79-
— Freine ! Putain freine !
J'enfonçai la pédale de frein brusquement et la voiture dérapa sur l'asphalte humide avant de se figer devant un passage piéton délimité par un feu rougeoyant dans la nuit sombre.
À côté de moi, se tenant à la poignée accrochée au-dessus de la portière de la voiture, le corps crispé, amaigri dans sa chemise d'hôpital, la jambe tendue enfermée dans une attelle qui reposait maladroitement sur le tableau de bord, Jungkook semblait au bord de la nausée.
— T'es un malade ! T'es complètement cinglé ! beugla-t-il de sa voix cassée. Tu veux nous tuer ? C'est ça ? Putain mais qu'est ce qui m'a pris de partir avec toi... ? Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi tu...
— Tu veux y retourner peut-être ? rétorquai-je.
J'en étais toujours au même point, rien n'avait changé depuis les cinq dernières minutes où on avait quitté la clinique pour démarrer la voiture en trombe et s'enfuir dans la nuit sombre.
Je perdais encore mes moyens.
Parce qu'il était là.
Parce qu'il était lui.
Et parce que tout était sens dessus dessous à présent.
Face à ma remarque il se tut brusquement et m'envoya un regard mauvais avant de cingler :
— Va te faire foutre !
Je redémarrai en trombe tandis que le feu passait au vert et nos corps se projetèrent contre les fauteuils, je l'entendis geindre de douleur en se tenant la jambe.
— Combien de temps depuis ta dernière prise d'anti-douleurs ? l'interrogeai-je d'une voix que je ne reconnus pas.
— Regarde la route, putain, regarde la route !
— Réponds-moi !
Nous avions l'air de deux fous roulant au milieu de nulle part, allant jusqu'au bout du monde sans un seul gramme de cohérence dans le sang.
— Je sais pas, j'ai tout recraché, je prends pas leur merde !
Je retins un juron en manquant de freiner encore trop brusquement. L'irrationalité de mon corps et de mes émotions ne me plaisait pas.
Rien ne s'engrangeait correctement, comme si les rouages de mon corps étaient bloqués.
C'était comme si cette ville m'avait happé, m'avait ramené dix ans en arrière.
À quelqu'un que j'avais oublié.
Moi-même.
La voiture fit une embardée et la voix de Jungkook déjà bien abîmée sembla se fissurer davantage.
J'avais du mal à contrôler le volant de la voiture autant que mon corps et je nous mettais en danger tout en sentant la terrible adrénaline secouer mes muscles.
Au feu suivant, je me mis à réguler ma respiration, les mains accrochées au volant.
Je devais réfléchir à un plan, les idées commençaient à fourmilier sous mon crâne.
J'aurai pu donner un titre à ce plan mais ça ne me semblait pas être le bon moment.
Je déverrouillai le GPS de bord avant de prendre le boulevard puis de tourner à gauche. Mon téléphone, accroché à l'emplacement spécifique près du volant, manqua plusieurs fois de se décrocher alors que je maltraitais la touche d'appel.
La voix de Jin hyung s'éleva dans les haut-parleurs de façon ensommeillée et inquiète tandis que je l'informais de me rejoindre au plus vite devant son cabinet de consultation.
Il ne comprit pas et moi je ne me reconnus pas.
Il était trop tard pour revenir en arrière à présent.
Mais je ne savais pas où j'allais en allant vers l'avant.
Ou nous allions aurait été plus exact, mais c'était bien trop tôt et trop cavalier de ma part de penser de cette manière.
Comme s'il pouvait encore exister un nous...
La route fut longue, chaotique, dans un mélange de silence angoissant, de jurons mal-dissimulés, de colère, d'angoisse et de terreur.
Une fois à destination, je freinai brutalement, la lumière des phares au milieu de la rue mal éclairée dévala la devanture du bâtiment devant nous et j'ordonnai à Jungkook de ne pas bouger du véhicule, il me répondit mal mais je me doutais, dans le brouhaha qu'était mon esprit, que c'était aussi parce qu'il souffrait.
Et nous étions justement là pour ça.
Devant le cabinet médical d'allure moderne et attractif, Jin hyung m'attendait, les bras croisés fermement sur sa poitrine, les cheveux défaits et le visage terrorisé. En me voyant descendre de la voiture, il s'écria :
— Mais enfin qu'est-ce qu'il se passe ? Taehyung, tu as vu l'heure ? À qui est cette voiture ?
— À Yoongi hyung. Là n'est pas la question, j'ai besoin de récupérer des médicaments.
Le visage de hyung se barra de surprise :
— Quoi ?
— J'ai besoin que tu m'ouvres ton bureau et que tu me donnes des médicaments, articulai-je distinctement, c'est urgent. J'ai besoin de pas mal d'anti-douleurs à base de morphine.
— Attends, attends... m'interrompit-il. Non seulement ce n'est pas légal et tu le sais, mais tu ne peux pas me demander ça et ne rien m'expliquer.
Les phares l'aveuglaient et pourtant il cherchait à distinguer la personne qui se trouvait sur le siège passager du véhicule.
— Hyung.
Je pris une grande inspiration alors que son regard revenait vers moi :
— Il faut que tu me fasses confiance.
On se fixa quelques secondes et il finit par murmurer :
— Est-ce que c'est Jungkook dans la voiture avec toi ?
— Oui.
Son visage afficha une légère stupeur avant qu'il n'insiste :
— Promets-moi que rien de grave ne va arriver, ni rien qui vous mette en danger.
— Je te le promets.
Il fit volte-face et ouvrit le cabinet avant de désactiver l'alarme. Je le suivis dans les couloirs jusqu'à arriver vers une pièce protégée par un rideau de fer. Pas plus grande qu'un placard à balai, les murs étaient remplis d'étagères sur lesquelles s'étalaient diverses boîtes.
Je savais exactement quoi prendre et mes mains filèrent attraper les boîtes, utilisant un sachet en papier pour les stocker. Je me rappelais avec une facilité déconcertante de la totalité de l'ordonnance que Yoongi hyung m'avait faite lire.
J'hésitai sur un anti-dépresseur mais le fourrai quand même parmi les autres dans le sac de papier. Certes, je n'allais pas m'incommoder des neuroleptiques d'autant plus que le cabinet de hyung n'était pas spécialisé, il y avait forcément des médicaments qu'il n'avait pas.
Lui, me fixait, inquiet et nerveux, alors que je reprenais le chemin de la voiture.
— Taehyung.
Je me retournai à demi :
— J'attendrai de tes nouvelles.
— Entendu, merci hyung.
Je balançai le sachet sur le siège arrière après avoir récupéré quelques comprimés puis me réinstallai à l'emplacement conducteur, Jungkook me fusilla du regard alors que je lui tendis la plaquette de médicament.
— Un à la fois, c'est pour la route, sans ça tu vas avoir vraiment mal.
Il fixa le comprimé avec méfiance avant de le prendre :
— Où est-ce qu'on va maintenant ?
— Loin.
J'enclenchai marche arrière tandis qu'il avalait l'anti-douleur, la voiture fila dans la nuit, s'éloignant du visage inquiet de Jin hyung que je voyais dans le rétroviseur intérieur.
Bientôt, Séoul fut loin derrière nous et Jungkook somnola.
À une station d'autoroute, je m'arrêtai, il ne se réveilla pas alors que j'inclinais un peu plus son fauteuil pour adapter la position de sa jambe.
Je fis quelques courses rapides, de quoi nous sustenter pour quelques heures mais mon estomac demeurait verrouillé, serré et clos. Mes yeux écarquillés dans le reflet du miroir au-dessus de la caisse m'effrayèrent un instant. Je ne me reconnaissais pas.
Jimin m'envoyait des messages par dizaines à présent que le jour se levait pour me demander où j'étais.
Je me sentais comme un malfaiteur en cavale alors que je redémarrai la voiture sans prendre la peine de répondre. Mais plus la route filait sous mes yeux, plus les choses changeaient.
À la lumière du jour, les bonnes idées de la nuit pouvaient devenir mauvaises, les regrets cavalaient gaiement sous mon crâne et l'inquiétude me sciait les entrailles.
Jungkook se réveilla un peu plus tard à cause de la douleur et lorsqu'il m'aperçut, il sursauta, comme s'il s'était réveillé d'un rêve en constatant que tout n'avait été que réalité.
Ou bien cauchemar, je ne pouvais le dire.
Il observa la route tandis que je lui désignais sans un mot la bouteille d'eau et les snacks achetés mais il refusa de manger, ne se contenta que d'un peu d'eau qui ne remit pas beaucoup de couleurs sur son visage. Il résista un moment, dans un grincement de dents désagréable, à prendre un nouvel anti-douleur mais finit par en arracher un brutalement de la plaquette.
— C'est quoi le plan fantastique que tu as concocté ?
Sa gorge semblait douloureuse mais pas suffisamment pour ne pas être sarcastique.
Je marmonnai distraitement :
— « Évasion de l'hôpital ».
Il me fusilla du regard et j'eus l'impression que c'était tout ce qu'il lui restait comme expression.
Mon titre de plan faisait roman de gare mais je m'en fichais, poser des mots sur les idées incohérentes et déstructurées de mon esprit m'apaisait.
J'allumai la radio et il secoua la tête, comme violemment agacé.
— Je veux téléphoner, clama-t-il.
— Non.
— T'es vraiment cinglé !
— Je sais.
Il bougea, passa une main sur son attelle et son visage prit une expression de dégoût que je ne lui connaissais pas.
Que je ne lui connaissais plus.
— On va à Daegu, finis-je par lui dire.
Il ricana :
— J'espère que c'est une blague.
— Non.
Il eut un ricanement désabusé :
— Tu parles d'un plan de merde.
Le silence se fit et la radio grésilla, me faisant la couper.
Plus un mot ne fut prononcé jusqu'à notre destination.
Plusieurs heures plus tard, la voiture brinquebala un peu sur le sentier de terre battue et mal entretenu tandis qu'apparaissait dans la lumière de ce début de matinée la maison de mes grands-parents.
J'ouvris le coffre puis la portière, Jungkook repoussa brutalement mon aide mais je ne l'écoutai pas. Fuyant son regard effarouché et haineux, je le basculai dans le fauteuil roulant.
Chose qui lui déplût.
— J'arrive pas à croire que tu nous as ramenés là ! C'est ça ton plan de merde, hein ? s'insurgea-t-il. Faire de la balançoire ? Retrouver le temps perdu ?!
Je ne lui répondis pas et refermai la porte.
— Tu vas leur dire quoi à tes grands parents, hein ? m'agressa-t-il à nouveau. C'est une putain de connerie de...
— Je ne leur dirai rien, ils ne sont plus là.
Il battit des paupières alors que je le poussais bon gré mal gré jusqu'au perron.
Utiliser un fauteuil roulant en campagne : pire idée du siècle.
Je le laissai en bas des marches avant de grimper seul les quelques marches pour ouvrir la porte. Je fis volteface pour l'observer quelques centimètres plus bas alors qu'il observait le décor comme un animal craintif, comme s'il était cerné par l'ennemi.
Une odeur de renfermé me remonta les narines en entrant dans la demeure et je m'empressai d'ouvrir toutes les fenêtres, toussotant sous la poussière avant de revenir sur mes pas, mais Jungkook s'était déjà levé de son fauteuil et se tenait à la rambarde pour gravir les trois marches. Il me menaça durement alors que j'arrivais à sa hauteur :
— Je veux pas de ta putain de pitié, de ta putain d'aide, laisse-moi !
Mais il était incapable de marcher, son corps me paraissait squelettique vu d'ici, pourtant il s'accrocha durement à la rampe et il lui fallut un effort considérable pour monter une seule marche, faire la bascule entre sa jambe blessée, raide et serrée dans l'attelle, et l'autre.
Il allait tomber.
Mais plus que tout, c'était lui qui allait s'effondrer, je voyais la douleur, la rancœur, l'incompréhension de son état sur son visage.
Le grand, brillant et extrêmement doué Jeon Jungkook était plus que blessé.
Il semblait détruit.
Lorsque je le rattrapai, menaçant de s'écrouler, pour l'aider à gravir le reste des marches, il se mit à me haïr.
Il se mit à se haïr.
Il était méconnaissable lorsqu'il se laissa tomber dans le fauteuil comme une poupée, les yeux pleins de larmes, les lèvres maltraitées par ses dents, les poings serrés.
Je le poussai jusqu'à l'intérieur de la maison avant de marmonner d'une voix vide :
— Je vais enclencher l'électricité, je reviens.
Mais en revenant dans la pièce principale quelques minutes plus tard, il me lança un regard vraiment douloureux, quelque chose de terrible qui le faisait respirer fort et difficilement :
— Putain, tue-moi.
Il s'essuya rageusement les yeux avant de tenter de sortir du fauteuil et de s'accrocher au mobilier.
— Pourquoi tu es revenu ? Pourquoi tu me fais ça ?
Je m'approchai :
— Je ne pouvais pas te laisser là-bas.
— Tu aurais dû ! hurla-t-il, tu aurais dû me laisser là-bas !
— Alors pourquoi tu as pris ma main ? Pourquoi tu as voulu t'enfuir avec moi ?
Ma voix était aussi apathique que si j'avais été un robot. Tout glissait sur moi sans émotions.
Il se mit à ricaner froidement, complètement hors de lui-même, comme s'il déraillait à présent :
— Putain ça fait dix ans... faut que tu reviennes après tout ce temps...
— Je...
— Ne me parle pas ! s'égosilla-t-il.
Puis il répéta de moins en moins fort, de plus en plus tristement :
— Ne me regarde pas...
J'ouvris la porte de mon ancienne chambre avant de sortir les couvertures. Visiblement, les voisins, la famille Bang non loin, continuaient de venir ouvrir et aérer la maison malgré mon absence, comme ils l'avaient promis. Certes les draps ne sentaient pas la rose, mais ils semblaient avoir été lavés récemment tout de même. Je repris la parole une fois dans la pièce principale, d'une voix toujours aussi robotique :
— Ça va sentir un peu le renfermé mais on fera des lessives demain le temps que la chaudière s'enclenche, tu peux rester là te reposer, j'irai dans l'autre pièce.
Il ne me répondit pas, le visage braqué dans la direction opposée avant de s'activer, de faire rouler son fauteuil jusqu'à la chambre. Je voulus l'aider mais il me jeta un regard si farouche que je reculai brusquement.
— Je vais tenter de préparer quelque chose à manger et...
Mais la porte me claqua au nez.
En retournant vers la voiture pour prendre les courses et le reste des médicaments, je sortis mon téléphone et appuyai sur le contact de Yoongi hyung.
Il décrocha dans la seconde.
« Si ma caisse a une rayure, t'es mort Kim Taehyung. »
Je refermai violemment le coffre.
— Sérieusement ? C'est ça ta première inquiétude ?
« Il y a plus de chances qu'il arrive un truc à la voiture. »
— Et pas à moi ? Ou à lui ? cinglai-je.
Je l'entendis souffler de la fumée :
« Non, plus maintenant que vous êtes ensemble à nouveau. »
Je soupirai bruyamment.
« Tu as été au-delà de mes espérances, je suis surpris. »
— Tu as conscience que j'ai peut-être eu la pire idée du siècle ?
Il ne répondit pas et je repris en observant le paysage.
— Il est différent...
« Il l'est. C'est lui qui est cassé maintenant. »
— Et c'est à moi de le réparer ? C'est ce que tu me demandes ?
« Je ne sais pas, je ne répondrai pas à ça. »
Il souffla encore de la fumée :
« Mais je suis le mieux placé pour savoir ce que ça fait d'avoir quelqu'un de profondément bienveillant pour nous aider à sortir du noir. »
Je fermai les yeux :
— Et moi tu t'en fous je suppose ? maugréai-je. Tu t'en fous de ce que ça me coûte, de ce que ça me fait de le voir comme ça, de ce que j'éprouve à l'idée de l'avoir embarqué alors que ce n'était pas prévu comme ça ?
« Tout à fait, je m'en bats les couilles. »
Plusieurs insultes me traversèrent l'esprit mais il reprit :
« Ça fait dix ans, Taehyung, et pourtant vous en êtes toujours là. »
— À cause de toi !
« À cause de vous-même. »
Je raccrochai brutalement avant de m'accroupir pour souffler bruyamment, la tête entre les mains.
Je devais reprendre mes esprits, mais après avoir passé la nuit sans dormir, toutes mes pensées, tous ces derniers événements continuaient de virevolter sous mon crâne sans que je ne parvienne à trouver le bouton « off ». J'envoyai un message sur le groupe de discussion pour annoncer que j'allais bien, que j'étais là où ma famille tout entière reposait, que j'avais besoin de temps.
J'éteignis mon portable et me relevai, faisant les quelques pas qui me séparaient du perron avant de rentrer dans la maison, la porte demeurait close et je déposai tout sur la table de cuisine, m'inquiétant légèrement de voir que l'électricité avait des problèmes à se stabiliser.
Une migraine débarqua et je me laissai tomber sur une chaise, les yeux clos, ma tête entre les bras.
Il me fallait un nouveau plan.
*******
Jungkook ne m'adressa pas un mot pendant deux jours.
Il ne bougea pas ou peu de la chambre, seulement pour se rendre aux toilettes. Il traînait encore dans sa chemise d'hôpital ridicule, mangeait peu voire pas du tout, refusait que je l'aide dans les gestes de la vie quotidienne, dans les gestes d'hygiène, que je m'occupe de sa jambe.
Il me refusait tout.
Il me rejetait.
Il allait mal, ne cessant d'avaler les anti-douleurs que je régulais malgré tout.
Voilà deux jours entiers que nous étions arrivés à Daegu. La maison était dans un mauvais état, pire que dans mes souvenirs. L'eau chaude ne s'enclenchait pas, l'électricité faisait des siennes mais au moins l'odeur de renfermé commençait enfin à partir. J'avais retiré de la maison tout ce qui pouvait servir de près ou de loin à se faire du mal.
Je craignais un passage à l'acte de sa part.
Pour le reste du temps, je me battais au téléphone avec les plombiers et les électriciens pour qu'ils viennent réparer ce qu'il y avait à réparer et ce malgré le fait qu'ils annonçaient que la maison ne se trouvait pas dans leur périmètre de travail habituel. Deux jours que je me battais avec le modem internet pourtant installé ces quatre dernières années qui avait pris l'humidité et qu'il fallait changer.
Deux jours que je tentais d'astiquer à fond la salle de bain, retirer toutes les moisissures comme un forcené.
Deux jours que je tournais en rond comme un fou.
Je dormais dans la chambre de mes grands-parents, à même le sol. Les vieux futons des placards n'étaient plus en état et je refusais de dormir dans ceux qu'avaient utilisés mes grands-parents. Il m'était déjà étrange d'être dans leur chambre après tout.
Tout me renvoyait au passé, à la mort, aux regrets, alors passer mon temps au téléphone ou à faire le ménage mettait à distance le fait que je n'arrivais pas à gérer la situation sereinement.
Le plan initial, bien avant l'alternative non prévue : « escapade de l'hôpital », était de venir ici seul, prendre le temps de remettre la maison en ordre, appeler quelques artisans pour retaper certaines choses puis je serais rentré à Los Angeles.
Alors certes, les voisins à trois kilomètres étaient heureux de me voir mais moi je ne savais plus où j'en étais.
Et il n'était pas question que je reste ainsi.
Foi de Kim Taehyung.
Alors, au matin du troisième jour, lorsque l'électricien quitta la maison après avoir réparé ce qu'il avait à réparer, je rentrai dans la chambre sombre.
— C'est l'heure de se laver et peu importe ce que tu diras, je ne flancherai pas.
Il tourna la tête et m'offrit un regard torve.
— Jungkook, soufflai-je, tu me détestes et je le comprends, tu me hais je le comprends aussi. Mais tu es bloqué ici avec moi, dans cette maison, et l'eau chaude est enfin correctement remise. Et je sais aussi exactement ce qu'on va faire. J'ai un autre plan.
Il fronça les sourcils, sur la défensive.
— Je m'en fous de tes putains de plans !
— Lève-toi, va te laver et je t'explique tout ensuite.
— Me lever ?
Il ricana en se passant une main sur le visage :
— Tu te fous de moi ? Tu n'as pas vu que j'étais handicapé ?
Le dernier mot avait été prononcé avec une telle rancœur que je levai un sourcil :
— T'es pas handicapé, lève-toi maintenant.
— Non.
— Si.
— Va te faire foutre !
Je pris une grande inspiration :
— Tu crois que j'avais prévu ça, moi, peut-être, en revenant en vacances en Corée ? Tu penses que j'avais anticipé devoir te revoir à l'hôpital, de devoir subir cette vision ? Devoir me prendre la tête pour savoir si je devais t'abandonner et vivre avec ça ? J'ai fait mon choix mais il n'est pas question que je continue de rester là sans rien faire alors que tu te laisses mourir !
— Je préférerais être mort ! répondit-il brusquement. Je préférerais être mort que d'être là, que d'être comme ça !
Je m'agenouillai en l'attrapant par les épaules :
— Écoute-moi bien Jeon Jungkook, je suis onco-pédiatre, je travaille avec des enfants, des bébés qui ont des leucémies aiguës, des cancers graves et des maladies génétiques incurables, qui ont deux, trois, six mois d'espérance de vie. Alors ne me parle pas de la mort, du mérite et de la souffrance.
Je me relevai, le toisai froidement.
— Maintenant debout, je t'emmène jusqu'à la salle de bain.
Il me fixa étrangement, un mélange entre la haine et la rancœur, et je l'aidai à effectuer le transfert du lit au fauteuil avant de l'emmener jusqu'à la douche. Sur place, je détachai précautionneusement l'attelle.
Il trembla un peu alors que je le déshabillai, son corps rejetait tout mon contact mais mes gestes étaient mécaniques et sans émotions.
Sa peau, elle, était marquée par pas mal de tatouages, notamment l'entièreté de son bras droit, de sa main jusqu'à l'épaule, mais il en avait aussi sur le torse. Seul son dos restait immaculé.
Son corps avait la forme typique d'un sportif professionnel mais qui aurait perdu beaucoup de poids en très peu de temps.
Je refusai de me laisser envahir par l'empathie et l'émotion en le voyant ainsi.
La cicatrice sur son genou, par contre, me fit froncer les sourcils, ce dernier restait encore coloré et enflé et je me grattai la tête, réfléchissant à quels médicaments et quels baumes je pouvais récupérer pour apaiser ça. Clairement, il allait devoir avoir de la rééducation.
Mais dans mon nouveau plan, je n'avais pas prévu cette partie-là.
Je lui tendis le pommeau une fois qu'il fut installé dans la chaise douche.
Heureusement qu'il y a quatre ans j'avais demandé à ma grand-mère de refaire la salle de bain. Elle avait lutté contre cette idée et le fait que j'allais tout financer mais j'étais bien trop inquiet qu'elle ne se casse le col du fémur à force d'enjamber maintes et maintes fois la baignoire. J'avais suivi les travaux à des milliers de kilomètres mais les choses s'étaient passées correctement.
Je n'aurais jamais cru que ça aurait une utilité des années plus tard.
— Je ne te conseille pas de te mettre debout trop longtemps, j'ignore si tu as de l'appui ou si c'est trop tôt.
Pour cela il aurait fallu voir les radios de son genou mais, dans ma mission d'urgence d'escapade hors hôpital, il ne m'était pas venu à l'idée de voler son dossier médical.
Je n'arrivais pas à croire que j'osais penser voler un dossier médical.
Rien ne tournait plus rond ces trois derniers jours de toute façon.
— Je te laisse te laver seul mais je t'aiderai à te rhabiller.
— Oui, faisons-ça, ricana-t-il avec cynisme, ce n'est pas du tout humiliant comme situation...
— Je serai de l'autre côté de la porte.
Son regard se releva alors que ses lèvres tremblaient, que ses poings étaient serrés :
— Putain ! Ne me parle pas comme si j'étais un attardé !
Je ne répondis pas et refermai la porte derrière moi.
Je me laissai glisser contre le battant en fermant les yeux.
C'était douloureux de le voir ainsi. D'être ainsi.
Mais lui parler sans le moindre affect était la seule défense que j'avais trouvée pour tenir bon, pour garder les émotions à distance.
Pour ne pas que le passé enraye le présent.
Une heure plus tard, les cheveux encore un peu trempés qui ondulaient autour de son visage, Jungkook cingla.
— Manger ? Que veux-tu manger avec la merde que tu achètes ?
Se concentrer.
Lui parler doucement.
Ne pas perdre son sang-froid.
Mettre à distance les émotions.
— Si je cuisine, ce sera à nos risques et périls.
— Dix ans et t'as pas appris à cuisiner ? Qu'est-ce que tu as foutu ? se moqua-t-il durement.
— Parce que toi tu sais cuisiner maintenant ?
— Peut-être bien.
Je levai un sourcil ironique.
Se contrôler.
Lui parler doucement.
Ne pas perdre son sang-froid.
Mettre à distance les émotions.
— Ce n'est pas ta chère et tendre épouse qui te fait des petits plats, plutôt ?
Et merde.
Nos regards se croisèrent.
Je me levai d'un bond sans un mot avant de sortir de la pièce.
Il fallait que je garde mon calme.
Je fis le tour de la maison, faisant une liste mentale de tout ce qu'il y avait pour remettre le jardin en forme alors qu'il n'était qu'en friche, pour trier et ranger tout ce que mon grand-père avait laissé. Certes, il n'y avait plus d'animaux ni de potager à s'occuper, mais je n'aimais pas cet aspect terrain vague que ça prenait.
En revenant, la porte de la chambre était close et je pris sur moi pour me contrôler dans mes réactions avant d'aller prendre une douche.
La liste mentale continuait.
Il fallait que je trouve un autre plan.
*******
La mine fermée, farouche et circonspecte de Jungkook m'accueillit tandis que je garais la voiture. Dans son fauteuil, il s'approcha des marches depuis le haut du perron.
J'ouvris le coffre pour sortir quelques sacs.
— J'ai fait les courses et je t'ai acheté des vêtements, lançai-je.
— T'étais passé où ? Tu sais depuis combien de temps t'es parti ?
Nos regards se croisèrent et je déposai les sacs à ses pieds.
— J'avais une liste, je n'ai rien oublié.
— Je m'en fous de ta putain de liste !
Mon poing se serra, mes muscles se tendirent et je me répétai inlassablement :
Lui parler doucement.
Ne pas perdre son sang-froid.
Mettre à distance les émotions.
— Tu peux ramener les sacs à l'intérieur ?
— Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, siffla-t-il avec ironie, je ne peux pas marcher.
— Tu peux les ramener avec le fauteuil.
Je fis demi-tour et retournai vider le coffre.
Une fois dans la pièce, il fronça les sourcils en voyant ce que je tenais entre les mains.
— Des pots de peinture ?
— On va repeindre la chambre de mes grands-parents et la mienne. On va refaire les peintures.
— Comment ça « on » ?
Je ne répondis pas et ouvris le frigo.
J'avais passé des heures à le nettoyer, le désinfecter, le récurer, passer sur les rebords, enlever la moisissure, désodoriser l'ensemble.
Il était propre comme un sous neuf.
Plus blanc que blanc.
C'était l'instant frigo.
Pensez à nettoyer le vôtre une fois par mois.
Je repris le contrôle de mes pensées alors que je l'entendais s'acharner sur les sacs.
— « On » ? vociféra-t-il. C'est ça ton plan, qu'on fasse des choses ensemble ? Tu as l'impression que ça va arranger les problèmes de faire de la peinture ?
Je me tournai vers la table pour récupérer ce qu'il y avait à mettre dans le réfrigérateur et répondis distraitement :
— Mon plan initial consistait à revenir ici et m'occuper de la maison. Le toit et la salle de bain ont déjà été refaits. Pour la tuyauterie le plombier a dit que ça allait tenir encore quelques années. Ma grand-mère a fait changer les tatamis avant son décès, il y a quatre ans. Certes, l'isolation n'est pas à son maximum mais ça fera l'affaire quand j'aurais fait installer le chauffage et la clim. Maintenant le plan a changé, mais ce n'est pas si différent, si on s'y met on peut refaire les peintures, changer quelques meubles, ranger le grenier et le jardin...
Ses yeux s'étaient écarquillés au fur et à mesure de ma tirade jusqu'à ce qu'il éclate de rire.
Un rire dénué de joie et d'humour, un rire terrible, presque fou.
— Sérieusement ? ricana-t-il. C'est ça ton plan ? Qu'on vive ensemble ? Comme s'il ne s'était rien passé ? Comme si ça ne faisait pas dix ans qu'on ne s'était pas vus ?
— Oui, admis-je. On ne va pas rester ici sans rien faire.
— Il n'y pas de « on » qui tienne ! cracha-t-il.
Je m'interrompis dans mon geste et relâchai le sac de frites congelées.
— Alors quoi ? Qu'est-ce que tu veux, Jungkook ?
— Je veux rentrer à Séoul.
— Pour faire quoi ? Retourner à l'hôpital ?
— Ça me regarde.
Je secouai la tête.
Lui parler doucement.
Ne pas perdre son sang-froid.
Mettre à distance les émotions.
J'avais de plus en plus de difficulté à me répéter mon mantra tant mes émotions étaient exacerbées, tant tout le passé me remontait à la gorge, secouant mon corps entier.
— Je te rappelle que c'est toi qui as décidé de partir avec moi ! Tu t'attendais à quoi ?
— C'est toi qui m'as embarqué dans ton délire !
— C'est ça, répondis-je placidement en fourrant le paquet dans le congélateur, reporte toute la faute sur moi, c'est quelque chose qui te ressemble si bien !
J'évitai sans difficulté le sachet de pain de mie qu'il m'envoya et qui rebondit contre la porte ouverte du congélateur.
— Tu sais quoi ? annonçai-je d'une voix vide, rentre à Séoul. Appelle ta femme, qu'elle vienne te chercher, moi je ne te ramènerai pas.
Je balançai mon téléphone sur la table dans un bruit distinct.
Il secoua la tête avec un sourire en coin, railleur et plein de hargne :
— C'est ça qui t'emmerde alors ? Que je me sois marié.
— Je m'en fous de ta femme, mais pour le reste assume au moins le fait que tu as voulu venir avec moi.
Il persifla :
— Tu t'en fous de ma femme ? Quelle vaste blague, t'as toujours été un mauvais menteur de toute manière.
Je ne devais pas perdre son sang-froid.
Je devais mettre à distance les émotions.
Mais je n'y arrivais pas.
Je n'y arriverai plus jamais.
— Tu as envie que je te dise quoi ? rétorquai-je alors que ma voix tremblait d'un trop plein de ressentiment. Tu veux que je saute de joie, que je te souhaite toutes mes félicitations pour ton mariage ?
— Tu pourrais, ce serait un minimum après n'être jamais rentré, rétorqua-t-il d'une voix mauvaise.
Il ne me restait qu'un fil, qu'un unique petit filament de contrôle, et il se brisa littéralement à l'entente de cette simple phrase.
Je lâchai brusquement le reste des courses que j'essayais de ranger dans les placards :
— Comment oses-tu me reprocher ça ? C'est toi qui m'as encouragé ! C'est toi le fautif ! Tu t'es marié, bon sang !
— Quoi ? Tu aurais voulu que je t'attende pour toujours ? Que je t'attende comme un con dans un pays où tu ne voulais pas revenir parce que ta vie était si intéressante, si extraordinaire loin de moi ?
— C'est toi qui as dit qu'il n'y avait pas la place pour moi dans ta vie !
— J'ai appris à vivre sans toi ! hurla-t-il. Alors que tu m'as laissé derrière, que tu as fermé la porte en me faisant croire que ça ne prendrait que quatre ans, qu'après ça tu allais rentrer ! Je t'interdis de m'en vouloir ! Je t'interdis de me reprocher d'avoir vécu par moi-même !
— Je ne te reproche pas d'avoir vécu ! Mais du jour au lendemain tu as arrêté de répondre aux messages et pas qu'à moi, à tout le monde ! Tu as fait silence radio jusqu'à ce que la presse s'arrache les photos de ton mariage ! Tu as fait ça dans mon dos sans même me prévenir !
— Ça fait dix ans putain ! s'égosilla-t-il.
Cela me fit l'effet d'une gifle.
— Dix ans sans toi ! Tu n'es jamais revenu ! Tu n'es jamais rentré ! Tu as rompu la promesse en premier !
— Je n'ai rien rompu du tout ! m'écriai-je. On ne s'est pas quittés, on n'a jamais parlé de rupture !
— Non mais tu plaisantes j'espère, au bout de dix ans ça ne t'a pas mis la puce à l'oreille ?
— On avait fait une promesse !
— Ne me parle pas de cette foutue promesse ! C'est toi qui l'as brisée !
— C'est toi qui l'as rompue ! rétorquai-je en retour, de manière tout aussi dure et violente. Tu l'as épousée, elle !
Jungkook se leva, sur ses jambes tremblantes, sa main accrocha le rebord de la table pour hisser son corps tout en me fixant avec le plus grand dégoût et la plus grande hargne que je n'avais jamais vus.
— J'ai appris à vivre sans toi pendant dix ans, avec ton absence. Au début je me suis accroché à l'espoir, mais je me suis rendu compte que t'attendre éternellement me rendrait malheureux alors j'ai décidé de vivre, et tu sais quoi ? J'ai eu une vie géniale.
Les larmes me montèrent brusquement et je me mis à trembler, debout, dans le chaos de la cuisine.
— Tu crois que ça n'a pas été dur pour moi aussi de vivre sans toi ? Tu veux quoi ? Qu'on compare nos douleurs pour savoir pour lequel de nous deux ça a été le plus difficile ? cinglai-je.
Jungkook se redressa encore et me toisa :
— Je suis devenu exactement ce que je voulais être, j'ai eu la carrière que je voulais, la vie que je souhaitais, tout a marché pour moi au-delà de mes espérances. Est-ce que tu connais ce sentiment ? Celui où t'es dans le job de tes rêves, épanoui et heureux ? Le succès ça m'est un peu monté à la tête, mais rien de grave, rien de terrible, juste de quoi flotter, planer sur mon existence, remplir ma jauge de bonheur plus que je n'en pourrai jamais contenir. J'étais fait pour ça ! Pour le baseball ! Et c'était toute ma vie. Tous ces sentiments, ces émotions, cette intensité dans le match, ces batailles pour la victoire... J'ai... J'ai construit ma vie, je me suis fait un nom, une existence, j'étais à ça de frôler le bonheur, j'ai même réussi à apprécier quelqu'un.
Mon souffle se coupa et mon cœur tambourina si fort que je crus qu'il allait exploser.
— Quelqu'un d'intéressant, qui arrivait à me rendre heureux, alors je l'ai épousée, j'ai renoué avec Yoongi hyung, j'ai renoué avec mon frère aîné, je suis même devenu parrain de son fils. Tu entends ça ?
J'étais incapable de dire un mot, suspendu à ses lèvres, rattrapé par le temps et le passé. Brassé par ses émotions, par cette histoire qu'il décrivait dans laquelle je n'avais pas été là.
Il passa une main dans ses longs cheveux abîmés, la peau blafarde, les mains tremblantes.
— Tu parles de vengeance ? Tu veux l'entendre ta vengeance ? Le mariage s'est mal passé, on est en pleine procédure de divorce. J'ai vraiment cru que je dépasserais ça, que j'arriverais à passer à côté des articles calomnieux et des paparazzis, ce n'était qu'une question de temps mais tout s'est cassé la gueule un jour où j'ai fait le con.
Il ricana encore, comme s'il ne pouvait plus s'arrêter :
— J'ai toujours été con, hein. C'est pas une nouveauté.
Mais avant que je ne puisse répondre, chose dont j'étais toujours incapable, il reprit :
— Un jour, ma merveilleuse vie s'est cassé la gueule. J'ai... j'ai été blessé. Ma carrière s'est brisée. Le baseball c'était toute ma vie. Mon genou est foutu, l'opération n'a pas fonctionné...
Son corps trembla, comme s'il allait s'écrouler :
— Elle est là ta vengeance. T'es content ? Parce que maintenant je suis là, blessé, à tout jamais handicapé, dans un putain de fauteuil roulant ! Vas-y, exalte-toi de mon malheur maintenant !
Son regard me transperça, secouant mon âme.
Faisant pleurer mon cœur.
— Ne me compare pas à des enfants malades, je sais bien qu'ils ne méritent pas de mourir, putain ! reprit-il d'une voix tremblante. Mais je suis là, là dans cet état-là, devant toi après dix putains d'années et tu oses me parler comme si je n'étais rien, comme si j'étais un putain de malade, un foutu attardé. Je t'interdis de me reprocher quoi que ce soit !
Il retomba dans le fauteuil comme épuisé et lâcha, dédaigneusement :
— Va te faire foutre !
Il se prit la poitrine douloureusement comme si son cœur le torturait puis il s'éloigna, fit rouler le fauteuil maladroitement et retourna dans la chambre avant de claquer la porte. L'entendre pleurer me tortura d'une horrible manière, alors, douloureusement, je continuai de ramasser les courses comme si ces gestes mécaniques allaient m'aider, mais il n'en fut rien. Je posai douloureusement le front contre la porte du frigo et éclatai en sanglots.
La vie avait joué et nous avions perdu.
Nous nous étions perdus.
*******
Deux nouveaux jours étaient passés dans l'enfer le plus total.
Le silence, l'ignorance, les non-dits, les regrets et les larmes.
J'étais désœuvré, dans un état de fatigue catastrophique.
J'étais effrayé à l'idée qu'une nouvelle journée identique se passe de la même manière.
Ce fut sûrement pour ça, qu'incapable de me contrôler, je toquai à la porte de sa chambre.
Je n'entendis rien mais j'ouvris la porte, assis sur le lit, le dos contre le mur, son regard me transperça en se relevant vers le mien.
— Si tu ne veux pas manger les plats préparés, il faut qu'on cuisine, mais pour ça j'ai besoin de ton aide.
C'était lui tendre la main, apaiser les tensions de manière maladroite mais enterrer la hache de guerre, l'espace d'un instant.
Il me fixa, se passa la langue sur ses lèvres gercées avant de se hisser sur ses bras et de basculer dans le fauteuil.
Sans un mot, on quitta la chambre pour la cuisine et je sortis les ingrédients du frigo.
Le silence s'éternisa, la tension empira tandis qu'on épluchait les légumes.
À un moment donné, Jungkook se figea et darda sur moi un regard agacé :
— Tu t'y prends mal.
Je changeai la position de mon couteau.
— Non, pas comme ça !
— Ne me crie pas dessus.
— Je te crie dessus si je veux, ce n'est quand même pas compliqué d'éplucher un légume !
— J'ai le mauvais couteau.
Il roula des yeux et reprit son épluchage. Tout aurait pu encore continuer ainsi bien plus longtemps si seulement mon téléphone posé non loin n'avait pas vibré.
Nos gestes se figèrent et je reposai mon couteau et la pomme de terre passablement mal découpée.
Je m'essuyai les doigts sur un torchon propre et déverrouillai l'écran avant de lever les sourcils.
Yoongi hyung m'avait envoyé un message avec une pièce jointe :
« Je t'envoie un fichier. »
J'appuyai sur le document avant d'écarquiller les yeux de stupeur.
C'était le dossier médical de Jungkook.
Un nouveau message arriva : « Avant que tu t'imagines le pire des scénarios, non je n'ai rien volé. C'est la mère de Jungkook qui me l'a envoyé. Je pense que ça te sera utile. »
Je pivotai et croisai le regard de Jungkook dont les sourcils se froncèrent :
— Quoi ?
— Rien...
Mais il posa abruptement son économe.
— Dis-moi, si ça me concerne tu dois me le dire.
Je me mordis la lèvre :
— Yoongi hyung vient de m'envoyer ton dossier médical.
Ses yeux s'ouvrirent de stupeur et il tendit la main alors doucement, mais non sans difficulté, j'y déposai l'appareil.
Il consulta les messages d'un air fermé, soucieux, un poil agacé avant de maugréer, froidement :
— Donc hyung valide littéralement notre situation.
Il me rendit durement mon téléphone et reprit son épluchage de manière énervée avant de cingler :
— Et mon dossier alors ? Qu'est-ce que tu attends ? Lis-le.
J'ouvris la bouche puis la refermai avant d'appuyer sur le fichier et de le consulter tandis que je tirai la chaise pour me rasseoir.
Mes yeux scannèrent les images et les comptes rendus avec habitude.
— Vas-y, je t'écoute, t'es médecin non ? cingla-t-il.
Je lui renvoyai un regard ennuyé avant de poursuivre ma lecture.
— Tout ce qui est écrit là, tout a dû déjà t'être annoncé, affirmai-je.
— Je t'en prie, répondit-il avec sarcasme, rajoutes-en une couche, c'est toujours aussi génial de recevoir ce genre de diagnostics.
— Les ligaments de ton genou gauche sont très abîmés, admis-je sans détacher mes yeux de l'écran, mais tu devrais pouvoir reprendre la marche, il te faudrait de la rééducation.
— Excellente idée, ironisa-t-il, allons voir un rééducateur à Daegu, pour passer inaperçu, meilleure idée du siècle non ?
Je roulai des yeux.
— En rentrant à Séoul tu auras un meilleur choix.
— Donc tu me mets à la porte ? lâcha-t-il durement.
— C'est toi qui as dit vouloir rentrer, répliquai-je.
Le silence se réinstalla violemment et j'éloignai l'écran de mes yeux fatigués avant de me mordre la lèvre.
— J'ai entendu tout ce que tu as dit avant-hier.
Il ne releva pas les yeux, m'ignorant délibérément, mais moi je le fixais, je voulais qu'il m'écoute.
— Tu as le droit d'être en colère, de m'en vouloir de ne pas être rentré. Je suis celui qui est parti.
Il ne releva même pas la tête pour me regarder.
— Néanmoins, j'ai été le seul à être honnête. Je t'ai appelé, on a convenu ça ensemble et c'est cruel de ta part de me le reprocher. Je t'ai demandé ton avis et tu m'as encouragé. Tu m'as dit mot pour mot : « Je t'attendrai même si ça doit encore durer quatre ans. ».
Il m'ignora de nouveau, superbement.
— Mais tu mentais déjà, sifflai-je. J'ai fait mine de ne pas l'entendre quand tu as dit qu'on avait de moins en moins de place l'un pour l'autre dans la vie de chacun. C'était comme si tu ne voulais pas que je rentre !
Il posa abruptement son couteau et se renfrogna :
— C'est complètement faux, tu ...
— Laisse-moi finir, insistai-je.
Je repris une grande inspiration :
— Puis un jour tu as arrêté de me répondre, de me téléphoner, imagine comment je me suis senti ? Tu t'en fiches sûrement complètement, mais ce travail il...
Il poussa sa joue avec sa langue en reprenant l'épluchage.
— Ce travail il...
Ma voix craqua et je me repris à la dernière seconde, il s'était figé sans me regarder mais semblait tout de même attendre la suite.
— J'ai vu des choses si abominables.
Les images me revenaient et je fermai les paupières.
— Ce travail, c'était un défi personnel. J'ai été projeté dans un monde si terrible que pour y survivre il faut chercher dans les plus petits actes de la vie quotidienne, le sens et l'espoir de l'existence pour croire en la vie et en l'humanité. La mort et la guerre étaient partout autour de moi, mais la vie aussi, mais il fallait bien la trouver, la chercher, l'entretenir et l'accompagner. C'est quatre premières années m'ont secoué, j'étais incapable de rentrer. Alors certes, j'ai été égoïste, c'est de ma faute, j'ai prolongé mon délai de retour, mais j'étais incapable de sortir de ce monde. Revenir en Corée me paraissait presque « inutile » comparé à ce que je faisais là-bas...
Il voulut reprendre mes mots, comme s'il n'attendait que de sauter sur mes quelques paroles maladroites pour déverser sa colère mais je repris :
— Je n'ai compris ça qu'en quittant enfin ces pays, en arrivant sur une équipe beaucoup plus calme aux missions moins intenses. On a été suivi par des psys et j'ai compris que j'étais bloqué, que je n'arrivais pas à faire la part des choses. Étonnant venant de moi, hein ? ironisai-je. J'avais l'impression d'avoir accompli beaucoup de choses, mais en regardant en arrière ce n'était jamais suffisant à mes yeux. Je me suis perdu pendant toutes ces années, Jungkook, et je m'en excuse.
Je le fixai en sentant enfin le poids sur mes épaules se retirer :
— Je me suis perdu dans le travail, j'étais incapable de décrocher, incapable de rentrer, de faire face, d'être satisfait de moi, je voulais toujours faire plus, faire davantage parce qu'il m'était impossible de faire autrement. Et puis... et puis mes grands-parents sont...
Cette fois les sanglots me prirent et je frottai mes mains pour passer mes tremblements :
— Mon grand-père d'abord, il a fait un infarctus, je suis rentré ici en catastrophe pour ses funérailles. J'étais dépossédé, je traitais avec la mort, je traitais avec la vie mais je ne m'étais jamais préparé à ça, si près de moi, à nouveau. Ma grand-mère n'a jamais voulu que je reste habiter avec elle, elle m'a demandé de continuer à vivre, de continuer à prendre soin des autres. Elle est restée ici toute seule un peu plus d'un an mais c'était comme si elle s'était laissée mourir à petit feu pour le rejoindre.
Je chassai une larme :
— Je n'avais plus de nouvelles de toi, tu ne répondais plus à mes messages et je venais de perdre les derniers membres de ma famille. J'ai décidé de ne plus jamais rentrer parce que c'était trop difficile.
Mes larmes dégoulinaient et je n'arrivais pas à les stopper, au milieu des légumes et des épluchures, je faisais peine à voir.
— Qu'est-ce qu'il me restait ? Je n'avais plus de place dans ta vie, tu avais l'air de t'épanouir, probablement que tu ne m'aimais déjà plus et j'avais peur... J'avais besoin de m'éloigner alors j'ai accepté le poste à Los Angeles et puis, tu t'es marié.
Cette fois je reniflai bruyamment en le fixant dans les yeux.
— Tu t'es marié, Jungkook.
Il détourna le regard mais je continuai de le fixer comme si mes yeux pouvaient brûler sa peau.
— Sans me prévenir, sans me le dire, un foutu article internet me l'a annoncé avant même que Jimin ne parvienne à me l'avouer.
Le silence me coupa la parole et je marmonnai :
— Que... Que tu te sois marié n'est pas un... problème, j'aurais juste voulu le savoir. Savoir que nous deux c'était fini, que tu avais mis fin à notre histoire, que tu avais rencontré quelqu'un d'autre, que tu...
— Après dix ans, y a prescription.
Sa phrase me fit l'effet d'une gifle, pourtant son regard semblait me fuir, comme pris en faute.
On resta dans le silence avec tout ce qui avait été dit, c'était comme si nous avions vidé nos sacs et qu'il ne restait rien.
Rien que nous.
Je repris mon couteau et on termina l'épluchage. Après ça, Jungkook supervisa la cuisson et la recette. Nos gestes étaient maladroits, nos voix tremblantes sans savoir quel ton aborder.
On ne réussit pas à rester dans la même pièce l'un avec l'autre dans l'heure qui suivit et je refis un tour dans le jardin pour me calmer et essuyer mes dernières larmes.
On mangea aussi silencieusement et froidement, mais à présent que la rancœur s'était tarie, nous restaient les regrets, la tristesse.
Surtout la tristesse.
Je débarrassai mais il insista pour faire la vaisselle tandis que je consultai une énième fois son dossier médical.
Je n'avais plus de plan maintenant.
Et je ne fus pas sûr d'en avoir un nouveau.
*******
Le lendemain, lorsque je lui affirmai devoir m'occuper de son genou, il ne broncha pas, ni les autres jours. Il souffrait beaucoup par contre. Quand je revins de Daegu avec des béquilles, il les détesta autant que le fauteuil.
Néanmoins j'espérais qu'il commencerait à prendre l'habitude de reprendre la marche, lentement mais sûrement. Son genou dégonfla enfin au bout d'une semaine.
On ne se parlait pas, du moins pas de choses importantes, c'était comme un rapport tacite entre nous.
La communication n'avait jamais été notre fort de toute façon, mais même après dix ans nous étions toujours les mêmes.
Pour ma part, je m'activais à faire beaucoup de ménage, lui faisait ses exercices, sous ma supervision, dormait, restait de longues heures devant la fenêtre à observer le vide.
À la fin de la semaine, nous semblions avoir trouvé un certain rythme, rien de très glorieux mais suffisamment pour manger correctement et s'occuper.
Meubler le vide et le silence.
Meubler le temps et les souvenirs.
Néanmoins ce fut moi qui fus surpris en premier lorsqu'il arriva avec ses béquilles, dix jours après notre arrivée sur Daegu :
— Tu t'y mets quand à cette peinture ?
Je ne répondis pas tout de suite, la fatigue marquant mes traits.
En fait, peut-être que c'était Jungkook qui avait un plan tandis que je demeurais dans le flou le plus total.
— Bientôt. Pourquoi ? Tu veux m'aider ?
Il haussa les épaules en regardant ailleurs mais je fronçai les sourcils :
— Tu veux vraiment m'aider ? Pas rentrer sur Séoul ?
Cette fois-ci il me jeta un regard vague et marmonna, du bout des lèvres :
— Non.
Et ce fut tout, du moins c'est ce que je crus, et tandis que je vidai la chambre pour commencer les travaux, je l'entendis murmurer, près du mur, les bras ballants, comme fâché de ne pas pouvoir aider :
— Je veux disparaître quelques temps.
— Alors c'est ça ton plan ?
Il me fixa farouchement avant de marmonner :
— Je n'ai pas de plan, je ne suis pas comme toi.
— Mais tu veux rester ici ? Même si je suis là ? Même si c'est la maison de mes grands-parents ?
Il se mordit les lèvres avant d'acquiescer puis de rajouter, brutalement :
— Pourquoi, t'avais l'intention de me virer ?
— Non, avouai-je doucement, mais ça me conforte dans l'idée que je ne t'ai pas délibérément arraché à la clinique, que tu voulais vraiment venir avec moi.
Il roula des yeux, agacé :
— Je voulais venir avec toi, t'es content ?
— Pas vraiment, avouai-je avant de m'essuyer les mains et d'aller chercher le matériel.
Je n'avais jamais fait de la peinture et alors que je pensais galérer littéralement, Jungkook s'avéra de bon conseil, comme s'il avait été peintre en bâtiment toute sa vie.
Il utilisait ses béquilles mais cela le fatiguait beaucoup trop alors il devait s'asseoir dans le fauteuil roulant, chose qui le faisait râler à longueur de temps.
De ce fait, j'étais retourné faire les courses, acheter le matériel qu'il m'avait recommandé. C'était lui qui avait une liste à présent et même si j'aurais voulu lui faire la remarque, il me coupa l'herbe sous le pied en insistant pour dire qu'il n'était pas comme moi.
N'empêche qu'il l'était un peu quand même.
L'abcès avait été percé mais ce n'était pas pour autant que la plaie s'était cicatrisée et refermée, j'avais l'impression que sa colère et mes émotions chaotiques grouillaient autour de nous, attendant la première opportunité pour ressurgir. Néanmoins, je me sentais légèrement mieux. Je parvenais à trouver le sommeil à présent.
Les travaux de la chambre de mes grands-parents commencèrent plutôt bien. Jungkook avait insisté pour mettre de la musique sur mon téléphone, au goût discutable.
On prenait notre temps, notamment pour lui, car il se fatiguait rapidement.
On ne discutait pas, ou peu pour ma part, j'avais peur de lancer de nouvelles hostilités alors je restais dans mon coin.
C'était comme le calme avant une tempête, j'en étais persuadé.
On n'effaçait pas dix ans de rancœur de cette manière, c'était impossible.
Visiblement, mes plans et ceux de Jungkook ne s'accordaient pas. Pour ma part je voulais remettre la maison en état et lui semblait vouloir fuir et éloigner ses problèmes liés à la capitale.
Mais nous allions avoir un problème, et cette fois je disais bien « nous ».
Le temps.
À un moment ou à un autre, j'allais devoir rentrer à L.A et cela voudrait dire qu'il allait devoir rentrer à Séoul. Chose dont il ne semblait pas du tout préparé à entendre.
À un moment donné, cette escapade allait prendre fin.
Et à ce moment-là, j'ignorais ce que nous allions devenir.
Ce qui allait nous rester.
*******
Je toussai brusquement après avoir avalé un bon nuage de poussière, le visage dans le pli de mon coude, je continuai de tirer les cartons et autres sacs en plastique avant d'activer l'aspirateur et ce, jusqu'à ce que la voix de Jungkook me parvienne à l'étage du dessous.
— À table, bordel de merde !
J'éteignis l'appareil avant de diriger mon visage vers la trappe où, en bas de l'échelle, avec ses béquilles, mon, malgré lui, colocataire, semblait agacé.
— Ça fait quinze fois que je t'appelle.
— Désolé, je n'entendais pas, je veux essayer de finir ça avant de...
— Nan, on mange, descends de là.
Je fis la moue :
— Si, je veux finir de passer l'aspirateur.
— Non.
— Si.
— Non, viens je te dis, ça va refroidir.
Je soupirai bruyamment avant de prendre l'échelle. Une fois sur le plancher, il me jeta un regard torve qui ne lui allait pas.
— On dirait que tu t'es foutu dans une cheminée.
— Parce que c'est vraiment sale là-haut, d'où le fait que je veuille passer l'aspirateur, soupirai-je.
— C'est pas une excuse, à table.
Je roulai des yeux et il marmonna dans sa barbe inexistante :
— J'suis bon qu'à faire la boniche de toute façon.
— J'ai entendu, répliquai-je.
— Je m'en fous.
— Tu ne t'en fous pas, arrête de dire ça à tout va.
— Si.
— Non.
Il m'énervait.
Il m'énervait comme autrefois.
Et c'était mauvais signe.
À table, il posa les plats, l'odeur de nourriture m'ouvrit l'appétit et je repris :
— Et tu n'es pas que bon à faire « la boniche ».
— Dit-il après avoir joué à Spider Man avec l'aspi dans le grenier, maugréa-t-il.
Je roulai une nouvelle fois des yeux en me servant du riz.
— Tu sembles plus à l'aise pour marcher mais il faut que tu sois patient, c'est le but de la rééducation, il faut plusieurs mois, ton genou est abîmé...
— Gnagnagna, se moqua-t-il, je sais, tu me l'as déjà dit dix fois !
Il m'agaçait.
Il m'agaçait comme autrefois.
— Je veux faire plus de trucs, affirma-t-il en me tendant le kimchi, et ce n'est pas comme si ici, il n'y avait pas moyen de faire des tas de trucs.
— Comme ? répondis-je, surpris.
— Comme acheter du nouveau mobilier, changer le reste des peintures, les sols, accrocher des tableaux, trier les granges, labourer la terre et y mettre de la pelouse, je ne sais pas moi ! Toi tu te contentes de nettoyer, de passer l'aspi, de gratter la moindre saleté à la brosse à dents et...
— C'est vachement pratique la brosse à dents pour nettoyer les coins.
Il leva les sourcils, m'offrant un regard blasé.
— Quitte à mettre du neuf, lance-toi. On peut s'occuper de toutes les pièces, poncer le bois du perron à l'extérieur et passer du vernis dessus. Je veux tout faire et je sais que je peux le faire !
— Ne fatigue pas ta jambe inutilement, elle est encore trop fragile après une telle intervention tu...
— Je sais ! scanda-t-il effrontément.
Je soupirai avant de marmonner :
— On peut faire tout ça.
— Bien, c'est exactement ce que je disais, confia-t-il avec un petit sourire satisfait, le troisième depuis trois jours.
Le premier avait eu lieu quand j'avais commenté positivement sa cuisine, je ne pensais pas qu'il se mettrait à devenir presque arrogant après un simple compliment, et le second était apparu lorsqu'il avait réparé le modem internet.
Je dardai mon regard sur mon téléphone posé dans un coin avant de souffler :
— Mais d'ici une semaine il faudra que je rentre à L.A, mes vacances seront terminées.
Il se figea avant de braquer sur moi un regard acéré :
— Je te demande pardon ?
— Ne fais pas semblant de ne pas le savoir, rétorquai-je, tu m'espionnes quand je passe des appels et tu vois bien toutes les notifications de mails et de messages sur mon écran.
— Et tu vas faire quoi de moi ?
— À ce que je sais, tu es majeur et vacciné, tu es donc indépendant et autonome.
Il jeta violemment ses baguettes sur la table en soufflant bruyamment pour reprendre son calme :
— Tu m'as enlevé à une clinique !
— On en a déjà parlé, arrête de remettre ça sur le tapis ! marmonnai-je en finissant mon riz.
— Tu parles d'une responsabilité, siffla-t-il, tu m'as trimballé d'un bout à l'autre du pays, foutu dans une baraque qui manque de s'écrouler et qui sent le moisi et maintenant tu me dis que c'est fini ?
Je fermai les yeux en posant moi aussi mes baguettes.
On y était à nouveau.
Il suffisait de pas grand-chose pour que la hargne et la rancœur reviennent frapper nos cœurs.
— Tu peux arrêter de tout me mettre sur le dos ?
— C'est ça ta vengeance, hein ? Me voir galérer ? C'est ça ta façon de...
— Cesse de parler de vengeance ! m'écriai-je brusquement.
Il sursauta alors que je me levais, ramassant bols et baguettes en manquant de les jeter dans l'évier tant la tension habitait mon corps à nouveau.
— Il n'y a pas de vengeance, Jungkook ! Quand est-ce que tu vas comprendre ?
Il ricana mais je le coupai :
— Tu es marié, grand bien t'en fasse, mais arrête d'être aussi parano.
— Parano ? C'est toi qui me tapes une mini crise dès que tu fais des remarques à propos de mon ex-femme, rétorqua-t-il.
— Vous n'êtes pas encore divorcés, ne joue pas sur les mots.
— Je suis presque divorcé, insista-t-il. Et ne change pas de sujet, je suis sûr que tu te satisfais de me voir galérer, de me voir dans cet état. Tu penses que c'est légitime après ce que j'ai fait...
J'avançai droit vers lui et il recula, comme soudain effrayé de mon approche :
— Pour qui tu me prends au juste ?
Ma voix avait tonné et il blêmit soudainement alors que je repris, virulent :
— Tu penses vraiment que je suis quelqu'un comme ça ? N'as-tu aucun souvenir de moi d'il y a dix ans ? Ça t'arrangerait, hein, que je réclame vengeance ? Mais je ne suis pas comme ça et tu le sais. Bien sûr que j'ai souffert quand j'ai su pour ton mariage, bien sûr que j'ai été triste et en colère après tout ce temps à t'avoir aimé. Ça m'a fait comme un coup de couteau dans le dos. Mais jamais je n'ai envisagé de me venger et je t'interdis de penser ça de moi.
Ses pupilles tremblèrent légèrement alors que je quittai la pièce, grimpai à nouveau l'échelle jusqu'au grenier pour redémarrer l'aspirateur. Le bruit couvrit le vacarme de mes pensées.
J'en tremblais de rage cette fois, surtout de voir qu'il m'attribuait un défaut que je n'avais pas.
Les souvenirs me revenaient, je voyais encore les images, de mauvaise qualité, sur les pages internet, les annonces officielles, la joie des internautes sur les réseaux, la haine, la jalousie, les photos volées des rencards, des baisers.
Et ce jour-là ce fut comme si on avait soufflé sur la flamme d'une bougie.
J'aurais dû m'y attendre, après plus de six ans sans nouvelles, et pourtant telle une autruche j'avais enfoncé la tête dans le sable en faisant semblant que tout irait bien.
J'étais stupide, terriblement stupide.
J'étais resté accroché à cette promesse comme si le temps ne pouvait pas avoir de prise sur elle.
Mais ce genre de choses n'existait pas.
Le soir, après ma douche, je ne croisai pas Jungkook et m'enfonçai dans le futon. La pièce qui avait été la chambre de mes grands-parents séchait encore et l'odeur de peinture était trop forte pour que j'y reste. Ça me donnait la migraine.
De ce fait, je dormais dans la pièce principale où la charpente craquait le plus et où le frigo bourdonnait la nuit.
Le vent s'était levé à l'extérieur, je l'entendais agiter les arbres et je restais allongé sur le dos, les yeux rivés vers le plafond sombre.
Plus qu'une semaine.
Nous allions une fois de plus nous dire au revoir, pour de bon cette fois.
Est-ce que j'étais prêt ?
N'était-ce pas le moment pour réussir à tout dire et n'avoir plus aucun regret ?
Le sommeil ne me trouva pas, je me tournai et retournai dans mon futon à la recherche d'un apaisement mais mon esprit se mélangeait entre les listes sans queue ni tête jusqu'à ce qu'un bruit me fasse ouvrir brusquement les paupières.
La porte de la chambre grinça et je me figeai, les sens aux aguets.
La lumière de la chambre éclaira la pièce principale dans laquelle je me trouvais et j'entendis le fauteuil roulant avancer sur les tatamis.
Je me retournai à demi, me mettant sur le ventre, et levai la tête dans sa direction.
Jungkook s'approcha et on se fixa étrangement, comme s'il s'agissait d'un moment improbable dans notre situation.
— Je suis désolé pour tout à l'heure... chuchota-t-il.
Je papillonnai des yeux, surpris.
— Tu as raison, je deviens parano, mais... si tu savais comme je suis traqué, espionné, photographié sans cesse, je... je ne me sens pas souvent en sécurité à part ici.
— C'est bon Jungkook, soufflai-je, mal à l'aise. Tu peux aller te recoucher.
Il acquiesça doucement, presque comme un enfant, et fit un mouvement pour pivoter avant de se figer. Il resta ainsi pendant quelques secondes, silencieux, et je n'arrivai pas à voir son expression de ma position.
Sa voix remua la pénombre dans laquelle nous baignions :
— Je... je suis foutu, hyung.
Mon esprit fut soudain parcouru d'un frisson électrique, d'une puissance inégalée. Je sentis une chaleur me parcourir de la tête aux pieds, mes joues chauffer brusquement et une main enserrer mon cœur.
« hyung »
De profil, le visage plein de fragilité de Jungkook m'ébranla, comme il m'avait déjà ébranlé auparavant.
Comme il m'ébranlera toujours.
Ce « hyung » m'avait tant manqué que je sentis les larmes monter avant de me redresser du futon.
— Tu n'es pas foutu, ne dis pas ça.
Ma voix n'était faite que de trémolos et lui, de profil, ne me regarda pas. Il semblait avoir abandonné les masques, n'être à présent que l'ombre de lui-même.
— Je ne peux plus jouer, je peux à peine marcher, je...
— Tu pourras marcher, je te le promets.
— Mais je ne jouerai plus jamais au baseball.
Sa voix se brisa et je continuai de me relever.
— Jungkook, chuchotai-je en m'avançant, je comprends ta douleur, je sais à quel point tu as tout misé sur le baseball, à quel point tu as été heureux, mais je suis persuadé que tu le seras à nouveau.
— Comment ? lâcha-t-il de manière dépossédée. Je suis dans le noir, je voudrais que tout se finisse.
— Jungkook, repris-je, tu es quelqu'un d'extraordinaire, tu es doué, tellement doué, tu as tellement de potentiel, si ce n'est pas le baseball ce sera autre chose et tu réussiras. Tu dois reprendre confiance en toi. La difficulté maintenant c'est d'envisager ta vie autrement, de faire quelque chose d'autre, que tu aimes, qui te plaît.
— Je n'ai plus envie de rien.
— Ça viendra, assurai-je. Ça prendra le temps qu'il faudra, mais aies confiance en toi. Tu es un sportif, tu as des admirateurs, des gens qui t'apprécient, qui sont prêts à te soutenir, des personnes que tu inspires, auxquelles tu donnes de l'énergie, du courage, de l'espoir et c'est extraordinaire d'avoir ça. Tu peux continuer d'entretenir tout ça dans un autre domaine et toucher encore plus de gens.
Il ne répondit pas et, timidement, je m'avançai un peu plus encore. Presque automatiquement, mes doigts se levèrent pour effleurer sa nuque et il ne bougea pas, ne trembla pas, ne me regarda pas mais ne s'opposa pas à mon geste. Mes doigts caressèrent sa peau délicatement et il ferma les yeux, laissant échapper des larmes que j'aurais voulu embrasser mais je me contentai de les regarder cavaler sur ses joues.
On resta ainsi, dans la pénombre, dans ce moment hors temps, suspendu, et il chuchota, comme une supplication :
— Ne pars pas, ne me laisse pas comme ça.
Mais il n'avait pas besoin de me le dire, dès qu'il avait prononcé le mot « hyung » mon cœur avait eu des ratés.
Je savais déjà que j'allais appeler mon responsable de service pour lui demander une rallonge de congés. Mais l'entendre me supplier de façon aussi désespérée me provoqua un millier de choses à l'intérieur de mon corps.
Comme avant.
Mais ça aussi je le savais, que jamais mes sentiments ne s'en étaient allés.
Alors je répondis, à demi-mot :
— Jamais.
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