Le Voyage
L'étrave du bateau fend la surface lisse de l'eau. Il progresse lentement, dans un mouvement uniforme, seul au milieu de l'immense étendue d'eau calme. Les rides qu'il crée dans son sillage viennent, seules, donner un peu de relief à toute cette planitude.
Le paquebot glisse en silence sous la coupe bleutée du ciel nocturne comme une coquille sur une mer d'huile. En l'absence de nuages, les étoiles sont visibles, myriades de points lumineux au milieu de la nuit ; au loin, l'horizon se délave et laisse place à une ligne plus claire, annonciatrice de l'aube.
Un jeune homme est accoudé à la passerelle. Sa silhouette immobile se découpe contre le paysage marin plongé dans l'obscurité, faiblement éclairée par la lumière oscillante des lampions suspendus au-dessus du pont. Une brise nocturne vient ébouriffer ses cheveux noirs et froisser le tissu de ses vêtements. Son regard traîne sur l'eau sombre qui clapote contre la coque, puis remonte, lentement, s'égare dans le lointain. Une voix s'élève soudain, vient rompre ce tableau de solitude :
- Excusez-moi ?
Il se retourne. Une femme se tient à la jonction de la passerelle et de la proue ; son hésitation se trahit dans la raideur son maintien, dans le sourire incertain qu'elle se compose. Elle semble lire de la bienveillance dans l'attitude de l'homme, car elle s'avance pour reprendre, un peu plus bas :
- Ça fait longtemps que vous êtes ici ?
Un simple haussement d'épaules lui répond, mais elle n'en prend pas offense. Elle s'approche pour se tenir à côté du jeune homme et se joint à sa contemplation silencieuse. Pendant quelques instants, elle n'ose rien dire ; c'est une jeune femme au teint pâle, livide même, et elle resserre nerveusement autour de son corps mince les pans de son gilet. Le soir est paisible, mais quelque chose semble la déranger.
- Je m'appelle Angélique, dit-elle tout à coup.
- Noah, répond simplement l'homme.
- Noah, répète-t-elle lentement, songeuse, comme si elle réfléchissait à ses prochaines paroles. Où avez-vous embarqué ?
Elle l'observe avec attention, détaille les changements infimes qui se font dans son expression. Il ne répond pas, mais ses sourcils légèrement froncés, son regard vitreux et la moue contrariée qui joue sur ses lèvres parlent pour lui.
- Vous ne savez pas ? insiste la jeune femme.
- Et vous ? esquive Noah.
- Moi non plus.
Un infime soupir lui échappe alors qu'elle pose ses doigts fins sur la rampe métallique et se penche contre la rambarde. L'eau sombre semble presque se confondre avec la coque du bateau ; mais là-bas, à l'horizon, les vagues reflètent les lueurs pâles de l'aube. Angélique se détourne finalement de la mer :
- Je ne sais pas comment je suis arrivée ici. Je suis à peu près sûre de ne jamais avoir réservé de croisière...
- Je n'en sais pas plus que vous, marmonne Noah en s'écartant du bastingage. J'ai l'impression d'être ici depuis une éternité, mais je n'ai pas souvenir d'avoir embarqué où que ce soit.
Angélique se rapproche de lui, ses grands yeux bleus noyés d'angoisse, et lui murmure :
- Vous croyez qu'on a été enlevés ?
- Je ne vois pas qui voudrait m'enlever, ni pourquoi, rétorque Noah. Peut-être qu'en réalité, on est dans un coin d'une boîte obscure, en train de vivre le bad trip le plus vivide qu'on ait jamais eu.
- Ce n'est pas mon genre du tout, proteste Angélique en croisant les bras. Je ne sors pas en boîte de nuit. Et je ne pense pas que ceci (elle hausse la voix sur le démonstratif, qui semble résonner entre l'eau calme et la voûte céleste) soit un délire de quelque sorte que ce soit. C'est bien réel.
Pour étayer cette affirmation, elle donne un petit coup sur la rampe du plat de la main ; le son mat qui en résulte semble la satisfaire, et elle jette à Noah un regard victorieux.
- Très bien, soupire le jeune homme. Peut-être que c'est un nouveau concept de téléréalité, où ils enlèvent les candidats et les forcent à vivre ensemble sur un bateau.
Angélique semble dubitative. Ses yeux parcourent le ciel comme en quête de réponses, et elle soupire à nouveau.
- Quels sont vos derniers souvenirs avant d'arriver ici, Noah ?
- Rien de bien palpitant. J'étais seul, chez moi, dans ma salle de bains.
- Et moi, je lisais tranquillement dans mon lit. C'est incohérent, murmure-t-elle furieusement ; on devrait peut-être demander aux autres passagers ?
- Vous croyez qu'ils savent ce qu'on fait là ?
- On ne peut pas le savoir sans leur poser la question, réplique la jeune femme.
Elle fait un pas déterminé vers le pont, puis s'arrête ; ses épaules s'affaissent, et elle se tourne vers Noah d'un air mal assuré :
- Vous venez ?
Le jeune homme affecte une moue ennuyée, mais ne tarde pas à la suivre. Il ressemble à n'importe quel adolescent tardif : des cheveux noirs en bataille, une barbe naissante, l'air d'avoir grandi trop vite. Son pantalon est un peu court aux chevilles, et il porte un sweat trop large, dont les manches sont tirées jusqu'à ses paumes ; ses pouces dépassent pas un trou pratiqué dans le tissu, et dont les bords effilés suggèrent qu'il a été fait par Noah lui-même. Cette allure encore dégingandée et insouciante contraste avec la profondeur de son regard, sérieux mais teinté d'indifférence, et qui donne à ses iris d'un vert foncé une dureté presque minérale.
- Il y a des gens, là-bas, indique Angélique en s'arrêtant soudainement.
Elle désigne un petit groupe de silhouettes, un peu plus loin sur le pont. Une expression rassurée se peint sur ses traits tendus en identifiant une famille de deux adultes, un enfant et une personne âgée, tous vêtus de gilets de sauvetage ; sa démarche se raffermit et elle s'approche, Noah toujours dans son sillage.
- Excusez-moi, lance-t-elle hardiment. Est-ce que vous savez ce qu'on fait sur ce bateau et où nous allons ?
Ils se tournent vers elle dans un même mouvement, et l'homme lui adresse un sourire chaleureux :
- Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, vous êtes toute pâle. Nous regagnons les côtes.
- Quelles côtes ? demande Angélique, prise au dépourvu.
- Eh bien, les côtes de Bretagne, répond l'homme. La capitaine de ce navire a eu la gentillesse de nous secourir alors que notre bateau de location prenait l'eau.
Il tire sur un pan de son gilet de sauvetage pour le mettre en valeur.
- Et heureusement, d'ailleurs, ajoute ce qui doit être son épouse. Je crois qu'on a heurté un écueil ou quelque chose dans l'eau, la coque s'est fissurée. J'espère que le service de location ne nous demandera pas de rembourser intégralement le bateau quand même... Enfin, l'important, c'est que nous soyons sains et saufs.
- J'ai vu des feux d'artifice ! s'exclame le petit garçon avec ravissement.
- Oh, très bien, se contente de répondre Angélique en adressant à Noah un regard perplexe. C'est tout naturel de vous avoir porté secours, dans ce cas. Je vous souhaite une bonne journée.
Elle se hâte de s'éloigner, mais dissimule mal son expression tourmentée. Noah la suit toujours, les mains enfoncées dans les poches, et finit par l'interpeller :
- Alors c'est ça ? Nous sommes sur un bateau de secours ?
- Ou alors un bateau de plaisance, corrige Angélique. Mais ça n'explique en rien comment nous sommes arrivés ici. Ce qu'il faudrait, c'est trouver quelqu'un qui travaille ici, ou même le capitaine...
- Dans le restaurant, dit tout à coup Noah. On sera sûrs d'y trouver des employés, non ?
- Oui !
Les yeux de la jeune femme s'illuminent, et leur joie éclipse un instant les cernes qui les soulignent. Elle semble ravie de voir son compagnon d'infortune coopérer, et tape dans ses mains avec enthousiasme :
- Bonne idée, Noah ! Ce doit être de ce côté !
Ils marchent ensemble quelques instants, et longent une paroi percée de fenêtres toutes illuminées : leur lumière chaude, orangée, se reflète sur le bois vernis du pont.
La salle à manger est immense, à la fois luxueuse et chaleureuse. De grands lustres projettent leur éclat partout dans la salle, font luire l'argenterie et les verres soigneusement disposés sur les nappes immaculées. Dans un coin de la salle, quelques personnes âgées sont déjà assises et discutent à voix basse tout en mangeant ; leurs paroles étouffées, et les cliquettements de leurs couverts, créent un fond sonore rassurant, presque familier.
- Vous avez faim ? demande distraitement la jeune femme en s'orientant vers une table.
Un grommellement lui répond, qu'elle interprète comme un acquiescement. Dès qu'ils sont assis, un serveur apparaît et pose entre eux un plateau garni de viennoiseries, ainsi que deux tasses pleines. Angélique palpe les poches de son gilet par réflexe, à la recherche de son portefeuille, et son expression se décompose ; mais le serveur l'arrête aussitôt en lui présentant un sourire rassurant :
- Il n'y a rien à payer.
- Comment ça ?
Elle se recule légèrement sur sa chaise pour mieux voir le serveur. C'est un jeune homme, qui ne doit pas être beaucoup plus vieux que Noah ; ses cheveux blonds sont attachés pour dégager pleinement son visage poupin et ses yeux clairs. Il est vêtu d'une simple chemise blanche, réglementaire, et une petite étiquette qu'il porte en collier indique son prénom.
- Raphaël, déchiffre Angélique. Est-ce que c'est vraiment gratuit ?
- Vraiment, assure-t-il d'un air avenant. C'est compris dans le voyage.
La jeune femme adresse un regard furtif à Noah, puis redirige son regard vers le serveur et feint l'incertitude :
- Oh, très bien. Et d'ailleurs... Où allons-nous, déjà ?
- Eh bien, tout dépend de vous, répond Raphaël avec un regard pétillant. Vous êtes libres de descendre à chaque escale.
- Des escales ? l'interrompt presque Noah. Quand ça ?
Le serveur retrousse la manche de sa chemise pour regarder sa montre:
- La prochaine ne devrait pas tarder. Vous pourrez bien sûr y descendre, et même y rester si vous le souhaitez.Mais un voyage ne vaut vraiment le coup que si on va jusqu'au bout, n'est-ce pas ?
Il ne tarde pas à s'éclipser, non sans leur avoir souhaité un bon appétit. Angélique pioche immédiatement dans les croissants et commence à manger ; Noah la regarde en silence sans toucher à la nourriture.
- Vous devriez goûter, dit-elle d'un ton encourageant et presque maternel. Ça fait longtemps que je n'en ai pas mangé d'aussi bons. Ceux de l'hôpital étaient toujours fades.
- Ceux de l'hôpital? répète Noah en fronçant les sourcils.
- Oui, répond évasivement Angélique, puis, lui adressant un sourire : rien de grave, ne vous inquiétez pas.
Le jeune homme lui jette tout de même un regard dubitatif, mais ne pousse pas les choses plus loin. Il reste assis dans le fond de son siège, les mains dans les poches de son sweat, regardant passivement le groupe de personnes âgées se lever pour partir.
- C'est peut-être une croisière pour retraités, marmonne-t-il.
Angélique lui jette un regard réprobateur, mais ne dit rien. Une fois qu'elle a terminé, ils se lèvent tous deux et replongent dans l'obscurité du pont.
- On voit encore les étoiles, murmure la jeune femme. C'est fou ce qu'on les aperçoit clairement, loin de la pollution lumineuse. Je ne les ai jamais vues aussi brillantes.
Un frisson la parcourt soudain, quoiqu'il ne fasse ni froid ni vent, et elle s'entoure de ses bras d'une manière presque convulsive.
- Regardez, s'exclame alors Noah. Là-bas !
Elle se retourne. La vitesse du bateau est en train de décroître, et ils commencent à apercevoir une jetée ; elle s'élance sur la mer comme un immense bras de pierre, dont le corps serait dissimulé par la brume. Il y a quelque chose de fantomatique dans la vision soudaine de ce môle sorti du brouillard, et Noah comme Angélique se taisent alors que le bateau s'en approche, ralentit progressivement pour enfin s'arrêter. Une légère secousse indique qu'il s'est amarré.
- Est-ce qu'on descend ? demande Noah d'une voix mal assurée.
Il tire nerveusement sur ses manches pour recouvrir ses doigts, et fait quelques pas vers le pont principal. Deux marins sont en train de fixer une passerelle pour permettre le débarquement pendant que quelques passagers attendent patiemment derrière eux. Ils s'écartent finalement pour libérer l'accès ; les passagers traversent lentement, en file indienne, et commencent à remonter la jetée sous l'oeil sceptique d'Angélique:
- Regardez, Noah, murmure-t-elle. Aucun d'entre eux n'a de bagages.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
Aucune réponse ne peut venir éclaircir cette question. Angélique est visiblement mal à l'aise ; ses yeux scrutent la brume, comme espérant percer ce qu'elle recèle.
- Je ne pense pas que c'est ici que nous descendons, dit-elle finalement.
- Comment le savez-vous ? réplique aussitôt Noah. On ne sait pas où nous sommes.
Le pont s'est vidé, et ils sont à présent seuls devant la passerelle ; les marins se sont éloignés et discutent un peu plus loin, accoudés au bastingage.
- Je le sens, répond simplement la jeune femme. Cet endroit ne m'inspire pas confiance.
- Mais le prochain port sera peut-être pire ! On ferait mieux de descendre avant d'aller trop loin !
- Mais le serveur a dit...
- C'est un serveur ! s'exaspère le jeune homme. Forcément qu'il veut qu'on reste sur son bateau, ça fait tourner ses affaires !
- Alors pourquoi tout est gratuit ? réplique Angélique, implacable.
Noah s'apprête à répliquer avec plus de virulence, mais un son sourd et prolongé, venu des tréfonds du navire, le coupe dans son élan. Les marins se rapprochent, et l'un d'eux leur fait un geste :
- Eh, vous deux, vous comptez descendre ? On redémarre, il faut enlever la passerelle.
- S'il vous plaît, demande Angélique en se tournant vers Noah, implorant presque. Faites-moi confiance.
Les yeux verts du jeune homme font la navette entre elle et la jetée, et l'homme d'équipage s'impatiente :
- Alors, qu'est-ce que vous faites ?
- Viens, Gaby, le hèle son collègue. C'est trop tard, le bateau va repartir.
Ledit Gaby adresse à Angélique un haussement d'épaules impuissant.
- Vous pourrez toujours descendre à la prochaine escale, dit-il en rejoignant le deuxième marin. Ce sera la dernière avant d'arriver à bon port.
Ils disparaissent aussitôt la passerelle retirée ; Noah et Angélique se retrouvent à nouveau seuls. Ils voient la jetée rétrécir alors que le bateau prend de la vitesse, puis se fondre dans le brouillard : de nouveau, l'océan les entoure de toutes parts.
- Ecoutez, tente la jeune femme pour briser la glace. Nous descendrons à la prochaine escale, d'accord ?
Noah hoche la tête d'un air résigné :
- C'est bon, je ne vous en veux pas.
- Je n'ai pas envie d'être un fardeau pour vous, insiste Angélique.
- Vous n'avez rien d'un fardeau.
- Vraiment, murmure-t-elle à mi-voix, son regard soudainement plus lointain.
Le jeune homme soupire, passe une main lasse sur son visage ; redressant la tête, il entreprend de faire quelques pas sur le pont désert.
- Ecoutez, nous sommes tous les deux embarqués dans la même galère, déclare-t-il en agitant vaguement les mains. Nous ne savons pas où nous sommes, ni où nous allons, ni même ce qu'on fait ici. Le mieux qu'on puisse faire, c'est de rester ensemble.
Un instant de silence vient ponctuer ses mots, puis un sourire naît sur le visage d'Angélique. Ce n'est plus le sourire de politesse, de convenance qu'elle arborait depuis le début de leurs errances sur le bateau. Ce n'est pas non plus le sourire idéal éclatant de blancheur -sa bouche semble trop grande pour son visage aux joues creusées. Mais ce sourire-là est rayonnant, et, juste un instant, il semble rendre à la jeune femme la beauté qu'elle devait avoir autrefois, l'insouciance qui devait être sienne avant d'être malade. Noah lui répond par un autre sourire, plus discret mais non moins sincère.
- Nous devrions continuer nos recherches, dit finalement la jeune femme. Et si nous allions voir du côté des cabines ?
Ils poursuivent leur découverte du bateau, mais ne trouvent rien de probant ; ni dans les longs couloirs où se succèdent les portes fermées des cabines, ni à l'entrepont, ni sur les espaces de plaisance qu'ils trouvent de l'autre côté du pont. Il fait à peine plus clair qu'au moment de leur rencontre, et les étoiles sont encore bien visibles, suivant lentement leur ballet céleste, laissant peu à peu leur place à l'aurore encore timide.
Noah et Angélique se sont assis, l'un face à l'autre, sur des transats en bois alignés d'un côté du pont, ne sachant que faire sinon d'attendre la dernière escale.
- Peut-être qu'en débarquant, je trouverai un téléphone, songe tout haut Angélique. Je pourrais appeler ma famille et leur dire que je vais bien.
Noah lui jette un regard étrange, qui l'intrigue :
- Pas vous ?
- Non, répond l'adolescent d'une voix à peine audible.
- Vos amis, alors ?
- Non plus.
Il se détourne légèrement, et Angélique comprend que la conversation doit s'arrêter là. Un silence inconfortable s'installe, mais il est vite rompu par un bruit de pas, lointain d'abord, puis qui s'amplifie. Un homme passe devant eux, seul ; Angélique lui jette un regard désintéressé. Il est grand, sûrement dans sa trentaine, porte des vêtements classiques de ville. Mais alors qu'il la dépasse, les yeux de la jeune femme s'agrandissent démesurément : dans le dos de sa chemise claire, deux taches sombres viennent contraster avec le tissu immaculé, deux larges cercles irréguliers qui n'ont rien de naturel.
-Excusez-moi ? s'exclame-t-elle en se levant à demi, la voix plus aiguë qu'à l'accoutumée. Vous allez bien ?
L'homme se retourne vers elle d'un air surpris, comme s'il ne l'avait remarquée en passant. Il hausse les sourcils, puis répond sans ciller, sans comprendre le sens de la question :
- Tout va bien, je vous remercie.
Il ne s'attarde pas, sûrement un peu déconcerté par cette approche ; et lorsqu'il se détourne, les taches apparaissent avec d'autant plus de netteté. Noah et Angélique le regardent s'éloigner, et aussitôt qu'il est hors de vue, la jeune femme se penche vers son compagnon pour murmurer :
- Est-ce que c'était... du sang ?
- Il n'avait pas l'air d'avoir mal, répond Noah en fronçant les sourcils.
Ils échangent un long regard perplexe, puis remarquent de l'agitation sur le pont ; des passagers apparaissent et se rangent, s'apprêtent à débarquer. Au loin, perceptible dans la luminosité encore faible, on aperçoit le rayon puissant d'un phare. Noah et Angélique bondissent de leurs sièges pour les rejoindre, les yeux rivés sur la lueur mouvante.
Le port qu'ils abordent semble beaucoup plus encourageant que la jetée précédente. C'est une espèce de petit village paisible et pittoresque, qui se dresse à quelques mètres à peine de l'eau et qu'un large ponton permet aux passagers de rejoindre.
Il y a quelque chose de surréaliste dans la vision de ce lieu sorti de nulle part. Les fenêtres des bâtiments sont toutes illuminées, tandis que des lampadaires placés à intervalles réguliers diffusent autour d'eux un halo chaleureux ; des guirlandes sont suspendues au-dessus des rues étroites et pavées, dont les petites ampoules sont autant de soleils miniatures. Le village semble être un joyau de lumière dans l'obscurité du crépuscule.
La sérénité qui en émane ne tarde pas à attirer Noah et Angélique, qui ne s'interrogent pas avant de franchir la passerelle que les deux marins ("Gaby" et son ami) ont replacée. C'est à peine s'ils entendent le son de leurs pas sur le ponton de bois, tant la petite cité les attire et les fascine ; ils sont comme deux papillons de nuit, ivres au contact de tout cet éclat, de toute cette brillance. Les maisons qu'ils croisent sont colorées, leurs façades anciennes rehaussées de bleu, de jaune, de rose, de couleurs pastel qui donnent aux allées des allures de vacances. Sur une place, un petit carrousel tourne lentement au son d'une musique enjouée, rayonnant de tous ses feux alors que les chevaux de bois, décorés et vernis, passent inlassablement. Les lumières multicolores dansent devant leurs yeux quelques instants, et chaque fois qu'ils se retournent pour découvrir un nouveau pan de la cité, celui-ci est plus agréable encore. Tout est baigné dans une atmosphère féérique où semblent se mêler la joie enfantine de l'approche de Noël et l'allégresse des vacances estivales.
Noah et Angélique ont traversé le village comme dans un rêve, et sont finalement revenus au ponton. Leur navire y est toujours amarré, immense et sombre, à peine visible contre l'eau noire et le ciel obscur.
- Que fait-on ? demande Noah à voix basse.
- Ce village est magnifique, répond Angélique en jetant un regard en arrière. On pourrait peut-être s'y installer. C'est la dernière escale...
-Je ne pense pas qu'on le regrettera.
Un toussotement les fait sursauter, et ils cherchent un instant la source de ce bruit : une ombre s'anime, et ils découvrent un vieil homme en train de pêcher, assis sur les planches de bois. Il a une barbe grisonnante, porte une casquette usée ainsi que des vêtements amples et défraîchis ; il tient le manche d'une canne à pêche entre ses doigts calleux, et un panier d'osier est posé à côté de lui. Le pêcheur lève vers eux des yeux vifs et bienveillants :
- Vous ne regretterez pas de vous installer ici, assure-t-il d'une voix profonde. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin. Les habitants sont accueillants, la ville est toujours aussi radieuse et vous ne manquerez de rien.
- Est-ce que ce n'est pas... Trop parfait ? hésite Angélique.
Le regard du vieil homme se teinte de malice, mais il choisit de ne pas répondre :
- Mais les regrets se portent vers ce qui aurait pu arriver, dit-il lentement. Si vous restez ici, vous vous demanderez toujours quelle était la destination de ce navire.
- Est-ce que vous le savez ? demande Noah.
- Bien sûr. Pas vous ?
Le jeune homme lance un regard interrogatif à Angélique, mais ne reçoit en retour qu'un air déconcerté ; au moment où ils se tournent vers le vieillard pour l'interroger, quelque chose semble mordre à sa ligne, et il se hâte de tirer sur sa canne à pêche. L'objet sort de l'eau au milieu des éclaboussures, mais Noah et Angélique ne l'identifient que lorsque le pêcheur s'en saisit ; c'est un ours en peluche détrempé. L'homme soupire, puis le dépose dans son panier et relance sa ligne.
- Vous pêchez souvent des nounours ? demande Noah, cachant sa surprise derrière le ton maussade qu'il arborait au moment où Angélique l'a rencontré.
- Ça dépend, répond tranquillement l'homme. Tout le monde jette ce qu'il veut, dans ce fleuve.
- C'est un fleuve ? s'exclame Angélique en se retournant vers l'immense étendue d'eau. Je croyais que c'était la mer ! Les gens qu'on a croisés nous disaient...
Elle s'interrompt, confuse, et le silence revient. Noah s'approche du pêcheur pour observer le contenu du panier :
- Il n'y a que des objets, remarque-t-il stupéfait.
Il en sort tour à tour un bouquet de fleurs fanées, un petit carnet de cuir, un collier de perles ; ses sourcils se froncent alors que l'homme déclare :
- Ce ne sont pas des objets, ce sont des souvenirs.
- Comment ça ? réagit aussitôt Angélique.
- Quand les gens prennent ce navire, répond-il paisiblement en désignant le bateau toujours amarré, ils peuvent choisir de se débarrasser de certains souvenirs qui leur pèsent. Alors ils les jettent à l'eau, et parfois, ils dérivent jusqu'à moi.
- Ils oublient certaines choses, le presse la jeune femme soudain agitée, comme la manière dont ils sont arrivés ici ?
- Très souvent, oui.
Elle devine son sourire sous sa barbe broussailleuse alors que le vieil homme reprend, lentement, avec un éclat particulier dans le regard.
- Vous y êtes presque, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas regarder dans la boîte si vos souvenirs n'y sont pas ?
Le visage d'Angélique pâlit encore, si possible, et elle jette un regard furtif vers le panier. Elle s'y dirige lentement, s'agenouille pour commencer à remuer un peu tous les objets ; elle pousse de côté une toupie, un mouchoir brodé, et sa main se referme sur quelque chose. Le pêcheur a détourné les yeux, de nouveau concentré sur sa ligne ; Noah, lui, se penche curieusement par-dessus l'épaule de la jeune femme dans l'espoir d'apercevoir quelque chose, mais sans succès. Angélique ne bouge plus, et il ne distingue pas son visage. Une note puissante, grave et continue, s'élève alors du navire, signalant qu'il s'apprête à reprendre sa route.
- Venez, Noah, dit finalement Angélique en se relevant.
Sa voix est soigneusement contrôlée, mais son altération est tout de même perceptible. Noah tire nerveusement sur ses manches en se retournant vers la cité toujours aussi flamboyante :
- On ne reste pas ici, alors ? demande-t-il d'une voix mal assurée. Vous voulez vraiment repartir ?
- Un voyage ne vaut vraiment le coup que si on va jusqu'au bout, n'est-ce pas ? répond-elle doucement, reprenant les mots que le serveur leur avait adressés plus tôt.
- Alors vous savez où est-ce qu'on va ? s'impatiente le jeune homme. Qu'est-ce qui peut être mieux qu'ici ?
Il se tourne vers le pêcheur, en désespoir de cause, mais celui-ci se contente de lui adresser un hochement de tête avant de sortir de l'eau ce qui ressemble à une montre à gousset. Angélique remonte le ponton d'un pas rapide vers le navire, et Noah, après avoir marmonné un juron entre ses dents, se hâte de la suivre.
- C'était moins une, commente Gaby en retirant la passerelle derrière lui.
Noah ne l'écoute pas, reste debout face au bastingage alors que le navire s'ébranle et repart lentement ; la cité resplendissante de lumière et de joie se fond peu à peu dans la nuit, réduite à un halo lointain et vague puis au néant. Il lève les yeux vers le ciel, se trouve un instant déstabilisé devant les milliers d'étoiles qui le parsèment, étonnamment nombreuses et brillantes ; lorsqu'il se tourne vers la proue, il remarque que la ligne d'horizon s'est un peu élargie, et que le matin commence enfin à poindre. Le ciel au-dessus de sa tête est encore sombre, mais les clartés du jour s'imposent lentement au-dessus des vagues, et créent dans le lointain tout un dégradé de couleurs pâles. Il se détourne enfin pour apercevoir Angélique à quelques pas de lui, visiblement perdue dans ses pensées, ses doigts toujours refermés autour de l'objet qu'elle a récupéré.
- Alors, lance Noah pour attirer son attention, vous avez une idée de notre destination ?
- Pas vraiment, murmure Angélique.
- Et vous savez comment on est arrivés ici ? Vous l'avez retrouvé, ce souvenir ?
Lorsqu'elle se tourne vers lui, ses yeux bleus sont étincelants -probablement humides. Sans un mot, elle lève sa main, paume vers le haut ; ses doigts s'écartent, lentement et délicatement, comme s'ouvriraient les pétales d'une fleur, pour révéler un petit bout de papier blanc et froissé, sur lequel quelques inscriptions apparaissent encore nettement.
- C'est mon bracelet d'hôpital, déclare Angélique dont les intonations vacillent. Noah, je vous ai un peu menti tout à l'heure, ou peut-être que je l'avais oublié, mais j'étais malade...
Elle baisse les yeux sur sa petite étiquette, puis referme à nouveau sur elle ses doigts pâles et décharnés.
- Gravement malade. Je ne devais pas m'en sortir.
Ses lèvres tremblent, et elle poursuit avec peine devant Noah interdit :
- Vous vous souvenez, quand je vous ai dit que la dernière chose dont je me souvenais était que je lisais dans ma chambre ? C'était ma chambre d'hôpital. Je crois que je me suis endormie... Et que je ne me réveillerai pas.
Sa voix se brise sur le dernier mot, et elle baisse la tête, serrant étroitement contre sa paume le petit bout de papier. Noah est immobile, le regard fixé sur un point inexistant, les lèvres entrouvertes. Finalement, il articule :
- Vous croyez qu'on est morts ? C'est ça ?
- Réfléchissez, tout fait sens à présent, insiste la jeune femme.
- Et moi ? interroge-t-il, la dérision dans sa voix peu à peu remplacée par de la fébrilité. Dans ce cas-là, je suis mort, moi aussi ? C'est insensé ! J'étais chez moi, j'étais en bonne santé !
Angélique secoue lentement la tête, sa pâleur accentuée par la lumière de l'aube à laquelle elle fait face :
- Nous sommes tous morts sur ce bateau, Noah.
- Je ne suis pas mort !
- Alors comment êtes-vous arrivé ici ? Quels sont précisément vos derniers souvenirs ?
- Je vous l'ai dit, s'emporte Noah, j'étais chez moi, dans ma salle de bains !
La jeune femme laisse échapper un léger soupir et le couve d'un regard doux, presque tendre.
- Alors parlez-moi un peu de vous, dit-elle gentiment. De votre famille et de vos amis.
- Non.
- Pourquoi ?
- Parce que je n'ai personne, dit-il d'une voix étouffée.
- Est-ce que vous aviez des projets ? demande-t-elle en s'approchant pour se tenir à côté de lui.
- Non.
Noah baisse la tête, se détourne légèrement. Les doigts d'Angélique effleurent le tissu de sa manche et suivent la courbe de son bras avant de se refermer autour de son poignet ; le jeune homme n'oppose aucune résistance lorsqu'elle prend sa main pour la lever légèrement vers elle. Ses yeux clairs détaillent un instant ses longs doigts aux ongles rongés, inertes hors de ses manches trop longues -sauf le pouce, dépassant toujours d'un trou dans le textile. Lentement, délicatement, elle tire sur le tissu pour l'en dégager, puis, dans un léger froissement, fait remonter la manche le long du bras jusqu'au coude.
Noah pose à peine les yeux sur sa peau avant de les détourner. Une profonde entaille ouvre son poignet, nette, propre ; le sang a coagulé tout autour. Angélique ne fait pas de commentaire en tirant de nouveau sur la manche pour couvrir la plaie, mais elle garde sa main dans la sienne.
- Vous l'avez dit tout à l'heure, dit-elle finalement, les yeux rivés sur l'horizon toujours plus clair. Nous sommes ensemble.
Noah relève la tête vers elle, puis suit son regard. L'aube grise et bleue s'est dissipée, et le ciel est à présent bariolé de rose et d'orangé.
- C'est un voyage dont on ne revient pas, reprend Angélique. Mais, entre vous et moi, je doute qu'on veuille revenir un jour.
Elle sourit sans détacher ses yeux du lointain. Les nappes de brouillard se dissipent, et le soleil point enfin à l'horizon ; il fait danser des étincelles dorées sur les vagues et baigne leurs visages dans une lumière chaude.
- Nous sommes arrivés.
Noah ne répond pas, mais presse sa main un peu plus fort dans la sienne.
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