ne se trouvait plus dans son monde, bien que cela avait été difficile à envisager, mais ce manteau nocturne scintillant le lui confirmait totalement : elle ne reconnaissait pas non plus le groupe d'étoiles que Kozoro lui avait montré. Alors, pour ce qui aurait dû être en dessous à l'origine...
—Je crois qu'on devrait rentrer au chaud pour discuter de ça, suggéra-t-elle en commençant à reculer.
—Très bien...
Les deux compagnes d'infortune se dirigèrent donc vers la petite bicoque. En chemin, Kozoro se jeta de la neige sur tout le corps.
—Qu'est ce que tu fais ? s'étonna Helga.
—Je me prépare une petite compensation, bien que je craigne qu'elle ne soit qu'éphémère. Je ne supporte pas la chaleur.
Logique, si l'on y songeait. Elle avait affirmé plus tôt être insensible au froid, alors si l'on suivait ce raisonnement, on pouvait arriver à la conclusion qu'à l'inverse elle ne devait pas l'être en ce qui concernait le chaud.
— Je sais pas si t'es au courant, mais tu portes de la fourrure, remarqua-t-elle en désignant le haut de la robe révélatrice.
—Contrairement à vous, les humains, mes vêtements ne m'apportent ni chaleur ni fraîcheur. D'autres le feraient certainement, mais pas les miens.
Helga tilta : en l'appelant humaine, elle venait d'affirmer qu'elle-même n'en était pas une. Ou bien avait-elle simplement mal compris ?
—Tu veux dire que... tu n'es pas un être humain ?
—Bien sûr que non. Je suis une Déesse, répondit la jeune femme comme s'il s'agissait d'une évidence.
Tout devenait clair à présent : il n'existait aucune divinité du nom de Kozoro. Ce qui ne pouvait signifier qu'une chose : non seulement Helga avait été transportée dans un autre monde, mais elle aussi ! Cela expliquait tellement de détails obscurs, pourquoi elle ne pouvait dire à quelle Confrérie elle appartenait, pourquoi elle semblait disposer de pouvoirs non répertoriés, pourquoi elle n'avait pas l'air de connaître le nom d'Arinl... Ceci dit, elle pourrait tout aussi bien mentir depuis le début... Mais la fille d'Uros écarta vite cette idée. Elle avait l'air sincère, et il émanait d'elle une aura si étrange que finalement, l'hypothèse la plus folle semblait en même temps la plus plausible. En fait, elle hésitait à sautiller sans discontinuer pour montrer son excitation, mais la réalité reprit vite le dessus. Une fois de retour à l'intérieur, elles reprirent place à la table, encore plus hébétées qu'elles ne l'étaient tout à l'heure. Une odeur de poisson grillé envahissait lentement la pièce, le ragoût serait de toute évidence bientôt prêt. Helga devait faire vite avant que leur hôte ne revienne, il fallait qu'elle sache !
—Je crois que ce monde n'est ni le mien ni le tiens. Que s'est-il passé de ton côté ? Est ce qu'il y a eu une tempête bizarre ?
—Je vois que nous en sommes toutes les deux venues à la même conclusion, quoique je pensais qu'il s'agissait du vôtre... Point de tempête par chez moi, en revanche, il y avait une éclipse.
—Deux événements différents, à deux endroits différents, dans deux mondes différents, pour un même résultat... Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous et personne d'autre ?
—Je ne saurais vous répondre, je l'ignore moi-même.
—Tu crois qu'on a une chance de rentrer chez nous ?
Le coeur d'Helga s'était noué à cette question qu'elle redoutait de poser. Par là, elle voulait surtout dire ''vais-je revoir Nills un jour ?" et pour tout avouer, elle n'avait jamais eu autant peur de sa vie d'entendre le mot ''non''.
—Je... Je ne sais pas. Je l'espère... Il y a intérêt, parce qu'on a besoin de moi là d'où je viens.
—Tu pourrais pas nous téléporter, ou nous faire léviter ailleurs, comme tu l'as fait pour toi et l'autre type, là ?
— ''L'autre type'' porte un nom, et c'est Merlin. Pour ce qui est de votre requête, je suis au regret de vous informer que je ne dispose d'aucune des capacités que vous avez citées.
—Ah bon ? Comment vous êtes arrivés là, alors ?
—Par un portail. Comme je l'ai dit, il y avait une éclipse, et dans ces moments-là il nous est défendu de les franchir. Un malheureux accident nous a fait tomber, Merlin et moi, dans l'un d'eux, et je comprends maintenant la raison de cet interdit.
—D'accord... Mais alors, pourquoi il flottait dans les airs tout à l'heure ? C'est quoi, en fait, tes pouvoirs ?
La déception se faisait sentir dans le ton qu'Helga avait employé. Elle avait prié pour une solution facile à leur malencontreuse situation, et ça venait de tomber à l'eau.
—Il ne flottait pas, répondit Kozoro avec une pointe de mystère dans la voix.
Elle prit la tasse vide et la lança vers le plafond sous les yeux stupéfaits de son interlocutrice. Qu'était-elle en train de faire ? Elle allait la casser !
—Algedi...
Et la tasse stoppa subitement sa course. Elle resta ainsi, bloquée dans son élan, sans bouger. Helga en resta bouche bée.
—Tu peux contrôler le temps... Trop génial...
—N'est-ce pas ? fit Kozoro dans un petit sourire avant de se mettre debout sur sa chaise pour récupérer la tasse.
Elle se rassit et maintint fermement l'objet tandis qu'elle l'autorisa à poursuivre son mouvement, arrêtant définitivement sa course, puis le reposa sur la table comme si de rien n'était devant une Helga impressionnée.
—Mais alors, tu pourrais pas, genre, remonter le temps pour qu'on ne soit jamais arrivées ici ?
Le sourire de la jeune femme s'effaça. Oh, ce n'était pas bon signe, ça, non...
—J'aurais pu, en effet, mais il y a un petit problème à cela. Vous vous souvenez de ce qu'il s'est passé avant que je ne doive vous faire enfiler les vêtements de Merlin ?
—Oui, tu semblais te concentrer les yeux fermés.
—Normalement, vous auriez dû vous retrouver dans l'état dans lequel vous étiez avant d'être trempée, et donc redevenir immédiatement sèche. Mais mon pouvoir a refusé de m'obéir. La plupart de mes capacités sont scellées et je ne peux y recourir que sous une certaine condition, et il semblerait qu'ici, cette condition me soit hors d'atteinte. Or, Navrat... le pouvoir me permettant de remonter dans le Temps... en fait partie.
Évidemment, il fallait qu'il y ait un os. Il y avait toujours un os. Helga soupira en barrant de sa liste mentale une autre option inutilisable.
—Bon, il semblerait qu'on soit coincées ici toutes les deux, alors... Enfin, tous les trois...
—Je suis certaine qu'il existe une porte de sortie quelque part, ne vous inquiétez pas.
—J'espère... J'espère... Tu comptes la boire ? fit-elle en en désignant la tasse maintenant tiède de Kozoro.
—Vous pouvez l'avoir. Je ne peux pas boire, ça m'est néfaste. Tout comme manger, d'ailleurs, ce qui risque de me mettre en mauvais termes avec notre hôte s'il devait mal le prendre.
—Mais non, il comprendra... rétorqua-t-elle en s'emparant de l'objet pour en avaler le contenu cul sec.
Tout ça était encore si dur à accepter... Elle n'arrivait pas à se faire à l'idée qu'elle pourrait ne plus jamais revoir Nills, cette vieille tête de linotte. Ça ne pouvait pas être possible. Elle avait beau essayer de ne pas le montrer, ça l'affectait profondément. Kozoro le remarquait bien, et ses yeux d'argent s'adoucirent à cette vision.
—Je vous ai montré un aperçu de mes pouvoirs, parlez moi donc des vôtres, et de ces Confréries que vous avez mentionnées un peu plus tôt, proposa-t-elle afin de détourner son attention ne serait-ce que momentanément.
Helga avait compris la manœuvre, mais ça ne la dérangeait pas. En fait, c'était très attentionné venant d'une personne qui ne la connaissait même pas. Elle devait sûrement être très aimée dans son monde, ce ne serait pas étonnant. La jeune fille décida donc de jouer le jeu et orna son visage d'un petit sourire avant de commencer son exposition :
—Alors, dans mon monde, il y a plusieurs contrées, et chacune d'elles appartient à une Confrérie. C'est une sorte de système indépendant qui regroupe des personnes dotées de pouvoirs spéciaux et spécifique à une Confrérie. La mienne a pour nom les Voltigeurs d'Uros, en l'honneur de notre dieu des vents. Et ce que nous pouvons faire...
Elle s'éleva ensuite dans les airs, tout doucement, mains derrière la tête, continuant de mimer sa position assise. Devant le sourcil levé de Kozoro, qui indiquait son intérêt, elle sourit de plus belle et se mit à faire le tour de la pièce, cette fois-ci en prenant sa pose favorite : pieds en haut et tête en bas. Elle sentait déjà l'amusement l'envahir à ce mouvement qui, d'ordinaire, perturbait ses interlocuteurs. Ce n'était pas ce qu'il semblait se produire avec la divinité, mais on pouvait déceler dans son regard une curiosité dévorante.
—Je peux aussi provoquer des tempêtes, genre, super balèzes, tu vois ? Pour ça, il faut que je me concentre beaucoup, mais pour ce qui est de voler, ça se fait tout seul, même pas besoin d'y penser !
—Impressionnant. Je connais certains de mes frères et soeurs qui seraient ravis de faire votre connaissance.
—Oh, parce qu'il y en a d'autres comme toi ? D'ailleurs, toi, t'es quoi ? Je veux dire, je sais que t'es une déesse, mais comment on devient déesse d'une constellation ? C'est pas banal !
—Tout simplement en naissant. Pour apporter une petite précision, je ne suis pas uniquement une simple représentante d'une constellation, je suis cette constellation.
—Carrément ?
—Carrément.
On pourrait jurer voir des étoiles pétiller abondamment dans les yeux de la fille d'Uros, dont la bouche grande ouverte dans un sourire jusqu'aux oreilles laissait voir une dentition parfaite et étincelante.
—Tu veux dire que là, je suis en train de parler à un astre vivant ?
—En effet. Et pour répondre à votre première question, nous sommes treize groupes stellaires à avoir été éveillées à la vie.
—C'est vraiment trop génial ! Dis, est ce qu'en fin de vie vous pouvez exploser comme les vraies étoiles ?
L'enthousiasme d'Helga et de son interrogatoire commençait à devenir un peu trop impétueux, cependant Kozoro préféra ne pas montrer son désarroi car son plan semblait avoir marché : elle ne paraissait plus aussi triste que tout à l'heure. Même dans sa façon de tournoyer dans les airs, on pouvait sentir une différence.
—Et ben ça !
Parce qu'il fallait bien que cela finisse par arriver, l'homme revint enfin de la cuisine avec une grosse casserole dans les mains qu'il posa sur la table dans un gros PLONK. Ses yeux étaient rivés sur la Voltigeuse avec une stupéfaction certaine.
— Seriez pas un genre d'mouche humanoïde, vous ?
La jeune fille fila à sa place à la vitesse de l'éclair, sa bonne humeur encore trop présente pour qu'elle ressente de la gêne, elle qui aurait préféré que leur hôte ne sache rien d'elle, ou du moins pas tout de suite.
—Non m'sieur, je suis une femme tout à fait normale qui peut juste faire comme les zoziaux ! Et ça sent super bon, j'en ai l'eau à la bouche !
Malgré ce changement évident de sujet, l'homme décida de ne pas en tenir compte et haussa lourdement les épaules avant de faire un autre aller-retour à la cuisine pour chercher des assiettes et couverts. Il lui était déjà arrivé de recueillir des gens bizarres, alors une fille oiseau, pourquoi pas.
—Z'avez d'la chance que j'en aie fait pour deux jours, y en a juste assez pour tout l'monde comme ça ! Et l'petiot là-bas, y va s'réveiller un jour ? Ce s'rait dommage qu'il en profite pas.
—Pas avant demain matin au moins, j'en ai bien peur, répondit Kozoro en adressant un énième regard à son serviteur, toujours avachi dans son fauteuil à ronfler presque silencieusement.
—Et ben, vot' gars doit pas supporter la bouteille, moi j'dis !
C'est alors que l'on entendit quelqu'un toquer à la porte.
—Qui qu'ça peut être à c't'heure ci, non mais j'vous jure ! Bougez pas med'moiselles, j'reviens.
Il se leva de sa chaise et partit dans le couloir, où il disparut du champ de vision des deux femmes. On entendit le bruit de la porte que l'on ouvrait, ainsi que deux voix conversant. La première était celle du propriétaire des lieux, la seconde semblait plutôt féminine. Après quelques instants, l'homme retourna au salon, avec en sa compagnie une femme d'un âge avancé.
—Alors ça, c'est Ma Tilda, c't'une doyenne d'Rubar. Ça, Ma Tilda, c'est des p'tites beautés qu'j'ai ramassées sur l'lac. Là, c't'une petiote qu'a volé dans toute la pièce, un truc de dingue, et elle, là, elle dit qu'elle vient d'une constellation. J'crois qu'elle est restée trop longtemps sous l'eau, c'te pauvre enfant.
—Elle a volé, tu dis ?
La vieille femme n'ajouta plus rien après cela, se contentant d'analyser les étrangères du regard, avant d'écarquiller les yeux dans une illumination.
—Mais enfin, Makios, tu n'as pas compris ? Tu n'as pas fait le lien ?
Elle tourna autour de la table et des jeunes filles la regardant avec stupeur, presque mal à l'aise d'être ainsi dévisagées. De quel lien parlait-elle ? En quoi ça pouvait les concerner ?
—Un ange émergé des eaux... Une étoile tombée des cieux...
Ses mots étaient murmurés trop vite pour être entendus et compris entre mille autre baragouinements sans queue ni tête. Helga et Kozoro s'échangèrent un regard : aucune n'avait la moindre idée de ce qu'il était en train de se passer.
—Qu'est c'que tu nous chantes encore, Ma ? demanda le dénommé Makios.
—C'est la prophétie ! As-tu oublié ? La prophétie va s'accomplir, comme nous l'espérions !
Elle s'agenouilla devant les deux femmes et prit les mains de la plus proche, Helga.
—Vous venez d'un autre monde, toutes les deux, n'est ce pas ?
Sur le coup, la Voltigeuse ne put rien faire d'autre que confirmer d'un bref mouvement de la tête. Le visage de Ma Tilda s'illumina alors d'un grand sourire :
—C'est une telle joie de vous rencontrer dès à présent, car nos prières ont été entendues ! Nos dieux vous ont élues parmi tous les êtres, et ils vous ont envoyées pour nous sauver !
XXX
—Vous sauver ? demandes-tu, sans comprendre. De quoi ?
Le regard de Ma Tilda se voile légèrement et tu regrettes quelques secondes ta question. Il faut néanmoins qu'elle vous explique.
—Tout a commencé il y a quelques années... Un invocateur est arrivé au village, se disant très compétent et voulant nous aider. Nous l'avons cru, il n'avait pas l'air méchant et un peu d'aide ne pouvait que nous faire du bien. Au début, il était charmant, il nous aidait quand on avait besoin de lui, il n'usait qu'avec parcimonie de la magie. Puis le Mal Noir s'est emparé de lui. On l'appelle comme ça chez nous, parce que c'est une folie qui rend tout bonnement mauvais celui qui la développe.
Kozoro et toi hochez la tête, comprenant ce qu'elle sous-entend par là. La soif de pouvoir, l'envie de recevoir encore et toujours plus de reconnaissance...
—Il a commencé à changer, à nous demander toujours plus en échange de ses services... Il a ruiné certains d'entre nous... mais ça ne lui suffisait toujours pas. Alors pour se venger de notre avarice, il a réveillé un mal ancestral. C'est... Je ne sais pas si on peut qualifier cette chose d'être vivant, mais elle avale la matière et s'en nourrit.
—Comme un trou noir, compare la divinité non sans être parcourue de la tête au pied d'un frisson que tu ne remarques pas.
Tu ne vois pas de quoi elle parle, mais tu ne dis rien. Sûrement quelque chose de son monde qui n'existe pas dans le tien.
—Vous n'arrivez pas à vaincre ce mal ? fais-tu, pour connaître le fin mot de l'histoire.
Elle hoche la tête et poursuit :
—Le seul moyen de vaincre ce mal est de battre l'invocateur. Lorsqu'il sera neutralisé, le mal sera de nouveau scellé.
—Pourquoi ne pas le détruire à tout jamais... ? Ça vous éviterait de futurs ennuis !
Elle te regarde dans les yeux et tu peux y voir toute sa sagesse et sa connaissance du monde. Tu te sens petite, minuscule dans la puissance de son regard.
—Ce genre de mal ne se détruit pas, petite, il ne peut que se combattre, jusqu'à ce que nous ne soyons plus assez forts pour cela.
—Je comprends tout à fait ce que vous voulez dire... Où se trouve cette chose ? demande Kozoro.
—Au nord du village, répond Ma Tilda.
—Vous pensez vraiment qu'on peut vaincre cet invocateur ?
Tu es perplexe. Tu n'as rien d'une sauveuse. Tu n'es pas une déesse, tu n'as pas tout plein de super pouvoirs à part la maîtrise du vent. Rien d'exceptionnel comparé au pouvoir que Kozoro a sur le temps. Tu repenses à Nills, Lyséa et tous les autres. Eux aussi n'étaient personne à l'origine, mais c'est en croyant en eux-mêmes qu'ils ont réussi à faire d'Arinl un nouvel endroit où vivre, qu'ils ont réussi à trouver la fleur. Sans cela, Nills n'aurait sans doute jamais quitté son palais et tout serait bien différent... Tu décides à te faire confiance, si cette fameuse prophétie te mentionne réellement, cela doit être pour une bonne raison. Et puis, pour quelle autre raison ta compagne d'infortune et toi pourriez avoir changé de monde de manière aussi étrange ?
—Les prophéties, pfff... souffle votre hôte.
Tu comprends sans difficulté qu'il n'y croit pas une seconde au vu de la manière dont il roule les yeux, comme si Ma Tilda n'était qu'une allumée qui croyait en les dires d'une fausse voyante.
—Je sais que tu n'as jamais accordé d'intérêt à nos légendes prémonitoires, Makios, mais tu dois te rendre à l'évidence que celle-ci est bien réelle ! ''Si jamais, dans un jour lointain, à nouveaux les cœurs se verraient corrompre et la paix menacée par la folie des grandeurs, nous devrons prier, et prier encore, et si les dieux nous accordent leur clémence, ils s'en iront regarder tous les mondes, et de leurs mains sages et célestes, ils ouvriront le chemin, et un ange émergera des eaux d'hiver, et une étoile tombera depuis les confins de l'univers"... Tu dois tout de même avouer que ces deux jeunes filles correspondent parfaitement à cette description.
—Coïncidence, moi j'dis. Et pis d'abord, une prophétie, c'pas censé commencer par "quand" et non pas "si" ? Ç'donne l'impression qu'ça va pas s'réaliser, ç'pas logique !
Tu vois alors Kozoro s'avancer entre les deux débataires, ses bras se levant gracieusement afin de les éloigner un peu plus l'un de l'autre et leur faire calmement comprendre que leur silence est requis. Se faire obéir sans même parler ni sembler menaçant, voilà qui est impressionnant. Tu te demandes avec un petit sourire ce qui se passerait si elle devait voyager avec toi et tes compagnons. Tu es certaine que ça donnerait lieu à des tas d'anecdotes hilarantes. Tu sors vite de ta rêverie quand tu te rends compte qu'elle est sur le point de parler.
—Les murmures de l'avenir sont ainsi, ambigus et sournois. Le destin est immuable, pas le cheminement. Il n'y a pas de date de début ou de fin, quoi qu'il doive arriver, cela arrivera tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, prévisible ou inattendue. Il faut simplement savoir en reconnaître les prémisses et saisir sa chance. Ceci étant dit, j'imagine que cette prophétie ne mentionne pas la victoire assurée de ces élus, ce serait trop facile autrement, n'est ce pas ?
—La prophétie raconte de nombreuses choses, mais en effet, elle n'indique pas si le Mal sera vaincu.
Ma Tilda vient ensuite vers toi et te prends les mains. Tu peux sentir comme les siennes sont fébriles et tremblent de plus en plus, soit en raison de la vieillesse, soit en raison de l'appréhension, à chacun de ses mots.
—Mais je suis sûre, de tout mon coeur, que mon peuple et moi-même pouvons placer notre entière confiance et nos espoirs en vous. Je vous en conjure, prêtez nous main forte ! Délivrez nous de ce fléau !
Tu sentais déjà grandir en ton être le désir ardent de venir au secours de ces gens, et ce sentiment est d'autant plus impérieux à l'instant présent. Ta décision est prise. Il ne manque plus que la sienne.
—Alors, Kozoro, on les aide ?
La déesse te regarde. Tu ne sais pas grand-chose de ce qui se passe ici mais tu ne peux les laisser se débrouiller seuls. Après une minute de réflexion, elle acquiesce et vous vous tournez d'un même mouvement vers Ma Tilda qui sourit.
—Je viendrais vous chercher demain matin, soyez prêtes !
Et le lendemain, à l'heure convenue, Ma Tilda revient pour vous, comme promis. Kozoro et toi échangez un regard. Vous ne ferez pas demi-tour, qu'importe ce qui vous attend. Que la prophétie se déroule ou non, vous allez les aider. Advienne que pourra.
Texte de Merywenn1234 et Atonila
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