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"Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok- bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, ..."
Les mains serrées, je répétais ces mots dans ma tête sous le regard amusé et nonchalant de Sehun.
— Ça ne marchera pas, me fit-il remarquer en jouant avec la carte des menus du restaurant dans lequel on se trouvait.
Cause toujours.
"Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki,..."
Yeri laissa tomber son sac sur la table après avoir raccroché son téléphone. Sa sœur avait appelé quelques minutes avant que nous ne rentrions dans ce restaurant. Elle poussa un soupir à fendre l'âme, comme si discuter avec sa jumelle avait été une torture.
Elle ne parlait jamais d'elle et je supposais qu'elles ne devaient pas spécialement bien s'entendre. Elle leva un sourcil en me regardant :
— Qu'est-ce que Taehyung fait ?
— Il prie la déesse de la bouffe, répondit Sehun en riant.
"Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki,..."
Jungkook verrouilla son téléphone et secoua la tête en remettant sa casquette.
— Ça fait déjà cinq minutes...
— Ça ne marchera pas, insista Sehun. J'ai gagné au pierre-feuille-ciseaux, j'ai choisi le menu et je sais déjà ce qu'on va prendre en accompagnement avec le yangnyeom tongdak (nda : poulet frit assaisonné).
Mais Yeri se tourna vers lui d'un coup :
— Ne rigole pas avec ça ! Dès que Taehyung prie la déesse de la bouffe, ça marche à chaque fois !
Mais Sehun gloussa tandis que, les mains serrées l'une contre l'autre, je psalmodiais à la grande divinité : "Tteok-bokki, Tteok-bokki, Tteok- bokki, Tteok-bokki, Tteok-bokki, ..."
— Ne lui donnez pas raison avec cette histoire, soupira Jungkook.
Mais Yeri s'offusqua en le montrant du doigt.
— On voit bien là un type fermé d'esprit qui ne croit en rien, même pas aux fées voleuses de chaussettes.
Pour toute réponse, mon voisin d'en face roula des yeux.
Yeri me fixa, acquiesçant d'un air entendu, on échangea un regard unanime tandis que je continuais ma prière à la grande déesse. Sehun faisait mine de regarder le menu pour me narguer. Il n'y connaissait rien au grand pouvoir.
Jungkook fit un signe de la main en se levant tandis qu'à l'entrée du restaurant, Jin hyung et Bambam arrivaient en repliant leurs parapluies, arc en ciel pour Tête Rousse et rose pour notre hyung.
Ils arrivèrent en se plaignant de la météo. Après des journées ensoleillées à croire que l'été était arrivé, le temps s'était gâté et il pleuvait des cordes depuis trois jours. On avait tous ressorti les pulls et les manteaux tant la température avait chuté.
Mais là n'était pas le plus important.
Reprenons.
« Ô grande déesse de la bouffe, entends ma prière, je souhaite que Sehun choisisse des Tteok-bokki en accompagnement avec le poulet frit... »
— Qu'est-ce que fait hyung ? s'enquit Bambam.
— Il prie la déesse de la bouffe, répéta Sehun avec nonchalance.
Le thaïlandais ouvrit grand les yeux avant de serrer à son tour ses mains en signe de prière.
— Ne rentrez pas dans son jeu ! s'agaça Jungkook.
Il était irritable depuis ce matin.
Jin hyung regarda Sehun avant de faire un petit sourire :
— T'es foutu mec, quand Taehyung prie la déesse il obtient toujours ce qu'il veut. À force de manger avec lui, tu finis par t'en rendre compte.
Mais le futur tatoueur ferma le menu plastifié en crânant :
— Bien sûr que non, et puis il n'y a pas de déesse de la bouffe !
— Exactement, surenchérit Jungkook.
— Dans ma tête elle ressemble à Jessica Alba, commenta Yeri en distribuant les baguettes métalliques depuis le pot où en étaient rangées une dizaine.
Sehun la fixa avant de dire :
— Ah... Je vais peut-être commencer à devenir croyant, finalement.
— Dans ma tête, elle ressemble à un ravioli chinois géant, commenta Bambam.
— On n'est pas au même niveau-là, plaisanta Yeri.
— Ça peut toujours être Jessica Alba déguisée en ravioli chinois géant, commenta Jin hyung.
— Adjugé, s'enthousiasma-t-elle.
Alors qu'on s'esclaffait sous le regard dépité de Jungkook et moqueur de Sehun, Jin hyung croisa les bras :
— Elle n'avait pas de visage particulier jusque-là, dans ma tête en tout cas. Maintenant je ne vais l'imaginer que comme ça.
— Il n'y a pas de déesse de la bouffe ! râla Jungkook, comme il n'y a pas de fées voleuses de chaussettes !
Bambam s'offusqua, une main sur le cœur :
— Tu vas attirer le mauvais œil !
— Je croyais que c'était des lutins voleurs de chaussettes, marmonna Jin hyung, surpris.
— Nous supposons que les fées changent de sexe de temps en temps pour brouiller les pistes, assura posément Yeri.
— C'est aussi elles qui font des nœuds avec les écouteurs, ajouta Bambam d'un air concerné.
— Ou peut-être que cette conversation n'a ni queue ni tête. Est-ce qu'on peut se concentrer sur la raison de notre présence ici ? soupira Jungkook.
— Tu as parfaitement raison, assura Sehun.
Mais je n'avais pas fini de prier, je serrai mes mains plus fort en fermant les yeux.
« Ô grand déesse de la bouffe, faites que Sehun choisisse des Tteok-bokki en plat d'accompagnement et je vous serai éternellement reconnaissant. »
Yeri me coupa dans ma prière en tapant sur la table :
— Exactement, concentrons-nous sur le plus important. Oppa ! scanda-t-elle. Où est-elle ?
Jin hyung leva un sourcil interrogatif en disposant correctement sa serviette en papier sur ses cuisses :
— Elle avait un empêchement aujourd'hui, elle n'a pas pu venir, vous la verrez un prochaine fois.
— On va finir par croire qu'elle n'existe pas... soupira Sehun, tu nous parles d'elle mais on ne la voit jamais.
— Elle existe, assura Bambam mais Yeri le fusilla du regard.
— Toi, fais pas le malin. C'est pas juste qu'il n'y ait que toi qui aies vu sa nouvelle copine !
Il lui tira la langue en bonne et due forme.
— Vous n'êtes toujours pas concentrés, soupira une nouvelle fois Jungkook.
Sehun, lui, me fixait toujours amusé par mon comportement avant de s'éclaircir la gorge :
— Il a raison, il nous a tous réunis pour annoncer un truc, le minimum serait de l'écouter, non ?
— Avant ou après que Taehyung nous montre l'étendue de son super-pouvoir ? demanda Jin en toute innocence.
— Après ! scanda Jungkook.
— Avant ! s'exclama Sehun.
Ils se fusillèrent du regard mais le futur tatoueur leva le menton dans un mouvement crâneur avant d'appeler la serveuse. La jeune femme arriva avec sa tablette et on passa commande. Après les boissons, les plats, ce fut au tour des accompagnements et il me jeta un coup d'œil très sûr de lui avant d'ajouter :
— Et nous prendrons des Tteok-bokki, merci.
Tous les yeux se tournèrent vers moi tandis qu'elle s'éloignait et mon visage se fendit d'un grand sourire rectangulaire. La mine de Sehun passa de l'assurance à la surprise :
— Tu te fous de moi...
— La grande déesse est toute puissante, répondis-je seulement.
Yeri et Jin se mirent à rire et Bambam souffla :
— Amen.
Je me tournai vers Jungkook, tout sourire, tandis que Sehun criait à la conspiration mais ce dernier broncha difficilement.
Il était désagréable aujourd'hui. Non seulement parce qu'il était stressé mais je me doutais qu'il y avait tout un tas d'autres éléments qui le rendaient à fleur de peau récemment.
Les boissons arrivèrent en premier et les regards, cette fois, se dirigèrent vers Jungkook qui se racla la gorge.
Il avait enfin l'attention de tout le monde.
— Je vous annonce donc...
Je glissai mes doigts sous la table pour enserrer les siens et ses épaules se détendirent un peu. Il reprit avec un sourire un peu moins tendu :
— Que j'ai signé chez les Nexen Heros.
Les cris de joie de mes amis dérangèrent à peu près tout le restaurant. Mais nos verres claquèrent même si j'étais le seul à ne pas avoir choisi de bière pour trinquer.
— Mec, je vais devenir un grand fan, commenta Sehun, les étoiles plein les yeux. C'était mon équipe préféré gamin mais j'ai été déçu par leurs championnats ces cinq dernières années. Mais là, quand j'ai su que c'était WangSo qui reprenait le rôle de capitaine et qu'en plus tu t'ajoutes à l'équipe, c'est sûr que ça va donner pour cette année...
— Je ne connais rien au baseball, je ne me souviens que de ton match l'année dernière, commenta Bambam, et franchement j'aimerais en regarder plein d'autres comme ça.
Jungkook se mit à sourire, enfin.
— Yugyeom fêtait ça aussi ce soir, ajouta le thaïlandais.
— Vous ne vouliez pas fêter ça ensemble ? se questionna Yeri.
— Plus tard, éluda Jungkook.
Puis il ajouta :
— Je voulais que Yoongi hyung soit là mais il a décliné pour le diner...
Sehun s'apprêtait à dire quelque chose de méchant mais Yeri le frappa à l'épaule et il ne prononça rien.
— Ça aurait été bien que Jimin soit là aussi, commenta plus calmement Jin hyung.
— Ouais mais inviter l'un avec l'autre, impossible.
— Tu sais où il est ? m'enquis-je auprès de Bambam.
Il se mordit la lèvre :
— Pas... trop... Enfin, il ne reste pas trop au dortoir alors Jaebum hyung ne m'envoie pas trop de nouvelles...
Ces quatre derniers jours, je n'avais pas eu de nouvelles de lui et ce n'était pas faute d'en prendre. Yoongi était sorti hier de l'hôpital et il avait enfin accepté de voir Jungkook qui s'était précipité à son encontre.
Yoongi n'avait absolument pas parlé à Jungkook de notre « discussion » et moi non plus. En tout cas, ils avaient passé la soirée ensemble et ça avait eu l'air de plaire à mon voisin d'en face. Il m'avait seulement dit qu'il n'avait pas abordé la question de Jimin mais qu'il l'avait quand même questionné sur Hoseok. Yoongi était resté évasif mais rassurant concernant son avenir et ses actes, ce que je n'avais pas cru.
Ce soulagement avait permis à Jungkook de finaliser son contrat et de signer chez les Nexen.
On avait à peine eu le temps d'en parler, j'avais l'impression que le temps commençait à me filer entre les doigts.
Moi, il me restait encore quinze jours d'attente avant qu'une réponse quelque qu'elle soit, n'arrive.
Jungkook lui, avait déjà un pas d'avance.
Cette signature voulait dire qu'il venait de sceller son futur, mais aussi qu'il allait bientôt quitter son appartement. Il aurait un mois de préavis avant de pouvoir vider son logement.
Cette irritabilité dont il faisait preuve depuis hier devait être associée à toutes ces dernières tensions.
Son dernier match d'entraînement avec son équipe, la signature du contrat, la présentation de ses nouveaux collègues, son changement d'appartement, la situation de Yoongi hyung et moi.
Moi.
Les plats furent servis et Sehun répéta deux fois ne pas croire en mon pouvoir avant d'observer les Tteok-bokki comme s'il s'agissait d'une création démoniaque.
Jungkook parvint à se détendre sur différents sujets et notre repas allait de bon train.
— J'ai réalisé ma première chirurgie aujourd'hui, s'enthousiasma Bambam.
Ce qui valut une nouvelle tournée de bière pour trinquer une nouvelle fois.
— Alors, ça a donné quoi ? demandai-je.
— J'ai procédé à une chirurgie mammaire.
Jungkook grimaça mais Yeri haussa les sourcils :
— Trop bien ! Tu as mis beaucoup de silicone dedans ? Taille de melon, taille de mandarine ?
Bambam rougit un peu avant de dire :
— Le but est de donner un résultat naturel par rapport à la morphologie de la personne. Mon maître de stage m'a dit que ma précision avec un scalpel était bonne et pour recoudre aussi.
— Moi j'aimerais bien refaire mes seins, se plaignit-elle en touchant sa poitrine à deux mains.
— Hors de question ! s'écria Sehun.
— Vous êtes obligés d'avoir cette conversation à table ? demanda Jungkook.
— J'aime les femmes aux gros seins, expliqua-t-elle avec un sérieux monstre, je m'aimerais davantage avec une plus grosse poitrine.
— Moi j'aime bien tes seins comme ça, lâcha Bambam spontanément.
Puis quand le silence se fit, il se mit à rougir avant de regarder timidement Sehun.
— Pardon, bafouilla-t-il, je ne voulais pas dire ça comme ça... C'est juste que du point de vue de plasticien ils sont... enfin, ils sont conformes et harmonieux avec le reste de son corps.
— Voilà, écoute ce que le gamin te dit ! s'exclama Sehun en se tournant vers sa copine.
Yeri fit la moue.
— Tu dois être le premier mec que je vois refuser que sa copine se refasse les seins, commenta Jungkook d'un air surpris.
— Je préfère les fesses.
— Moi aussi, avoua Jin hyung en continuant de manger le plus naturellement du monde.
— J'aime les abdos, poursuivit Bambam, dont visiblement la bière montait à la tête.
— Moi j'aime les gros seins chez les femmes et les mains chez les hommes, je trouve ça sexy, commenta Yeri.
Leurs yeux pivotèrent vers moi et je me raclai la gorge :
— Les cuisses...
— Nous savions que tu pouvais aussi être un petit pervers Taehyung, se moqua Sehun.
— Je le savais, souffla Jin hyung.
Il me regarda avec un grand sourire :
— Tu parles dans ton sommeil, même quand tu fais des micro-siestes dans notre salle de pause.
Je me mis à rougir d'un coup alors que cette fois Jungkook riait de bon cœur.
— J'ai... j'ai dit d'autres trucs gênants comme ça ?
Il me fit un clin d'œil :
— L'être sublime que je suis ne trahirait pas tes secrets.
Les rugissements de Yeri et Sehun, prêts à négocier ces fameux secrets, résonnèrent dans tout le restaurant.
Plusieurs minutes plus tard, tandis que les plats se vidaient, que Sehun et Jungkook parlaient encore de baseball et que Bambam en était à sa troisième bière, Yeri lâcha en direction de Jin hyung :
— Je ne suis pas d'accord ! Je pense que ça prendra au moins trente ans à ce pays pour que la question du mariage homosexuel passe dans les textes de lois.
— Trente ans, c'est beaucoup trop long, surenchérit-il en terminant son riz, avec le changement économique du pays ça prendra moins de temps.
— On parie ?
— Taïwan vient d'officialiser le mariage, reprit-il, chose qu'on pensait impossible avant au moins dix ans, ça laisse une marge d'espoir. Je pense que les prochains seront la Thaïlande puis, peut-être, la Corée.
Mais Bambam secoua la tête :
— Je n'en serais pas aussi sûr.
Il se mordilla la lèvre avant de murmurer :
— C'est ce que la Thaïlande veut faire croire, qu'on est gay friendly, mais en fait ça reste compliqué. Même si être homosexuel n'est pas un crime dans mon pays, ça n'empêche qu'on a pas le droit de se marier ou de fonder une famille.
— J'avais quand même la notion que vous étiez bien plus ouverts que nous, les coréens, poursuivit Yeri, surprise.
— C'est possible, mais comme pour tout le monde, tant que ça n'arrive pas à notre famille tout le monde est ouvert et ok avec ça.
Sehun s'arracha un rictus en écoutant notre conversation :
— On est quand même mieux lotis que dans certains pays, quand tu vois les horreurs que certains subissent...
— Tu dis « on », fit remarquer Jungkook.
Sehun ouvrit les bras :
— Ouais, on, toi, moi, nous, même Jin hyung.
— Je suis hétéro, fit remarquer notre ainé.
— Moi aussi, je me sens hétéro, affirma Jungkook.
Sehun leva un sourcil dubitatif mais Yeri acquiesça :
— La façon dont on se sent et dans quelle catégorie on veut être dépend de chacun.
— Il sort avec Taehyung hyung, fit remarquer Bambam.
— Oui, mais il n'a jamais montré de l'attirance pour les hommes à part pour Taehyung, du coup à mes yeux cela reste de l'hétérosexualité.
— Je ne suis pas d'accord avec ça, reprit Sehun.
Jin marmonna :
— J'aime les femmes mais si je devais un jour aimer un homme, je ne me sentirais pas gay pour autant, juste un hétéro tombé amoureux, tout simplement.
— Ça reste un homme avec un homme, déclara le thaïlandais.
— Peut-on vraiment baser une sexualité sur une seule rencontre ou une seule relation ? questionna Yeri.
— Bref, reprit Sehun alors que le débat allait s'éterniser. Je sais, mais ce que je veux dire, insista-t-il, c'est que ce « on » c'est pour dire que c'est notre bataille à tous peu importe notre sexualité. D'ailleurs, cette histoire d'étiquette m'énerve. Se marier, s'aimer, ça devrait être un droit de tout être humain peu importe avec qui. On ne devrait même pas se poser de questions.
— Même si je suis d'accord avec toi, prononça Jin hyung, tu oublies qu'on ne peut pas effacer des millénaires d'histoires, d'ethnies, de religions aussi facilement. Tout le monde ne reçoit pas la même éducation au départ, ni la même manière de voir le monde. Il y aura toujours des gens pour penser différemment, mais c'est ce qui fait la diversité et ce qui caractérise l'être humain.
Bambam soupira :
— J'aimerais tellement que mes parents pensent comme ça...
— Le problème, poursuivit Yeri, c'est que ça ne se parle pas. Pas ici, en tout cas. Tant que dans l'éducation on continuera de ne pas communiquer, de ne pas expliquer aux enfants comment sont les choses, sans forcément les endoctriner mais leur laisser la possibilité de se faire leur propre avis, les choses ne changeront jamais.
— Je suis d'accord, insista Jin hyung que j'avais rarement vu aussi sérieux en dehors du travail, mais ce genre de choses prend du temps. À l'ère d'aujourd'hui tout va tellement vite, tu sais combien de générations il faudra pour faire taire des idées extrémistes ? Une centaine. On a mis des siècles à sortir de l'esclavage, et pourtant le racisme est toujours là, le nazisme aussi... Je veux aussi un monde où tout serait meilleur pour tout le monde, les minorités comme les majorités, mais ça s'appelle l'utopie.
— Donc on devrait laisser tomber, selon toi ? interrogea Sehun, sceptique.
— Non, je n'ai pas dit ça. Je dis simplement qu'il ne faut pas exiger tout, tout de suite, ça va effrayer les gens, ceux qui justement ont été bercés dans un moule précis. Mais petit pas par petit pas, petite goutte par petite goutte, quelque chose considéré comme « anormal » deviendra accepté, toléré et donc : « normal ».
— Je ne suis pas d'accord, clama le futur tatoueur.
— Il n'a pas complètement tort, tempéra Yeri. Il y a deux courants deux mesures : plus on essaiera d'imposer quelque chose rapidement, plus la haine réagira tout aussi fortement.
— Exactement, insista Jin hyung en se resservant du riz pour entamer son troisième bol. C'est exactement ce qui est en train de se passer. Tout le monde veut tirer la couverture sur soi et tout le monde est dépassé par tout, ça va trop vite. Pour certains, il n'y a pas d'autres solutions que d'en passer par un rejet pur et total.
— Je suis paumé dans ce que vous dites, confia Bambam.
— C'est normal, assura-t-elle, Sehun et moi on est dans la lutte pour les droits LGBT+ depuis un moment.
Jin surenchérit :
— On parle beaucoup politique à la maison, sans ça, difficile de se faire un avis et puis... je n'ai pas le même âge.
J'observai Jungkook qui écoutait sans rien dire en finissant de manger. Pour ma part, je ne savais pas intervenir dans un débat car dès qu'on me présentait des arguments, je m'écrasais.
J'avais déjà observé Yeri et Jin hyung à l'œuvre, à la machine à café au travail, et je leur enviais cette capacité à s'intéresser à certaines choses, à se poser des questions, à échanger et débattre de leurs idées.
La discussion s'enchaîna, sur des sujets plus ou moins politiques en passant notamment sur le droit des femmes et le féminisme, une notion très chère aux yeux de Yeri. Lorsque Jin hyung tomba cette fois d'accord avec elle et lui assura se sentir féministe, elle le regarda avec des étoiles plein les yeux ce qui valut une mini crise de jalousie, fausse, de la part de Sehun. Tout le monde se mit à rire et cela détendit considérablement l'atmosphère.
En quittant le restaurant, Yeri, alcoolisée et fortement motivée, tenta de nous convaincre d'aller dans un bar dansant. Mais nous étions fatigués et elle fit la gueule pendant vingt minutes parce que personne ne suivait ses idées. Sehun finit par la transporter en sac à patate sur son épaule pour la faire rentrer dans un taxi.
Tout le monde assista à ce faux enlèvement et les passants nous jetaient des regards brusqués par notre manière bruyante de commenter la scène. Jungkook et Bambam riaient comme des imbéciles, comme s'il n'y avait jamais eu aucun griefs entre eux.
On rentra peu après, chacun se saluant tour à tour. Mais une fois dans le lit, après une douche bien chaude, le silence s'immisça dans mon esprit comme quelque chose de dérangeant, de mauvais et de gênant.
Jungkook sortit lui aussi de la salle de bain et ouvrit la porte de son armoire en cherchant des sous-vêtements propres.
Il balança sommairement la serviette dans un coin de la chambre avant de rentrer dans le lit.
— Bonne nuit, hyung.
J'ouvris la bouche et la refermai alors qu'il éteignait sa lampe de chevet, nous plongeant dans le noir.
— Bonne nuit, Jungkook.
Je me tournai de mon côté du lit avant de fermer les yeux.
Moi.
C'est moi qui devais l'irriter le plus.
Moi qui détournais les conversations, qui évitais les discussions.
On jouait encore à ce jeu factice que tout allait bien entre nous.
Et pourtant nous n'avions plus fait l'amour depuis cette dernière dispute qui avait failli nous briser tous les deux.
*******
— Attends, attends, prends son bras, il faut enlever ses chaussures ! intimai-je.
La porte claqua et je supportai de tout mon poids le corps de Jimin avachi sur moi.
— Au pire, on s'en fout de ses chaussures ! maugréa Jungkook d'une voix désabusée.
S'il y avait autre chose qui l'irritait depuis un moment, c'était Jimin.
C'était la troisième fois, depuis le début de cette nouvelle semaine, qu'on devait se lever pour récupérer mon meilleur ami dans un état plus que déplorable.
— Je le tiens, lança-t-il me retirant le poids des bras.
— Je m'occupe des chaussures...
— ...st'e fi'tes chier...
Je comprenais un peu mieux pourquoi Yeri et Sehun s'étaient tant disputés sur le sujet et ce qu'ils avaient dû supporter en voulant aider mon meilleur ami. Ça faisait trois fois qu'on se levait au milieu de la nuit, parce que Yugyeom, Jaebum ou même Jackson nous appelaient, inquiets concernant l'état de mon meilleur ami. Les deux fois précédentes, on les avait aidés à revenir jusqu'au dortoir. Dortoir dans lequel Jackson avait remis les pieds pour la première fois depuis avoir été exclu.
Comme si un siècle était passé depuis.
Mais même pour ses colocataires son comportement était pénible et inquiétant, et cette fois-ci on avait assuré qu'on le ramènerait chez moi.
J'étais exténué et même si Jungkook insistait pour que je dorme, je ne pouvais pas le laisser y aller sans moi. Il s'agissait de mon meilleur ami, de ma responsabilité.
Alors évidemment, on s'était disputés dans le taxi.
Parce qu'on était fatigués, parce qu'on était irrités, parce que nos masques commençaient à se briser et que bientôt il faudrait que nous ayons une nouvelle conversation qui allait peut-être mal finir. Parce qu'on était frustrés, sexuellement aussi.
Parce que ces trois balades en taxi avaient explosé notre budget de transport du mois, parce que Jimin avait été infernal et très insultant, parce que je travaillais beaucoup et qu'il galérait à trouver un nouvel appartement...
Parce que nous.
J'avais l'impression de faire éponge à tout ce qu'il se passait. Je refusais de me laisser envahir par mes émotions et je laissais Jungkook s'ébranler pour nous deux. Je savais que c'était mal de faire ça, mais je n'arrivais pas à faire autrement.
Je tenais à cette idée stupide d'attendre une réponse, quelle qu'elle soit, de mon entretien pour décider de l'avenir. Alors je fuyais, je détournais les conversations, je faisais en sorte d'éviter Jungkook, parfois.
Je voyais que de son côté, il n'attendait que ça. Que nous parlions.
Et plus le temps passait, plus sa jauge de patience commençait à être pleine.
Je voulais attendre, et ce à n'importe quel prix, une réponse. Mais l'avenir n'attendait pas.
Jimin remua, manquant de vomir, et je reculai en lui relevant la tête.
Il était dans un état déplorable.
Comme ces trois derniers soirs.
J'essayais de le réveiller tandis que Jungkook devait supporter son poids pour le faire marcher.
— Jimin, tu m'entends ?
Je le fis boire de l'eau mais il me repoussa.
— Chaud... ai... chaud...
— Attends, je t'aide à enlever ta veste.
J'avais l'impression d'être une mère avec son petit et Jungkook, marmonna, agacé :
— Je le balance dans le canapé.
— Non, attends !
Je lui retirai sa veste et mon meilleur ami bougea, grogna, puis les yeux vitreux il passa une main dans mes cheveux.
— ...brasse moi...
Ah, et il délirait aussi.
Il avait essayé de sauter sur Jackson et Jaebum la veille puis sur Yugyeom ensuite, c'était comme s'il avait basculé dans un comportement de débauche hors norme. Je dégageai sa main de mes cheveux et il finit par froncer les sourcils avant de baragouiner :
— ...ais bien... tez moi... paix...
— Faut que tu dormes, intimai-je, mais il se mit à bouger comme une véritable anguille.
— ...faim...
Jungkook jura :
— Il fait chier, on le laisse là et on retourne se coucher.
— Et s'il s'étouffe en vomissant ? m'inquiétai-je. Vaut peut-être mieux qu'il mange et qu'il boive ?
Il ferma les yeux de fatigue, se passant une main désabusée sur le visage avant de s'avancer vers ma cuisine. À la lumière de la pièce, je constatai à quel point son visage était tiré.
— Je fais des ramens non épicés, il a intérêt à les bouffer.
Je fis asseoir Jimin et lui fit boire de l'eau à nouveau, il s'en plaignit quand j'en renversai sur son tee-shirt et en profita pour essayer de l'enlever.
— Reste habillé, sifflai-je.
Il ne m'écoutait pas mais il ne parvenait pas à retirer seul son vêtement, il finit par abandonner en gémissant.
— Jimin, s'il te plait, reste tranquille. Est-ce que tu sais dans quel état tu es ?
Mais mon meilleur ami ricana en glissant dans le canapé avant de rouler pour se relever.
— ..vais... ien... tu m'... merde..
Je ne le reconnaissais plus, je ne savais plus qui était la personne en face de moi en fait, et tandis qu'il vacillait pour atteindre la cuisine où l'eau finissait de bouillir dans la casserole, je fermai les yeux.
Était-ce toujours Jimin ?
— ... dalle...
— C'est presque prêt, maugréa Jungkook une fois qu'il fut à sa hauteur.
Je me passai une main sur le visage. J'étais épuisé aussi. Combien de fois allions-nous encore nous lever ? Combien de temps encore Jimin allait fuir cette conversation et les conséquences de ses actes ? Est-ce que Yoongi hyung lui avait parlé ?
Est-ce que je pouvais réellement en vouloir à mon meilleur ami de fuir, alors que j'employais la même technique envers et contre tout au point de faire du mal à Jungkook ?
Rien n'allait, tout déconnait, le château de sable était envahi par la mer et je me demandais si tout tiendrait bon avant le grand final, c'est-à-dire la réponse à mon entretien.
L'eau faisait du bruit dans la casserole et je n'aimais pas ce son, comme si l'eau allait sortir, gicler, brûler, comme si quelque chose allait déborder.
Jimin se trémoussait, tirant sur son tee-shirt comme s'il était envahi par des bouffées de chaleur. Je me relevai en répétant inlassablement qu'il devait s'asseoir.
Il allait presque s'éclater le nez sur le comptoir de cuisine s'il continuait à vaciller.
Jungkook prit la casserole pour verser l'eau frémissante dans le pot de ramyeon avant de le refermer :
— Je t'aime bien hyung, mais si tu ne manges pas ça ou que tu dégueules, je te jure que tu vas te prendre mon pied dans la tronche. C'est un super paquet de nouilles et ils ne font plus la marque depuis le mois dernier...
Jimin gloussa, une attitude qui me dérangea.
— Allez, va t'asseoir où Taehyung hyung va faire une syncope si tu tombes...
Le comportement de Jungkook était moins irrité, presque attendri et fraternel avec mon meilleur ami. Jimin, lui, se tortillait encore de manière presque enfantine, mais quand Jungkook posa le bol sur la table haute, mon meilleur ami accrocha ses épaules et l'embrassa d'un coup.
Jungkook le repoussa brusquement, le visage fermé et les yeux écarquillés alors que Jimin bascula en arrière, manquant de s'effondrer en riant et en ronronnant comme un animal en manque de caresses.
J'eus l'impression, moi, de vivre un passage à vide.
Car dès l'instant où mes yeux clignèrent, une fulgurante douleur chauffa ma main droite. Main avec laquelle je venais de le gifler.
Le son sifflait encore dans la pièce tandis que son corps s'effondrait comme une poupée de chiffon.
Mon esprit se déconnecta brusquement sans que je sois capable de comprendre ce que je venais de faire. Ne restait que l'imperceptible sensation poisseuse et désagréable de la jalousie, de la colère, de la vengeance et de la violence.
Par terre, mon meilleur ami releva la tête, la joue écarlate, les yeux pleins de larmes et j'ouvris la bouche pour dire quelque chose mais aucun son n'en sortit.
Je n'arrivais pas à reprendre mes esprits. Comme si l'espace d'un instant, j'avais disparu.
Comme si la mer m'avait emporté quelques secondes.
— Oh mon dieu...
Ma voix craqua et je portai ma main endolorie à ma bouche.
Je venais de frapper Jimin, violemment.
Je venais de frapper mon meilleur ami.
Je venais de frapper quelqu'un.
Il se releva en titubant, son regard me transperça de douleur et de tristesse avant qu'il ne prenne la fuite, manquant de renverser tout mon appartement dans son agitation avant de claquer la porte d'entrée.
Ma main me faisait horriblement mal et je sentis l'émotion me gagner.
— Hyung, chuchota la voix de Jungkook en s'approchant.
Et les sanglots arrivèrent, monstrueux, avant qu'il ne me prenne dans ses bras.
— Ça va aller, me rassura-t-il, ce n'est pas grave...
J'étais à bout.
À bout de tout.
*******
Je ne me remis pas bien du tout de cette nuit, ni de la suivante.
Cette fois, Jungkook n'avait pas décroché quand le Capitaine de son ancienne équipe appela, sûrement parce qu'il avait dû trouver Jimin quelque part.
Ça n'allait toujours pas quand j'avais raconté ça à Yeri à la machine à café, et j'avais refondu en larmes. Hier, j'avais tellement été à côté de la plaque que mon maître référent du stage m'avait demandé de rentrer chez moi.
J'avais frappé Jimin, j'avais utilisé la violence sur quelqu'un et le pire c'est que je ne savais pas du tout ce qu'il m'était passé par la tête.
Je me sentais à bout de force et Yeri avait dit, d'une petite voix : « Il n'est pas question uniquement de Jimin là, n'est-ce pas ? »
Non, bien sûr que non.
Aujourd'hui, j'étais retourné travailler mais j'avais bien du mal à me concentrer. De nouveau, on m'avait renvoyé chez moi. J'avais tellement d'heures supplémentaires à récupérer que ça ne posait pas de problème à l'administration.
Moi, ça me posait problème.
J'étais tellement envahi par tout ce qu'il se passait que je n'arrivais pas à garder la face et agir professionnellement.
À présent, on était au beau milieu de l'après-midi, Jungkook était parti en visite pour des logements et je me tenais devant mon casier après avoir rangé ma blouse.
Tout allait mal.
Mon téléphone me tira de ma morosité et je décrochai en voyant le nom de Bambam s'afficher sur l'écran.
« Hyung ? Je ne te dérange pas ? »
Sa voix était joyeuse et pleine de bonnes intentions.
— Non, pas vraiment, éludai-je en refermant la porte du placard métallique. J'allais rentrer chez moi...
« C'est cool, tu as ton après-midi ! »
Puis il ajouta :
« ... ça te dirait de venir à la clinique ? »
Mes pieds se stoppèrent.
— Hein ?
« Je te propose ça comme ça, après tout je suis déjà venu à l'hôpital mais vous n'êtes jamais venus me voir à clinique... C'est comme tu veux, j'ai un peu de temps cet après-midi de toute façon. »
— La clinique de chirurgie esthétique, celle de ton stage ?
« Celle-là même. »
Je n'avais jamais mis les pieds dans ce genre d'endroit.
Je n'avais pas envie de rentrer.
Je n'avais pas envie de voir Jungkook.
Je n'avais pas envie de dormir.
— D'accord, c'est quoi l'adresse ?
Il dut être surpris parce qu'il bégaya sa réponse avant de s'enthousiasmer. Il ajouta ensuite :
« Je t'attends. En tout cas ça tombe bien qu'on se voie, je devais te parler d'un truc. »
Ça ne me disait rien qui vaille.
Une heure plus tard, j'étais devant un petit immeuble noir tout ce qu'il y avait de plus sobre et de moderne dans la capitale, dans le quartier de Gangnam. Les portes automatiques s'ouvrirent et je m'infiltrai dans l'endroit avec l'impression terrible de ne pas du tout être à ma place.
La secrétaire à l'accueil, d'une beauté saisissante, me demanda si j'avais rendez-vous et je lui répondis qu'on m'avait demandé de rejoindre quelqu'un. Elle se mit à sourire poliment avant de composer un numéro sur son téléphone.
Tout était beau et silencieux, très moderne, cela donnait une vision d'un endroit sérieux et plutôt cher.
Tête Rousse apparut avec sa blouse blanche et m'incita à le suivre. On se retrouva dans une petite salle de repos avec des machines à cafés et des frigos vitrés.
— C'est un bel endroit, commentai-je.
Il acquiesça :
— C'est une petite clinique pourtant, mais les clients le disent aussi.
— Tu te plais dans ce stage ?
— Super bien !
On s'installa à la petite table et il prépara des chocolats chauds.
— Qu'est-ce que tu voulais me dire ? m'enquis-je.
— Oh, je voulais te parler de Taemin hyung.
— Qui ?
Il releva la tête et apporta les deux tasses fumantes.
— Il est dans la promotion de Jimin hyung, mais il est plus âgé.
Ça me disait quelque chose...
— Ils sont assez proches, lui, Jimin hyung et Kai hyung.
Ah, lui. Je m'en souvenais, maintenant, monsieur-cervelle-de-poisson-rouge.
Le fameux type qui n'avait pas réussi à me resituer au spectacle de l'année dernière et qui selon Jimin, il y a quelques mois, ne me resituait toujours pas.
— Hyung m'a demandé ton numéro et je lui ai donné.
Il se mordit la lèvre.
— Je suis désolé de l'avoir fait sans ton accord mais vu qu'il paraissait inquiet...
— Pourquoi inquiet ?
— Il a ramené Jimin au dortoir hier soir et il a discuté avec Jaebum hyung jusqu'à ce qu'ils m'appellent. J'ai préféré ne pas leur dire ce que je savais pour Jimin et... Yoongi hyung.
— Et ?
— Taemin hyung m'a demandé ton numéro, je pense qu'il voudra t'appeler, il a l'air un peu perdu face au comportement de hyung, comme tout le monde en fait...
Inconsciemment, ma main se remit à brûler et je la frottai contre ma cuisse pour éloigner cette impression.
— N'empêche, Jimin hyung ne se rend pas compte de la chance qu'il a, murmura le thaïlandais en soufflant sur sa tasse.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Il a vraiment beaucoup d'amis qui prennent soin de lui, qui s'inquiètent pour lui...
Il but une gorgée avant de se lécher les lèvres et de remettre du sucre.
— Tu ne trouves pas ? Moi ça m'impressionne... Je veux dire par là qu'il les engueule de la pire manière, il refuse qu'on s'occupe de lui ou qu'on le materne mais tout le monde a l'air de se dévouer pour l'empêcher de faire des bêtises. Tout le monde va le chercher ou l'accompagne en soirée pour éviter qu'il déborde...
Il but une nouvelle gorgée, satisfait de sa boisson à présent, avant de marmonner :
— Tout le monde n'a pas cette chance.
— Non, c'est vrai... admis-je.
Je secouai la tête. J'avais du mal à gérer mes pensées à cause du manque de sommeil, de la culpabilité, de l'irritation et de tout un tas de trucs.
— Tu... tu m'en veux d'avoir donné ton numéro ?
— Non, repris-je, c'est juste... que je ne vois pas ce que je pourrais répondre de plus à ce hyung. Je ne contrôle rien de ce qui se passe avec Jimin...
Je ne contrôlais plus rien peu importe la catégorie de problèmes que j'avais.
— Je ne sais pas comment l'aider.
— En étant juste toi, hyung.
Il détourna le regard avant de souffler :
— Reste toi-même.
Moi-même ?
Le problème c'était que depuis que je l'avais giflé je n'étais plus moi-même.
Bambam sortit des gâteaux pour accompagner le chocolat chaud et je grignotai sans appétit les biscuits peu sucrés qu'il m'avait donnés.
Il continua de parler et j'écoutais sans vraiment être là. À un moment, il s'enthousiasma :
— Je dois te le dire à toi aussi !
— Me dire quoi ?
— Je participe à une loterie !
Un de mes sourcils se leva, dubitatif.
— Quoi ?
Il me montra le paquet de gâteaux et une étiquette décollable collée à côté de la marque.
— Je collectionne les vignettes pour jouer avec le magasin juste à côté de la clinique.
Alors ça pour être une nouveauté, c'était une nouveauté.
Pour être un changement de sujet total aussi, d'ailleurs.
— Il y a huit places pour deux jours à Disney World, à gagner !
— Oh...
— Je veux les gagner ! scanda-t-il. Alors j'ai mis tout le monde dans le coup, Jin hyung, Sehun hyung et Yeri noona, et maintenant c'est votre tour. Il faut que j'achète encore dix paquets pour avoir les deux dernières vignettes...
Il sortit alors un sac plastique contenant quatre paquets de ces mêmes gâteaux au goût peu ragoutant.
— Oui je sais, ils ne sont pas bons...
Ah, j'avais pensé à voix haute, encore.
— Mais si je gagne on ira tous à Disney ! s'exclama-t-il.
— Tous ?
— Jin hyung et sa copine, Sehun hyung, Yeri noona, toi et Jungkook, moi et Jimin hyung...
Son sourire était tellement grand, tellement communicatif, tellement innocent que j'acquiesçai malgré moi.
— C'est une bonne idée...
Est-ce que c'était une idée réalisable au moins ?
Je pris congé au bout d'une demi-heure, pour qu'il finisse sa journée. Il avait réussi à me changer les idées et apporter un peu de légèreté parmi la lourdeur de mes pensées, mais alors que je me levais, quelqu'un entra dans la salle de pause. Un homme d'une cinquantaine d'années, assez petit, la calvitie bien installée et le tour de taille bien garni me toisa.
— Qu'est-ce que tu m'amènes Bami, un nouveau client ?
Bami ?
— Non, Sensei, c'est un ami à moi.
Sensei ?
Je clignai des yeux.
Est-ce que je venais de basculer dans un manga ?
Pourquoi personne ne m'avait prévenu ?
— Hyung, je te présente mon maître de stage, Mr Han, mais on doit l'appeler Sensei.
Est-ce que ce n'était pas flippant d'appeler quelqu'un comme ça en dehors du Japon ?
Je m'inclinai mais le type m'approcha, zieutant mon visage et me mettant très mal à l'aise.
Je reculai un peu mais il s'approcha encore avec une moue indescriptible sur le visage avant de dire :
— Bami, regarde ça. Ça, c'est un visage aux proportions parfaites.
Il me fit un grand sourire :
— Garçon, ne fais jamais de chirurgie esthétique !
Il éclata d'un grand rire tandis que je regardais le thaïlandais, complètement éberlué, ce dernier me fit seulement un petit sourire crispé indiquant « désolé ».
— Je n'en avais pas l'intention, monsieur...
— Appelle-moi Sensei.
Non, sans façon.
— Quand les rides viendront, on pourra toujours faire du botox pour atténuer ça.
— Ça ira, merci...
— Tu vois Bami, poursuivit-il en sortant un feutre rouge que mes yeux suivaient avec angoisse. Même si la paupière gauche est moins ouverte, ça n'enlève rien à la symétrie du visage, parce que c'est le nez qui marque l'harmonie. Un nez parfait aux proportions impeccables et une bouche parfaitement proportionnée. Vous devez être mannequin, n'est-ce pas ?
— Non, Sensei, le coupa poliment Bambam, il s'agit de mon hyung de médecine, il est en stage à l'hôpital général !
— C'est pas vrai !
Il éclata encore de rire et je plissai les yeux. Voilà un nouvel huluberlu que je n'avais pas du tout envie d'ajouter à ma longue liste de personnes étranges que je côtoyais. Je m'inclinai pour prendre congé tandis qu'il vantait les mérites de mon visage.
Bambam me donna son fameux sac rempli de gâteaux et me fit un signe de la main alors que les portes se fermaient derrière moi, je lui répondis mollement. Dans le bus, je me fis la réflexion qu'il avait essayé de me remonter le moral et que ça avait presque marché.
Presque.
Mais en arrivant chez moi, quelque chose me serra la poitrine. Je fis un peu de ménage avant d'observer l'appartement d'en face. Jungkook n'était pas rentré.
Mes yeux parcouraient les meubles, le décor, les pièces, comme je l'avais fait si longtemps auparavant.
Et dire que bientôt ce logement ne serait plus celui de Jungkook.
Je me retournai, observant le mien fait à l'identique. Moi aussi, d'une manière ou d'une autre je devrai partir.
Soit pour le logement de l'internat, soit pour... ailleurs.
Une page se tournait et je ne savais pas comme s'écrirait la prochaine. J'arrivais à la fin de ma vie étudiante, Jungkook, lui, avait mis un pied dans la vie active.
Tout s'était lié et tout se déliait.
Je pris mon téléphone et me risquai à contacter Jimin, encore.
Il n'allait pas décrocher, il ne le faisait plus depuis des semaines mais j'avais l'impression que s'il voyait mes messages, il pourrait avoir l'impression que je pense à lui et que j'avais envie de m'excuser pour la gifle que je lui avais administrée.
Une gifle que je regrettais au plus haut point.
Le répondeur s'enclencha et je baissai le bras, restant là, devant ma grande baie vitrée ouverte sur mon balcon, observant en contrejour le logement d'en face.
Pourtant, une voix éraillée s'éleva de l'appareil et je sursautai en recollant le téléphone à mon oreille.
— Jimin ?
Il avait décroché ?
Mon esprit s'emballa d'un coup, comme rallumé.
— Jimin, ça va ?
« Tae... »
Sa voix était horrible.
— Jimin, je suis désolé pour la dernière fois, je te jure ! m'écriai-je subitement. Je ne voulais pas faire ça, je ne sais pas ce qui m'a pris, je...
« Tae, je... crois que je vais faire une connerie... »
Mon sang se glaça d'épouvante.
— Co... comment ça... ?
Il ne répondit pas tout de suite et je m'accrochai au dossier de ma chaise haute pour ne pas flancher.
« Tu te... souviens du port de Busan... la jetée, et plus loin, la pointe... Tu sais là où les rochers sont coupants... »
Mon esprit s'emballa.
— Tu es à Busan ?
« Non... je suis à Incheon... »
Sa voix était bizarre.
« Ils ont le même port avec les mêmes rochers... comme un copié collé, en fait. »
Mes jambes partirent d'un coup et je m'écriai :
— Dis-moi où tu es, j'arrive !
Il ne répondit pas tout de suite et j'ouvris mon ordinateur pour chercher l'itinéraire via les trains.
— Jimin je t'en prie, suppliai-je, je dois te rejoindre !
« Je n'en vaux pas la peine... »
— Je t'interdis de dire ça !
Ma voix me fit mal et je trouvai rapidement un crayon et un post-it pour écrire le parcours et le numéro de la ligne.
— Je vais venir, attends-moi. Tu ne raccroches pas, tu restes au téléphone !
Puis je me mis à supplier :
— Réponds-moi !
« Je... je ne raccroche pas... »
— Bien, très bien. Je prends le train, je pars de chez moi !
Sur le trajet je me mis à parler, sûrement plus que je n'avais jamais parlé. Je racontai ma visite à Bambam cet après-midi et des tas de trucs inintéressants, sur des séries, de mon quotidien, sur n'importe quoi...
Jimin m'écoutait sans raccrocher, répondant de temps en temps comme pour m'assurer qu'il était attentif.
Je crus faire une syncope quand le train passa dans un tunnel et que ma connexion coupa.
Agité de nervosité, j'attendis quarante minutes sans parvenir à le rappeler.
Toutes sortes de pensées me traversèrent et elles étaient toutes aussi horribles les unes que les autres. Je me demandais comment j'avais réussi à ne pas faire de crise d'angoisse, peut-être parce que j'étais tout simplement agité par l'action ? Je m'accrochais à un foutu espoir, celui qu'il ne ferait pas de connerie.
Je tapai un message à Jungkook l'informant de ma démarche, puis attendis d'accéder à un réseau pour que le message se délivre. Quand on sortit du tunnel, je rappelai immédiatement Jimin.
Il ne répondit pas.
Je me mis à jurer à haute voix comme un cinglé, provoquant le regard des gens sur moi, et il ne décrocha qu'au troisième appel.
— Je suis désolé, ça a coupé, je n'ai pas raccroché... Tu es toujours là... ?
« Oui... je suis toujours là... Tae, j'ai... glissé et je me suis fait mal... »
Les larmes arrivèrent sans raison, de toute façon je ne contrôlais plus rien. Je l'entendis marmonner :
« Ne pleure pas pour ça... »
— Pourquoi tu voudrais que je pleure, alors ? reniflai-je.
« J'ai embrassé ton copain, Tae... Je suis vraiment une personne horrible... »
Sa voix craqua et il ne prononça plus rien ensuite. Je sortis à l'avant dernière station pour ne pas me retrouver dans l'aéroport et cherchai des yeux un moyen d'accéder au port.
— Comment tu t'es retrouvé là ?
« Je ne sais pas... Je me suis réveillé là il y a deux heures... »
Je me mis à courir avant de repérer la mer et d'avancer. Mes yeux parcoururent les remblais bétonnés avant de me figer.
— Je suis là.
Il tourna la tête et je raccrochai, m'avançant jusqu'à la pointe où il n'y avait pas un chat, la mer était déchaînée et les rochers tellement ravagés par la nature qu'ils paraissaient effrayants sous la jetée de béton. Jimin ne bougea pas, il était assis en tailleur, à ses côtés une bouteille d'alcool presque vide.
Malgré les relents de sel, il sentait l'alcool et sa face était défigurée par la fatigue, la maigreur et ses consommations excessives. Sa cheville saignait comme s'il s'était râpé la peau sur le bitume. Je m'assis à ses côtés, le soleil tapait encore et on se retrouva trempés une fois sur deux à cause des vagues. Ma tête pivota, observant son visage, et il porta le goulot à sa bouche. Je la lui enlevai et il grogna, serrant les bords. Ce fut comme une épreuve de force et je finis par murmurer du bout des lèvres :
— S'il te plait.
Il abdiqua et je la reposai loin de lui.
On resta ainsi, bêtement agenouillés devant la nature qui nous jetait sa pluie de sel à la figure.
— Je vais parfaitement bien, lâcha-t-il de sa voix éraillée.
— À d'autres s'il te plaît, je ne veux pas jouer à ce jeu-là.
Pas avec toi.
Il se tut avant de dire :
— Tu devrais me détester. Je ne sais même pas pourquoi tu es venu jusque-là...
— Je ne te déteste pas, assurai-je.
— Tu devrais.
— Pourquoi ? Pour te faire sentir encore plus mal ?
— Je ne me sens pas mal. Regarde, je profite de la mer.... tenta-t-il.
— En voulant te jeter sur les rochers ?
Il s'arracha à mon regard.
Il était saoul, il gloussait un peu de manière irrégulière, ses yeux étaient totalement injectés de sang, ses cheveux étaient sales et je reprochais à ses habits d'être indécents.
— J'ai soif.
— Bois l'eau de mer, ça te fera du bien...
Il gloussa encore et je finis par dire :
— On devrait partir, le soleil va tomber et on va se les geler ainsi arrosés...
— Je ne veux pas rentrer.
— J'ai pas les moyens pour qu'on dorme dans un hôtel au pied de l'aéroport.
— Pas grave, dormons dehors.
— Non, je vais rentrer, tu rentres avec moi, assurai-je.
Il secoua la tête.
— Je préfère pas.
— Pourquoi ? Un lit t'attend à ton dortoir, qu'est ce qui est mieux qu'un lit ?
Il ne répondit pas alors je restai assis. Je frissonnais de froid, j'avais du sel plein la bouche, plein les cheveux et les vêtements trempés.
— Je suis désolé d'avoir embrassé Jungkook...
Je ne répondis pas non plus.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris...
— Tu devrais t'excuser auprès de Yeri et Sehun aussi.
— Oui... Mais je veux d'abord m'excuser auprès de toi pour toutes les horreurs que j'ai dites, que j'ai faites...
La mer meublait tout le reste de notre conversation.
— Je n'aurais jamais dû venir sur Séoul...
Sa petite voix se faisait murmure parmi les vagues.
— Tu rêvais de venir à Séoul, répondis-je seulement.
— Justement...
Cette fois-ci je tournai la tête dans sa direction, son visage était complètement stoïque, laminé par diverses choses qui en avaient bousillé sa beauté.
Il croisa mon regard et un sourire froid fit craqueler ses lèvres gercées :
— Quelque chose ne tourne pas rond chez moi...
— Je me dis souvent ça aussi.
— Mais toi tu n'embrasses pas tous les types que tu croises pour ça, marmonna-t-il.
— Non...
Une plus grosse vague nous arrosa généreusement, nous provoquant un cri et un rire totalement désabusé de la part de Jimin. Trempés jusqu'aux os, je me mis à râler tandis qu'il pleurait de rire, se tenant le ventre comme s'il s'agissait du moment le plus drôle de sa vie.
Il s'essuya les yeux, incapable de contrôler le gloussement nerveux de sa gorge.
— On n'a pas de serviette pour se sécher, je te rappelle, grinçai-je.
— Pas grave...
— C'est grave quand même, insistai-je, irrité et inconfortable dans mes vêtements.
— Non, Tae, ce n'est pas grave parce qu'après tout je ne reverrai plus jamais Yoongi hyung.
Il n'y avait aucun lien entre les deux éléments, mais vu son état, sa logique n'était clairement pas semblable à la mienne.
Sa phrase avait sonné avec une telle tristesse que j'avais senti mon propre cœur se serrer.
— Pourquoi ça ?
Les vagues se tarirent soudainement comme si elles cherchaient, elles aussi, à écouter sa réponse.
— Parce qu'il est parti...
Sa gorge trembla avant qu'il n'ajoute :
— Il est venu me dire au revoir. Enfin, « au revoir » est un bien grand mot pour ce qu'il m'a balancé...
Alors Yoongi hyung avait fait un choix.
Il avait finalement écouté ce que j'avais dit, j'en étais tout bonnement surpris. Mes mots avaient fait mouche et contrairement à l'image qu'il se donnait, il les avait entendus et appliqués.
Il n'avait pas choisi Jimin.
Mes épaules se décontractèrent, tombant de tristesse.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
— Qu'il quittait Séoul.
Mes yeux s'écarquillèrent de surprise. Est-ce que Jungkook était au courant de ça ?
— Il quitte Séoul ? Et ses études et...
— J'en sais rien, répondit-il abruptement. Il m'a pas dit où il allait. Il a dit qu'il rendait son appart', qu'il changeait de téléphone, bref qu'il déménageait.
Jimin ricana froidement :
— Le mec est sorti de l'hosto, il est venu me voir mais même pas pour me dire merci, juste pour me dire qu'il se cassait, qu'il ne pouvait pas me blairer et qu'on n'allait plus jamais se revoir. Quel enfoiré !
Il continua de sortir des insultes que je ne lui avais jamais entendues avant que la mer ne reprenne son droit, meublant le silence.
— Et il est vraiment parti ? m'enquis-je.
Jimin renifla avant d'avouer.
— Oui, son numéro a changé. J'ai essayé de le joindre après mais je n'ai pas réussi... Il n'habite plus dans le même appart' non plus. C'est comme si... il s'était effacé et personne ne sait où il est allé.
Jimin se figea et son regard changea, se baissant de plus en plus pour contempler le béton sous nos pieds.
— Il a dit qu'il ne m'aimait pas.
La mer sembla en colère et une nouvelle vague nous frappa violemment, mais cette fois je ne râlai pas.
— C'est fini maintenant...
— C'était quand ? demandai-je.
— Mardi.
Il y a quatre jours.
Donc à l'exact moment où tout avait empiré et quand tout le monde avait commencé à s'inquiéter pour lui.
— Je ne me souviens pas vraiment de ce qui s'est passé depuis, sauf des événements dérangeants et humiliants comme...
— Tu t'es excusé, coupai-je, et ça va clore définitivement cette histoire de baiser.
— Comment tu fais pour ne pas m'en vouloir, Tae ? demanda-t-il d'une petite voix coupable.
— Je m'en suis voulu à moi de t'avoir giflé...
— Je l'avais mérité.
— Personne ne mérite de se faire taper dessus.
— J'ai embrassé Jungkook.
Je soufflai en fermant les yeux.
— Je sais et j'ai réagi, ça n'arrivera plus jamais. Tout ça était une erreur.
— Oui... Je te le promets, ça n'arrivera plus jamais.
Le silence s'installa et je repris :
— Il faut que tu te reposes, que tu dormes.
— Je vais super bien, répondit-il en souriant, faisant craqueler ses lèvres gercées qui se mirent à saigner. Regarde, je suis complètement calme et j'ai toutes mes pensées au clair... Je me suis rarement senti aussi concentré.
— Parce que tu as bu, lui reprochai-je.
— Ouais, comme tous les jours depuis des semaines...
— Ça s'appelle de l'alcoolisme.
— Ah, je sens le médecin qui ressurgit en toi, gloussa-t-il, amusé.
— Ce n'est pas drôle, c'est même grave !
— J'ai besoin de boire, répondit-il en gardant son sourire, sinon je ne dors pas, sinon je ne me sens pas bien.
— C'est dangereux.
Il ne répondit pas cette fois, son visage changeant au gré des vagues comme si des centaines de pensées le traversaient et des milliers d'émotions à la fois.
— Je ne me comprends pas, souffla-t-il.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
— Moi. Je ne me comprends pas. Je ne me sens pas bien, je sens que quelque chose cloche chez moi et pourtant.... Pourtant je n'ai aucune raison de me sentir comme ça.
Il me regarda d'un air triste :
— Si je me compare à toi, je n'ai absolument aucune raison d'aller si mal, de me sentir ainsi. Ce n'est pas comme si dans ma vie il y avait eu des mauvaises choses, des choses terribles. Non, au contraire, tout a toujours été parfaitement normal et pourtant quelque chose ne va pas. Je ne sais pas comment l'expliquer...
— Tu n'as pas à te comparer à moi, Jimin, tentai-je.
— Bien sûr que si ! Toi, tu aurais toutes les raisons de ne pas aller bien avec les événements qui sont arrivés dans ta vie et pourtant tu t'en sors, tu restes positif, tu avances, tu progresses, tu mûris... et je t'envie pour ça, je t'envie tellement.
Mes yeux me piquaient comme s'ils allaient se remplir de larmes et la voix cassée de Jimin poursuivit en tremblant :
— Je me sens minable d'avoir cette vie, de ne pas aller bien, de ne pas réussir à être positif quand je me compare à toi. Parce que moi je n'ai aucune raison de me sentir comme ça. Je trouve ça tellement dégueulasse de ma part...
Les vagues s'échouèrent à nos pieds, nous trempant un peu plus et parmi le bruit il continua :
— Yoongi hyung, comprenait, lui. Il ne l'expliquait pas non plus mais je savais qu'il vivait la même chose. Comme si on était déréglé, ensemble. Je crois... je crois que j'étais fasciné par lui, par ce côté sombre de lui. Je le trouvais fort. Ça me rassurait de savoir que quelqu'un partageait mes problèmes et mes vices. Je ne comprends pas pourquoi je suis comme ça, pourquoi j'ai besoin d'avoir mal pour me sentir vivre, pourquoi tout dérape et tout m'envahit...
Sa voix avait pris le rythme des vagues, allant et venant, s'échouant et remontant, froide et impétueuse.
— J'ai l'impression d'avoir un cœur de pierre, de ne rien ressentir, de m'ennuyer dans la normalité mais avec hyung, je ressentais, je vivais même si ce n'était pas normal. J'avais besoin de ça mais je ne sais pas pourquoi je fonctionne comme ça.
Ses yeux me fixèrent :
— Je n'arrive pas à mettre des mots sur ce que je ressens, c'est horrible. Hyung y arrivait lui...
Il laissa sa phrase courir, comme si des mots silencieux quittaient ses lèvres mais que j'étais incapable de les entendre. Néanmoins, il se mit à répéter :
— Mais il ne m'aimait pas. Il ne m'a jamais aimé et j'aurais dû le savoir. Tout était clair depuis le début, rien de bon n'aurait pu en sortir de toute façon, alors pourquoi ça fait si mal ?
Il se redressa, se recroquevillant un peu contre ses jambes pliées :
— Il me laisse là comme un con, il m'abandonne après tout le bordel qu'il a provoqué et je me sens encore plus mal qu'avant, encore plus mal que quand je l'ai rencontré. Je l'ai tellement appelé, j'ai harcelé ses colocs, je suis tellement en colère, je ferais n'importe quoi pour qu'il revienne même si ça me fait du mal... surtout si ça fait mal.
Quelque part au fond de moi, alors que l'émotion me gagnait et que je posais ma main sur son épaule, je me fis la réflexion que Yeri avait peut-être raison. Jimin s'était toujours fait du mal, à l'adolescence d'abord avec ses régimes puis Youngjae avait sûrement creusé la faille et les autres élèves en avaient rajouté une couche. Il avait toujours tout pris pour lui, tout retourné contre lui. Il avait gardé pendant des années la culpabilité d'avoir donné le numéro de ma chambre d'hôpital à Youngjae et il s'auto-infligeait des horreurs sur son corps car il était incapable de se voir comme il était.
Jimin s'était toujours fait du mal pour coller à un idéal impossible, et dans le fond je me demandais s'il n'aimait pas Yoongi pour ça. Parce qu'il ne pouvait pas l'avoir et que ça le faisait souffrir. Yoongi, lui, avait insisté pour dire que Jimin ne l'aimait pas, qu'il « projetait seulement ses fantasmes sur lui ». J'avais pris ça pour un mensonge, pour de la mauvaise foi mais à présent j'avais un doute.
Chacun des deux avait projeté sur l'autre quelque chose et au final ils s'étaient martyrisés mutuellement car ils aimaient la souffrance comme seul moyen d'existence.
Jimin était pris dans un engrenage que je n'avais jamais vu, qu'il m'avait sûrement toujours caché, mais il avait atteint le fond.
Une vague déferla sur nous et on se mit à hoqueter, le visage ravagé. En toussant, les yeux brûlants de sel, je tirai sur sa main.
— Rentrons.
Je ne savais pas quoi lui dire, comment lui dire, comment être réconfortant. J'avais toujours été malhabile pour ce genre de choses alors je gardai sa main dans la mienne, le laissant poser sa tête sur mon épaule et somnoler d'épuisement.
Les individus dans le train nous regardaient avec jugement. Après tout, nous étions trempés, collés l'un à l'autre, mais ça ne m'importait pas.
Contrairement à Jimin, j'avais toujours été indifférent au regard des autres mais tandis que je les fixais chacun leur tour, leur jugement, leur dégoût perceptible, leur indifférence, leur curiosité maladroite me permettaient de me rendre compte que si je n'étais pas moi, alors je pouvais interpréter chacun de leurs regards comme une attaque personnelle.
D'une main, je sortis mon téléphone trempé en grimaçant avant de soupirer de soulagement en constatant qu'il fonctionnait encore. J'écrivis un message à Jungkook qui me répondit quelques secondes plus tard : « Je vous attends dans mon appartement, j'ai commandé à manger ».
— Je n'ai pas faim.
Jimin avait ouvert les yeux sans bouger sa tête de mon épaule, ses cheveux trempés effleuraient mon cou mais je ne voulais pas l'importuner avec ça, même si la sensation était désagréable.
— Tu mangeras ce que tu pourras...
Puis je me pinçai les lèvres :
— Tu es bien trop maigre maintenant...
— Je ne serai jamais assez mince.
— Jimin, tentai-je sans perdre patience. Tu es parfait comme tu es, pourquoi voudrais-tu devenir quelqu'un d'autre ?
— Parce que je me dis que pour les autres la vie semble plus simple...
— Elle ne l'est pour personne, crois-moi.
— Mais toi, Tae, déclara-t-il de sa voix chevrotante, toi tu y arrives, tu avances, tu passes toutes les étapes avec force et positivisme...
— Non.
Cette fois ma gorge se serra.
— Ça, c'est que tu vois mais la réalité est différente.
— Je ne te crois pas.
Il releva la tête et retira sa main, son visage s'était fermé et je n'arrivais pas à lire à travers lui, à comprendre sa réaction, ses expressions.
— Tu sais, Bambam a dit un truc intéressant...
Il m'envoya un regard en coin.
— Il semblait assez envieux de toi, en fait.
— De moi ?
Il eut un ricanement froid :
— Qu'est-ce qu'il y aurait à envier sur moi ?
— Le fait que tu aies autant d'amis, autant de personnes qui s'inquiètent pour toi quand tu vas mal.
Il fit la grimace mais je repris :
— De son point de vue, ça paraissait pourtant important. Tu sais, depuis cette histoire avec Jackson, Bambam a perdu beaucoup, des amis proches, des colocataires, il ne doit plus avoir que nous et peut-être les autres thaïlandais du campus et encore, je ne les connais pas.
La grimace de Jimin se transforma en quelque chose d'un peu plus coupable.
— Tu as plein de choses pour toi, tu sais. Mais tu ne les vois pas.
— Arrête-toi et n'en dis pas plus...
— Yoongi hyung ne t'a rien montré du tout, il a peut-être mis des mots sur tes maux mais il t'a entraîné avec lui, il t'a enfoncé, il a tout empiré.
— Tais-toi !
Il se mit à trembler de cette colère qu'il avait toujours eu et qui restait incontrôlable. Ça faisait longtemps que je ne l'avais plus vu ainsi, comme lorsqu'il était adolescent, émotif et qu'il s'emportait.
Timidement, je repris sa main mais il refusa mon contact, je réessayai un peu jusqu'à ce qu'il capitule et j'enroulai nos doigts ensemble. Il évita mon regard et ses cuisses tressautaient.
On resta ainsi jusqu'à arriver à la gare de Séoul avant de bifurquer vers le métro. Il n'avait pas lâché ma main et il finit par se calmer une fois dans la rame.
— Il me manque...
Je tournai la tête tandis qu'il avait reposé la sienne sur mon épaule.
— Il me manque même si je sais qu'il est instable. Il me manque constamment. N'as-tu jamais ressenti ça Tae, ce manque ? Pour moi, c'était comme s'il pouvait combler toutes mes failles et me faire oublier tous mes torts.
— Comment il faisait ça ?
— Il me baisait.
Il renifla tandis que je sursautais à demi face à la violence de sa phrase.
— Vraiment fort, vraiment brutalement et c'était vraiment agréable.
— Jimin...
— Je sais ce que tu vas dire, que ce n'est pas bien, que ce n'est pas comme ça que ça marche...
Il soupira :
— Parfois ça faisait plus mal que bien.
— Tu parles de lui comme tu as parlé de l'alcool.
Il se tut avant d'avouer :
— Oui... peut-être qu'il est une addiction.
Le métro se stoppa à notre arrêt et on se leva. Dans l'escalator, tandis que les lumières artificielles me faisaient mal aux yeux depuis que cette vague m'avait éclaboussé le visage, Jimin se colla à moi, le front sur mon épaule et murmura :
— Je n'ai jamais réussi à le voir, le vrai Yoongi hyung.
Puis il souffla tandis qu'on atteignait la surface :
— Et je crois que je ne voulais pas le voir...
On marcha silencieusement de la faculté jusqu'à l'appartement de Jungkook, l'air était orageux et la pluie n'allait sûrement pas tarder à tomber. On frissonnait, nos vêtements mal séchés par l'air artificiel des transports en commun.
Dans l'ascenseur, Jimin se mit à sourire comme s'il avait besoin de me rassurer :
— Ça ira, je ne me sens pas si triste que ça. Ne t'en fais pas pour moi.
Vu son visage, je me demandais comment il voulait que je gobe son mensonge.
La porte s'ouvrit et alors qu'on enlevait nos chaussures trempées, Yeri apparût dans l'encadrement.
Sa présence me surprit avant que je ne voie Sehun se lever du canapé dans le salon, derrière elle.
Jimin se figea, pâlissant soudainement. Elle le fixa avec une sévérité que je lui avais rarement vue avant de déclarer :
— J'aurais bien envie de te gifler mais quelqu'un s'est occupé de ça avant moi.
Je rougis un peu, baissant la tête mais elle reprit :
— J'attends.
Jimin se mit à déglutir avec difficulté avant de se relever :
— Je... te présente mes excuses, je suis désolé, j'ai... j'ai déconné complètement... ça ne voulait rien dire du tout... Ça ne se reproduira pas, je te le jure !
Sehun se tenait à un mètre derrière eux tandis que je cherchais des yeux Jungkook, debout lui aussi, les mains dans les poches qui observait la scène.
Yeri continua de le fixer froidement avant de lâcher un soupir qui détendit ses épaules crispées.
— J'aurais bien envie de t'en vouloir un moment mais je n'y arriverai pas.
Jimin cligna des yeux et elle décroisa les bras avant de s'approcher et de lui poser une main sur sa joue :
— Ça va aller Jimin, tu as assez souffert, tu peux t'arrêter maintenant. Ton cœur, tu peux nous le donner et tous ensemble on va le réparer.
Quelque chose traversa le regard de Jimin et ses épaules se détendirent furieusement. Yeri avait trouvé les mots, ceux que je n'avais pas su dire. Elle le prit dans ses bras, surélevée sur la petite marche du perron elle arrivait presque à sa hauteur, et Sehun arriva, les enserrant tous les deux.
Les sanglots de Jimin déboulèrent horriblement et mes yeux me piquèrent affreusement. Ils le bercèrent comme des parents tandis qu'il lâchait les armes pour de bon. Yeri m'envoya un coup d'œil qui signifiait « tu peux y aller, on gère, merci de l'avoir ramené jusque-là » ce qui m'enleva un poids de la poitrine.
Je quittai l'entrée pour suivre Jungkook jusqu'à la cuisine.
— Je les ai appelés et on a commandé le repas ensemble, ça ne devrait pas tarder, m'annonça-t-il.
J'acquiesçai, un peu étourdi, avant de le fixer tandis qu'il cherchait des verres dans son placard.
Je l'observais les poser sur le plan de travail et ouvrir le frigo pour en sortir une bouteille de coca et de jus de mangue. Je trouvais enfin les mots que j'aurais dû dire à Jimin à ce moment-là. Non, rien n'était aussi facile et positif qu'il le croyait. J'avais peut-être donné cette image d'avancer, de traverser les difficultés, de réussir à grandir et à m'améliorer mais ce n'était pas le cas.
Parce que je n'arrivais pas à affronter le plus difficile.
Tout n'était pas aussi génial et évident qu'il le croyait.
Ma main se perdit sur le dos de Jungkook qui se figea, tournant un peu la tête pour m'offrir un regard surpris, cherchant à savoir ce que je faisais. Dans le salon, Jimin avait arrêté de pleurer et tandis que Yeri et Sehun lui parlaient, ils s'asseyaient dans le canapé.
— J'apporte les boissons, m'informa-t-il en prenant les verres à une main, les bouteilles dans les bras.
Parce que dans le fond je n'affrontais rien du tout, je restais passif. J'attendais que les choses se présentent sous mon nez et j'avais toujours été aidé, tiré par la main, accompagné pour réussir à m'en sortir.
Mais là, maintenant, face à ce qui m'attendait, j'étais seul.
Je ne contrôlais rien.
Nous devions parler, Jungkook et moi, bien sûr. Mais je savais ce qui nous attendait si cette conversation arrivait. Mais si nous n'en parlions pas, si nous continuons de jouer à ce jeu stupide que tout allait bien, en cachant nos vraies émotions, alors la même fin arriverait.
La même fin.
Je savais ce qui nous attendait et je n'arrivais pas à accepter que ce soit à cause de moi. À cause de quelque chose qui venait de moi. Parce que j'avais désiré quelque chose, seul, sans que personne ne m'ait tiré par la main, sans que personne ne me l'ait demandé, alors je me trouvais dans une impasse.
Coupé en deux.
Personne ne m'aidait, j'étais seul face à moi-même et je n'y arrivais pas.
Je n'y arrivais pas et je bloquais notre conversation, entre Jungkook et moi. Je la bloquais car je voulais encore attendre. Attendre une réponse.
Sans ça, j'avais peur de ce qui pourrait être dit.
Sans ça, je ne savais pas comment je devais penser l'avenir.
Mes pas finirent par rejoindre le salon où tout le monde était assis, malgré la crise de larmes de mon meilleur ami, qui somnolait à présent dans un coin du canapé, l'ambiance était bonne et le repas arriva quelques minutes plus tard. On distribua allégrement les plats et Yeri somma tout le monde d'attendre que Bambam arrive.
— Pourquoi il viendrait ? s'étonna Jungkook.
— Il voulait nous voir alors je lui ai dit de venir, répondit-elle simplement.
Mais Sehun n'attendit pas et elle le disputa alors que Jungkook, insubordonné aussi, commençait à piocher dans les plats avec ses baguettes.
La sonnerie retentit et je me levai pour aller ouvrir au thaïlandais qui se précipita comme une furie dans l'appartement animé d'un enthousiasme démentiel.
Il retira ses chaussures à la va-vite avant de sortir quelque chose de sa poche et s'écrier :
— J'ai gagné ! J'ai gagné la loterie ! On va tous à Disney !
Il y eut un silence avant que plusieurs exclamations de joie ne surgissent. Jimin réussit même à s'arracher un sourire malgré ses traits exténués.
— Enfin ! grogna Sehun. On va arrêter de bouffer ces gâteaux dégueux...
Jungkook se mit à rire tandis que j'accusais le coup sans réussir à suivre mais Bambam répéta, tout fier :
— Samedi prochain, on va passer deux jours à Disney tous ensemble, gratuitement !
Parfois il y avait des choses qu'on pensait irréalisables et qui, pourtant, finissaient par se produire, se réaliser, quoi qu'il arrive.
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