Souvenirs disparus
Antoine s'avança seul vers la tombe. Chaque pas détruisait un peu plus sa superbe. Ses jambes tremblantes le trahissaient. Ses épaules se voûtèrent et ses genoux fléchirent. L'étoffe de son pantalon s'imprégna de rosée et de boue. Son regard humide se posa sur les mots gravés d'un burin malhabile : C.R. 28 nov. 1693 – 27 mars 1716.
Il enfonça ses ongles dans la chair de ses paumes. L'amertume lui tordait les entrailles et engloutit le monde environnant. Sa bouche libéra un cri muet et inarticulé. Il appuya son front contre la pierre froide. Jadis, il avait appuyé ce même front contre celui encore tiède d'une jeune femme de vingt-trois ans, dans la poussière d'un entrepôt sordide. Ses beaux cheveux noirs s'échouaient sur sa chemise éclaboussée de vase. Il pensa au geste doux qu'elle avait esquissé pour le rassurer, et à sa main qui retombait, inerte, alors que la vie la quittait peu à peu.
Ses doigts s'étaient attardés sur le visage de sa bien-aimée. Il n'avait pas vécu un seul jour sans le contempler, le caresser, le chérir. Il n'imaginait pas qu'il demeurât figé dans son immobilité dernière, tels les gisants de marbre derrière les portes des cathédrales. Il avait détaillé chaque courbe de ses traits fins, chaque parcelle de sa peau livide pour ne jamais oublier sa splendeur éphémère.
Les années s'étaient écoulées, mais il pouvait répéter exactement les mots qu'il avait prononcé : « Je te regarde comme tous ces matins où je m'éveillais avant toi, et que tes beaux yeux étaient fermés ainsi. J'attendais qu'ils s'ouvrent comme d'autres attendent que le soleil se lève... Mais ils resteront clos, cette fois, pour toujours. Comment pourrais-je le supporter ? ». Dans sa gorge sèche d'avoir crié sa rage, le murmure de sa voix s'était changé en souffle rauque.
Comme s'il espérait retrouver l'étincelle d'émeraude de ses iris éteints, il se laissa happer par les souvenirs qui surgissaient en un flot tumultueux. Les bruits qui lui revenaient résonnaient dans sa tête comme des éclats de cristal brisé : un rire étonné, quelques mots chuchotés dans le noir, des ordres lancés à pleine voix, des paroles tendres dans la chaleur du soir, le silence bercé par le grincement des cordages, le froissement des draps. Puis venait la douceur de ses lèvres contre les siennes, la caresse de ses doigts sur son visage. Chacun de ces fragments faisaient remonter des scènes entières dans son esprit hagard.
⁂
Port-Franc, Mer des Caraïbes, janvier 1713
Le fond de son verre était vide. Vide comme ses poches, vide comme son ventre. Rien n'irritait plus le jeune gabier que ce constat décourageant.
— Encore ! réclama-t-il d'un ton impérieux.
Antoine lança ses dernières pièces sur le plateau. Elles tintèrent avec un son d'adieu. Il s'accouda au comptoir avec maladresse, passa une main sur son front et se frotta les yeux. Le tavernier fronça les sourcils :
— Tu es sûr, Touhnens ? Tu ne veux pas garder ça pour demain ?
— Envoie, envoie. Je verrai bien demain !
Alors que le tenancier échangeait sa ferraille de cuivre contre un nouveau verre, un claquement sec les fit se retourner. La porte de la taverne s'ouvrit avec fracas, sous la poussée énergique d'un homme de haute stature qui précédait un nouveau groupe de marins.
Antoine n'y prêta pas attention, ou très peu. L'homme attablé à côté de lui, un vieux loup de mer à la barbe grisonnante, cracha quelques mots entre deux lampées :
— V'là la Reine des Vents, toujours pas pendus ceux-là...
Il les examina de plus près. Guère plus d'une dizaine, ils faisaient pourtant autant de vacarme qu'un équipage entier. Cette impression émanait-elle plutôt du rire de la jeune femme qui les accompagnait ou de la voix tonitruante du géant roux qui avait ouvert ? Tous deux capturaient toute l'attention des clients.
Le géant imposait le respect par sa simple présence, et il ne devait pas cet effet à sa seule carrure. Sur son visage basané et ses cheveux parsemés de gris se lisait la longue expérience d'un homme de l'art [1]. Encore luisant de la pluie qui tombait dehors, un long manteau brun reposait sur ses larges épaules.
Quant à la femme, elle n'avait rien de l'une de ces filles de joie qui tenaient d'ordinaire compagnie aux marins. Sa tenue ne différait qu'en un point des vêtements de ses camarades : un corset de cuir noir couvrait sa chemise blanche et enserrait sa taille juste assez pour remplir son rôle, mais restait assez lâche pour ne pas entraver ses mouvements. Une paire de bottes protégeait ses pieds, et une large bande de tissu écarlate retenait son pantalon noir. Deux pistolets y étaient passés, et un sabre pendait à son flanc.
Il n'en fallait pas moins pour attirer la curiosité du jeune homme. Le nom de la Reine des Vents ne lui était pas inconnu. De nombreux récits parlaient de cette frégate et de son capitaine, bien souvent contés par des marins dans les tavernes. Toutefois, depuis quelques années, un autre nom était associé à ceux d'Henri de Coeurébène et de son vaisseau.. Le jeune gabier détailla le visage de la jeune femme. Outre le fait qu'il trouvait à ses traits la finesse d'une statue grecque, il remarqua que sa peau était hâlée par les longues heures passées en plein soleil sur le pont d'un navire. Ses longs cheveux d'ébène étaient retenus en arrière par un bandana écarlate. Ils ruisselaient jusqu'à ses épaules comme une cascade obscure. Mais, plus que tout, ses yeux d'émeraude au regard perçant et malicieux lui confirmèrent son identité : Callista Raveneye, l'Ange de la Mort.
Antoine la suivit des yeux et en oublia presque son verre. La petite bande se dirigea vers une table libre et s'y installa sans cesser de rire et de discuter.
— Ho, tavernier ! Par ici, à boire ! appela l'un des marins de la Reine des Vents.
Les lois de la survie reprenaient leurs droits. Antoine protesta immédiatement d'une voix pâteuse :
— Hé, c'était moi d'abord !
— A présent, c'est notre tour, rétorqua d'un ton railleur celui qui avait pris commande. On a pas que ça à faire d'attendre, et si ça convient pas, on va voir ailleurs !
La femme éclata d'un rire léger. Elle fit tourner une petite bourse bien remplie autour de son doigt et posa ses pieds sur la table, puis lança d'un ton calme:
— On a les moyens de payer, nous... et en plus, t'as l'air d'avoir déjà bien bu, toi. Tu peux bien en laisser un peu pour les autres...
Antoine la toisa et lâcha d'un ton plein de menace :
— Je m'en contrefous. Premier ou dernier verre, vous attendrez que je sois servi.
L'un des matelots de la Reine des Vents glissa quelques mots à l'oreille de la jeune femme, qui se mit à rire. Elle se leva ensuite, et s'approcha d'Antoine d'une démarche nonchalante.
— Et si je n'ai pas envie d'attendre ? railla-t-elle.
Elle jeta quelques pièces sur la table, puis s'adressa au tenancier.
— Elles sont à vous si vous venez nous servir tout de suite.
Antoine les balaya d'un revers de la main, et planta son regard dans celui de la jeune femme.
— T'as beau être Callista Raveneye, personne ne me passe devant sans mon accord.
Le regard de la jeune pirate s'assombrit d'un coup. Une lueur menaçante s'alluma dans ses yeux verts.
— Non mais tu te prends pour qui, toi ?
Le tenancier, toujours indécis, gardait la bouteille de rhum à la main. Il essaya d'éviter l'esclandre :
— Voyons, voyons, cette affaire peut se régler sans charivari...
Callista répliqua d'un ton sec :
— Cet ivrogne est en train de me manquer de respect. Désolée, mais je ne peux pas laisser passer ça.
Le gabier ricana :
— Et cracher ton or pour être servie avant moi, ce n'est pas me manquer de respect ? Et tu t'attends à ce que moi, je laisse passer ça ? Si ton tour ne peut pas attendre, ton amour de la bouteille vaut le mien !
L'homme qui avait signalé l'arrivée de la Reine des Vents appuya ses dires :
— Ces oiseaux-là ramènent une bonne prise une fois l'an, ils viennent la raconter pendant six jours dans un port, après quoi plus personne n'en entend parler... Faut avoir pitié et pardonner à cet équipage de crevards ! Et puis, prendre une femme à bord, c'est tout sauf un signe de grande intelligence.
Antoine approuva :
— Les femmes à bord, ça porte malheur.
Il n'y croyait qu'à moitié, mais cette vieille superstition l'arrangeait à merveille. À peine finissait-il qu'une douleur cuisante lui vrilla la mâchoire.
Le visage de Callista s'était encore assombri. Ses yeux lançaient à présent des éclairs aux jeune gabier. Son poing se desserra pour se poser sur la garde de son arme.
— Tu veux voir si je porte malheur ? siffla-t-elle d'une voix emplie de colère.
— Je crois qu'elle ne porte malheur qu'à nos ennemis, sourit le géant roux d'un air goguenard.
Furieux de s'être laissé surprendre, Antoine lui décocha un coup de pied dans l'estomac, sans même prendre la peine de se lever. La jeune femme, bien que sur ses gardes, ne s'attendait pas à une telle réplique et reçut le coup de plein fouet. Elle tomba au sol, la respiration coupée, mais se remit vite debout. Son regard lançait à présent des éclairs au gabier.
— Toi, t'as prévu de crever... siffla-t-elle.
Bien qu'à moitié saoul, son adversaire gardait tous ses réflexes. Il empoigna le sabre d'un client voisin, et tomba en garde.
— Mais pas aujourd'hui, j'en ai peur.
Callista dégaina sa propre lame. Son visage était fermé, son attention concentrée sur le combat. Antoine se gardait de la sous-estimer. Sa réputation la précédait, jusque là vérifiée par chacun de ses actes. Le tavernier siffla :
— Faites ça dehors, je ne veux pas de bagarre ici.
Sa voix fut couverte par une vague d'exclamations. Callista venait de porter un coup vif, aussitôt paré. Antoine restait sur la défensive tant qu'il n'avait pas sondé ses capacités. Il ne riposta point, et se remit en garde.
— C'est tout ce que tu sais faire ? persifla la pirate. Ah oui, c'est vrai, je me bats contre un imbécile complètement ivre...
Sa moquerie rencontra un mépris muet, et ses assauts se brisèrent sur le rempart de vigoureuses parades. Après quelques passes, elle redoubla d'énergie, agacée de ne parvenir à rien. Son adversaire voulut la prendre de vitesse. Il passa à l'offensive et amorça un coup au flanc, mais son pied se coinça dans une planche disjointe. Il s'étala à terre avec un bruit sourd. L'équipage de la Reine de Vents se moqua de lui.
— T'aurais dû écouter Mac Lean ! s'exclama l'un des marins.
Callista le frappa sur la tête du plat de la lame et lâcha d'un ton dédaigneux :
— Même pas capable de tenir debout... pitoyable...
Elle esquiva sans souci le coup destiné à l'entraîner au sol. Les sourcils froncés par la contrariété, elle lui écrasa la main du plat de son talon.
Antoine lâcha son sabre avec une grimace de douleur. La jeune femme glissa la pointe du sien contre sa gorge. Le métal froid mordit sa peau. Il pensa avec amertume que ce geste réglerait tous ses problèmes et que personne ne le regretterait. Il garda les yeux ouverts et retint son souffle.
La lame de Callista s'écarta de sa jugulaire.
— Tu ne mérites pas la mort, annonça-t-elle au bout de quelques instants. T'es tellement maladroit que c'était même pas marrant de t'affronter.
Son sabre glissa sur la joue du gabier. Une légère marque sanglante apparut dans son sillage.
— La prochaine fois qu'il te prendra l'envie de t'opposer à l'Ange de la Mort, assure-toi d'être un peu plus doué que ça. Tout ce que t'as réussi à faire, c'est me faire perdre mon temps.
Elle le relâcha, puis jeta quelques pièces supplémentaires au tavernier, son sabre toujours à la main.
— Désolée du dérangement. On peut être servis, maintenant ?
Le tenancier avait déjà sorti une dizaine de verres. Il les remplit sans discuter davantage.
Antoine sentit la chaleur mordre ses joues. Sa main endolorie tremblait, et il n'osait plus se relever, affronter les regards qu'il sentait rivés sur lui. Les marins de la Reine des Vents se moquaient sans retenue, et applaudissaient la jeune femme pour la leçon qu'elle venait de lui donner. Callista rejoignit le petit groupe, un sourire satisfait aux lèvres.
Une main compatissante finit par se tendre. Antoine cligna des yeux, et bredouilla un vague remerciement. Il hoqueta de surprise lorsqu'il reconnut le géant roux, celui que ses camarades avaient nommé Mac Lean.
— Toujours convaincu que Callista porte malheur ? demanda-t-il.
De mauvaise grâce, le gabier secoua la tête.
— Tu dois être sacrément assoiffé ou inconscient pour oser tenir tête à ma petite protégée, sourit Mac Lean. Mais je dois reconnaître que nous t'avons privé de ta boisson. Tu n'as pas l'air d'être un mauvais bougre, peut-être qu'un verre de rhum arrangera nos relations.
Antoine hésita. Il ne voulait rien devoir à ceux qui venaient de l'humilier en public avec si peu de retenue. Mais il avait soif, et n'avait plus rien pour se payer à boire.
— Quel est le piège ? demanda-t-il avec méfiance.
— Il n'y en a aucun, lui assura Mac Lean d'un ton engageant.
Antoine se laissa donc conduire jusqu'à la table où s'attroupaient les hommes de la Reine des Vents. Mac Lean lui souffla :
— Je te conseille quand même de t'excuser. Tu l'as offensée en premier, après tout.
Antoine ravala la protestation qui lui venait aux lèvres. Il se força à demeurer calme.
La jeune femme lui jeta un regard étonné.
— Mac Lean ? Depuis quand vous ramassez les mendiants ?
Mac Lean haussa les épaules :
— Il n'a pas l'air méchant, juste un peu saoul. Du reste, il vient pour s'excuser.
Antoine réprima l'envie de le contredire, et prononça du bout des lèvres :
— Oui.
L'un des marins éclata de rire, et fila une légère accolade à Callista.
— Hé ben, y'a que toi pour obtenir des excuses d'un type bourré... Faudra que tu m'expliques comment tu fais.
Callista haussa les épaules.
— Je suis l'Ange de la Mort. Ça suffit, je pense.
Antoine grinça :
— Je m'excuse d'avoir douté de votre utilité à bord de votre navire. J'espère qu'en retour, vous allez vous excuser de m'avoir privé de mon verre ?
Callista lui jeta un regard amusé.
— Comment ça se fait que tu y sois aussi attaché ? Tu vas mourir demain, ou quoi ?
D'un ton glacial, il répliqua :
— Je crois que ça ne vous regarde pas.
Callista insista:
— Allez, monsieur le mystérieux... Si jamais t'as une bonne raison, je t'en payerai deux pour m'excuser. Ca te va, comme ça ?
Les épaules d'Antoine s'affaissèrent comme une voile qu'on affale.
— C'était le dernier parce qu'ensuite... je n'aurai plus une pièce pour en payer un nouveau, ni plus rien d'autre.
Il releva le menton.
— Mais ça ne fait pas de moi un mendiant pour autant. Je suis gabier.
Sa voix baissa :
— Enfin, j'étais. Et s'il plaît au Ciel, je le redeviendrai.
Callista parut intriguée.
— Pourquoi ? T'es trop maladroit pour tenir dans les voiles ?
Antoine darda sur elle un regard meurtrier.
— Je navigue depuis mes onze ans. Mais mon navire a fait naufrage. J'ai été porté disparu. J'ai échoué dans ce port mal famé, pour mon malheur, et n'ai toujours pas réussi à le quitter. Pour mes amis, je suis mort en mer et ma famille souhaite que je le reste : ils se sont empressés de s'attribuer la part d'héritage qui m'attendait en France. Pour quiconque commande un navire, je ne peux être qu'un fou, ou un bandit qui joue l'affabulateur. Ce matin, on m'a refusé de m'engager pour la neuvième fois en deux semaines.Ils ne veulent pas croire que je puisse être un survivant de L'Épouvanteuse.
Le regard de Callista changea en un instant. La pitié y remplaça tout autre sentiment.
— Oh, désolée... je...
L'un de ses camarades écarquilla les yeux.
— Hé, Callista s'excuse d'avoir flanqué une raclée à quelqu'un ? Dites-moi que je rêve.
Antoine haussa les épaules sans répondre. Callista jeta un regard noir à ses camarades, qui préférèrent ne rien ajouter.
— Viens t'asseoir, proposa-t-elle à Antoine. Je... je crois que je te dois un verre.
Mac Lean se racla la gorge.
— Si tu veux... On pourrait t'offrir une place dans notre équipage.
Antoine fronça les sourcils, et secoua la tête.
— Vous êtes des pirates. Comme tous ceux que j'ai croisé ici, à Port-Franc.
Callista lui colla une claque sur le crâne.
— Hé, tu réfléchis de temps en temps avant de parler ? Tu as dit il y a deux minutes même pas que t'as été déclaré mort.
Elle lui lança un regard un peu dégoûté.
— Quand bien même tu trouvais un nouvel engagement, tu passerais encore ta vie sous les ordres de lâches sans honneur qui t'exploiteront dans le seul but de mieux s'enrichir. Non, il vaut mieux que t'oublies ça.
Antoine fixa le bout de ses bottes.
— J'ai essayé de retrouver un travail, mais... Les planteurs n'embauchent pas, ils préfèrent faire travailler leurs esclaves. Je...
Il se reprit soudain. Il n'allait pas étaler sa détresse devant ceux qui venaient de se moquer de lui. Peut-être ne voulaient-ils gagner sa confiance que pour mieux l'humilier ensuite. Il releva le front, et acheva :
— Mais je ne perds pas courage pour autant. Je finirai bien par trouver quelque chose d'honnête.
Il appuya sur le dernier mot. Callista soupira.
— Ouais, dis tout de suite qu'on est juste du gibier de potence, ça ira plus vite. Fais comme tu veux, mais je t'aurai prévenu. Tu ne trouveras rien. Sauf chez les pirates.
— C'est une proposition plus sérieuse que tu ne le penses, précisa Mac Lean. Je suis le quartier-maître de la Reine des Vents. Je peux t'assurer que tu pourras refaire ta vie parmi nous, si tu le souhaites. Et si tu te révèles un peu plus adroit que tu ne l'as été ce soir, bien sûr.
Callista observa le visage du jeune gabier. Elle affichait un sourire un peu moqueur, mais elle avait l'air intéressée à l'idée qu'il puisse les rejoindre. Antoine hésita :
— Laissez-moi un peu de temps... mettons une journée ? Demain soir, j'aurai pris ma décision.
⁂
— Il ne viendra pas, Callista. La nuit est tombée depuis longtemps, nous devrions aller dormir.
Si le quartier-maître était déçu, il n'en laissait rien paraître. Son visage fermé et son ton détaché témoignaient tout juste d'une contrariété vite oubliée. Callista, en revanche, affichait une expression dégoûtée.
— Encore un qui est persuadé que les pirates valent rien... siffla-t-elle entre ses dents.
Son regard d'émeraude scrutait le quai, dans l'espoir d'apercevoir le jeune homme. Mac Lean hocha la tête, en signe d'approbation.
— C'est dommage pour lui.
Le claquement régulier de bottes sur le sol pavé vint démentir ses propos. Le sabre au côté, un maigre baluchon sur l'épaule, la recrue de la veille courait dans la direction de la Reine des Vents. Callista plissa les yeux pour mieux distinguer le nouveau venu dans l'obscurité. Un sourire incrédule étira ses lèvres.
— C'est lui, Mac Lean, laissa-t-elle échapper.
Le quartier-maître mit le poing sur la hanche, et l'apostropha :
— Monsieur Touhnens ! Nul ne t'as appris, espèce de vaurien, que la ponctualité est la politesse des rois et le dernier atout des marins désoeuvrés ?
Confus, le jeune homme baissa la tête et ses joues s'empourprèrent.
— Je suis désolé, monsieur. J'ai été retardé.
Il releva le menton, et à la lumière vacillante de sa lanterne, Mac Lean remarqua toutefois la détermination qui durcissait son regard.
— Bien, soupira le quartier-maître. Puisque nous sommes là... J'imagine que ta décision est prise. Viens-tu avec nous ?
— Oui, monsieur Mac Lean, prononça Antoine avec assurance.
— A la bonne heure ! Tu remplaceras Eric au mât d'artimon.
Callista tiqua au nom du marin.
— Vous comptez en faire quoi ? demanda-t-elle.
— Il serait utile comme gabier de misaine. Il y a assez de marins d'expérience au mât d'artimon, il ne manquera pas là-bas.
Callista hocha la tête, puis reporta son regard sur le nouveau. Elle le détailla un instant, puis demanda :
— Vous allez lui faire signer la chasse-partie maintenant ou je lui fais la visite avant ?
— Oui, confirma Mac Lean. Les formalités d'abord.
La jeune pirate hocha la tête et retint un léger soupir. Mac Lean lui adressa un sourire indulgent, puis se tourna vers sa nouvelle recrue.
— Callista souhaiterait passer la soirée, ou ce qu'il en reste, ailleurs que sur le quai de Port-Franc. Tu nous a déjà beaucoup fait attendre, alors nous devrions nous dépêcher.
— Bien sûr, acquiesça Antoine. Heu... Je dois monter ?
Le quartier-maître ne se donna pas la peine de répondre. Il se dirigea vers la passerelle, et fit signe de le suivre. Antoine et Callista lui emboîtèrent le pas. Ils traversèrent le pont, que le futur engagé s'étonna de trouver propre et dégagé, à l'inverse de ce qu'il s'était imaginé. Ce spectacle allait à l'encontre de l'image qu'il se faisait des pirates, ces criminels au ban d'une société dont ils ne respectaient plus les règles. Ainsi donc, les renseignements recueillis au fil de la journée n'avaient pas menti : il régnait chez les pirates un certain ordre, qui obéissait à d'autres idéaux et d'autres contraintes que le commun des équipages, mais ne s'avérait pas moins strict. Ce constat balaya ses derniers doutes et il entra dans la salle de navigation l'esprit serein.
Mac Lean sortit d'un coffre une longue feuille de papier, aux bords usés par les ans. D'un geste solennel, il la déposa sur la table.
— Voici notre chasse-partie. L'unique code de lois que nous suivons, en sus de nos traditions.Tu sais lire, donc je n'ai pas besoin de te faire la lecture.
Antoine parcourait déjà le document du regard.
Il déchiffra l'écriture un peu effacée par endroits, puis hocha la tête. Callista s'adossa à la cloison, les bras croisés. À la fin, il saisit la plume laissée par le quartier-maître et signa d'un paraphe sans prétention, simple mais élégant.
— Parfait. Callista ?
La jeune femme se redressa.
— Oui ?
— Je te le laisse pour la visite. Moi, je vais aller dormir. Bonne nuit.
La jeune femme ravala sa grimace d'envie.
— Bonne nuit... répondit-elle, une pointe de jalousie dans la voix.
Elle se tourna ensuite vers Antoine.
— Bon, toi ! lança-t-elle. Viens par ici. Et fais gaffe à pas trébucher sur les planches.
— Pas de risque, lâcha Antoine avec un haussement d'épaules.
Callista lui adressa un sourire un peu moqueur.
— Permets-moi d'en douter... Allez, viens, suis-moi. Je n'ai pas que ça à faire ce soir, moi.
Antoine baissa la tête.
— Oh, désolé. Je... j'espère que je ne vous ai pas trop fait attendre. Rien d'important, j'espère ?
La jeune femme haussa les épaules.
— J'ai juste rendez-vous avec mes camarades à la taverne.
Le nouvel engagé eut un rire bref.
— Ah, je vois. J'empêche de se saouler joyeusement. Juste retour des choses, pas vrai ?
Le regard de la jeune femme s'assombrit. Elle lui donna un petit coup sur le bras.
— Ça ne t'a pas suffi que je te fiche une raclée hier ? Qui te dit que je vais me saouler et pas danser ? Ou jouer aux dés, ou faire une partie de bras de fer ?
Antoine s'amusa de sa réaction. Un léger sourire naquit au coin de ses lèvres, et il souffla d'un ton railleur :
— Tant de justifications cachent sûrement d'autres activités. Je penche pour un dérivé de la première... Il sera beau, au moins, ton cavalier ?
Callista le gifla avec force. Son regard vira au noir.
— Non mais pour quoi tu me prends, toi ? s'exclama-t-elle. Un peu de respect ! J'ai bien le droit de danser avec des amis !
Sur la joue d'Antoine, une trace entre le bleu et le rouge apparut. Bien qu'il s'abstint de répondre, le jeune homme ne broncha pas et ne se départit pas de son air narquois.
— Bon, Callista, ça suffit, intervint Mac Lean. J'aimerais aller dormir avec la certitude que tu ne le démoliras pas dès que j'aurai le dos tourné.
— Mais c'est lui qui cherche, aussi ! plaida la jeune femme. Tu as vu comment il me parle ?
Mac Lean balaya l'objection d'un geste péremptoire.
— Tu es beaucoup trop susceptible, lui reprocha-t-il.
Callista adressa un regard bougon au quartier-maître.
— Je ne suis pas susceptible, je tiens juste à mon image, nuança-t-elle.
Mac Lean haussa les épaules.
— Si tu veux, Callista.
En même temps, Antoine se mit à rire.
— Si faire preuve de curiosité pour découvrir ses futurs camarades suffit à t'irriter, ton image ne doit pas tenir à grand-chose, se moqua-t-il.
Callista lui adressa une grimace.
— Je ne vois pas en quoi m'insulter serait faire preuve de curiosité. D'ailleurs, si tu recommences, je te jure que tu vas le regretter...
Son regard s'emplit de menace.
— S'il y a bien une chose que je ne supporte pas, c'est bien les dragueurs.
Antoine s'apprêta à riposter, mais une voix impérieuse le rappela à l'ordre.
— Ho, ça suffit, vous deux. Touhnens, tu es nouveau ici, tu devrais éviter de faire l'imbécile tout de suite. Quant à toi, Callista, si tu n'es pas capable de faire une visite, je la ferai moi-même, s'impatienta Mac Lean.
La jeune femme grogna d'un air agacé :
— Je sais très bien ce que je dois faire, Mac Lean. Je le mettais juste en garde, c'est tout... Maintenant, ajouta-t-elle à l'attention d'Antoine, toi, tu viens avec moi.
Elle lui empoigna le bras et le tira derrière elle. Il la suivit de bon gré. Il changea de sujet avec désinvolture.
— Puisque j'imagine que tout ne fonctionne pas comme sur un navire tenu par un gouvernement normal, j'espère profiter de la visite pour apprendre tout ça.
Callista lui adressa un sourire amusé, presque moqueur.
— En quoi ça ne fonctionnerait pas de la même façon ? Un navire, ça reste un navire, qu'il soit pirate ou non. Eventuellement, la vie à bord peut changer, mais c'est tout. Et le pavillon, bien sûr.
La jeune femme prit un air pensif. Au bout de quelques instants, elle se décida à ajouter :
— Tiens, tu me diras si c'est vraiment différent vu que toi, tu as connu les deux. Je te laisse une semaine pour juger. Ça te va ?
Antoine acquiesça en silence. Une expression de sérieux et de calme se peignait sur son visage, comme un masque impénétrable.
Ils sortirent, sous le regard vigilant du quartier-maître. Après cet échange vif, le silence du nouvel engagé surprit Callista. Il parla peu, ne demanda que quelques précisions sur les coutumes pirates et sur les habitudes spécifiques à la Reine des Vents. Comme Antoine mémorisait les détails avec une étonnante facilité, la visite ne dura guère. La jeune femme en fut ravie. Son agacement contre le nouveau gabier retomba lorsqu'elle comprit qu'elle pourrait se débarrasser de lui plus vite qu'elle ne l'avait espéré. Et peut-être rejoindre ses camarades, s'ils n'avaient pas encore trop bu.
Au moment où Callista s'apprêtait à clôturer la visite, Antoine déclara avec un grand sourire :
— Enfin ! J'irais bien boire quelques verres avec les autres, maintenant ! Une idée d'où les rejoindre ?
Le regard amusé, elle répliqua :
— Et après, c'est moi qui ne pense qu'à me saouler...
— Les tournées entretiennent la camaraderie, protesta-t-il, pourvu qu'elles soient payées par quelqu'un d'autre.
Callista ricana :
— Et qui payera pour toi, dis-moi ?
— L'aimable camarade qui a trouvé une façon bien singulière de m'inviter à m'engager, par exemple ? répondit-il, pour une fois sans moquerie.
Elle lui adressa un sourire indulgent.
— C'est bien parce que je te dois un verre. Mais je te préviens tout de suite, je ne payerai rien pour toi une fois que tu auras gagné ton premier salaire, sauf si je perds un pari contre toi ! Viens, les autres sont à la Mouette Rieuse.
⁂
Sa vie n'avait tenu qu'à quelques verres de rhum, aujourd'hui impuissants à guérir sa peine. Les yeux perdus dans le vide, il resta longtemps agenouillé, jusqu'à ce que sa vision se trouble à nouveau et que ses souvenirs s'évaporent. Il chassa les larmes importunes d'un revers de manche rageur. Elles roulèrent sur ses joues, y creusant deux sillons chauds. Il se retrouva face à la tombe froide et nue de celle qu'il avait si ardemment aimée, et desserra lentement les poings. Il voulait hurler, et rien ne venait. Lorsqu'il se redressa, les hommes autour de lui eurent un mouvement de recul. Un masque méconnaissable crispait ses traits. Seul s'exprimait un désir de vengeance que rien n'altérerait, une haine ardente qui prenait peu à peu le dessus sur son désespoir.
Texte de Thravalgur et fahliilyol ,
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