Je tapote le comptoir avec le bout de mon crayon, plongée dans mes réflexions intérieures. Mon regard se porte sur le groupe de clients endeuillés dans la boutique. Difficile de ne pas remarquer leurs vêtements sombres et les mouchoirs tapotant leurs yeux. Il m'est facile de discerner les types de clients et ce groupe appartiennent à la classe des enterrements. C'est triste à dire, mais les enterrements permettent de payer une partie des factures. Mon frère paie l'autre moitié, ce qui nous aide à tenir le coup. Je ne suis pas une imbécile, j'avais conscience que le lancement d'un commerce demanderait beaucoup d'investissement et de sacrifices, mais pas à ce point.

Les fleurs ont toujours eu de l'importance à mes yeux. Une passion que je cultive depuis mon enfance et qui ne s'est jamais envolée. Je ne compte plus le nombre d'heures passées dans le jardin de ma grand-mère à contempler les roses et les cueillir pour confectionner des bouquets. Leurs odeurs étaient uniques et envoûtantes. Après sa mort, ce parfum s'est envolé ainsi que les bons moments passés avec grand-mère. Malgré mes efforts, je ne suis jamais parvenue à retrouver la même senteur.

— Nous aimerions une composition aux couleurs claires et harmonieuses.

Je sors de mes pensées au son d'une voix féminine. Une femme aux cheveux blonds relevés en une queue de cheval m'observe avec un air supérieur. Le manque de politesse ne m'échappe, mais en tant que bonne vendeuse, je me contente d'un faux sourire. Je prends soin de lui présenter les plus belles fleurs de la saison en prenant compte des demandes. Une fois la commande enregistrée, les clients quittent la boutique sans un mot de plus. Une fois seule, je passe une main sur mon visage puis lance ma playlist pour alléger la lourdeur générale. Je suis habituée au silence, mais j'ai parfois besoin d'un bruit de fond pour travailler.

Je me balade dans la boutique à la recherche d'une activité. Les fleurs sont disposées sur leurs étagères respectives bien mises en avant, les bouquets plus beaux que jamais ainsi que mes réalisations personnelles. Les clients apprécient avoir de jolies décorations avec des thématiques alors je veille à sortir mes collections au bon moment. L'automne est en avant avec les petits bocaux aux teintes orangées et rouges. C'est la partie de mon travail que je préfère. Je me penche sur ma dernière création qui n'a pas encore trouvé preneur. Il m'arrive de douter de mon propre commerce, mais Lowell veille toujours à me remettre d'aplomb. Être fleuriste n'est pas facile, mais je m'accroche.

Perdue dans la contemplation de mes plantes, je n'entends pas la porte de la boutique s'ouvre une nouvelle fois. Je sursaute lorsqu'une main serre mon épaule, ce qui m'arrache un cri. Je me retourne pour faire face à Emma. Comme toujours, celle-ci ne peut s'empêcher d'éclater de rire en voyant mon air choqué. Je me force à sourire pour ne pas vexer ma plus ancienne amie. Nous nous connaissons depuis le lycée et nos routes se sont retrouvées par un grand hasard. Nos voies professionnelles opposées n'ont pas empêché Emma de ne plus me lâcher. Mon amie est née dans une bonne famille où l'argent n'est pas un problème. Elle est entrée dans une super école pour étudier la littérature et devenir professeur. De mon côté, j'ai enchaîné les petits boulots pour payer ma formation de fleuriste.

— Je voulais te faire une petite visite surprise.

Emma représente à elle seule le cliché de la femme riche prétentieuse. Elle se montre toujours avec des vêtements coûteux et de luxueuses voitures. Je me suis souvent demandée la raison pour laquelle une fille comme elle s'est intéressée à moi. Nous n'avions rien en commun et c'est encore le cas. Au fil du temps, la vérité s'est révélée. Emma ne supporte pas de vivre dans l'ombre des autres et je ne représente aucune menace. Je suis plutôt simple et personne ne me remarque en premier. La victime parfaite pour devenir l'amie d'Emma.

— Comment vont les affaires ?

— Au ralenti.

Emma passe un doigt sur les pétales d'une rose blanche.

— Est-ce que tu veux que je t'aide pour les charges du mois ?

— C'est gentil, mais je peux me débrouiller.

Ce n'est pas la première fois qu'elle fait une telle proposition, mais je la connais pour savoir que ce n'est pas de la gentillesse. Emma n'hésiterait pas une seconde à clamer sur les réseaux sociaux son aide à une boutique dans le besoin. Elle ne pense pas au bien-être des autres, mais uniquement au sien. J'ai passé une partie de ma vie à me débrouiller pour survivre, ce n'est pas aujourd'hui que cela changera.

— Je te le propose par gentillesse, Daphné.

— J'en ai conscience, mais je t'assure que je peux m'en sortir. J'ai des économies et les ventes ont été correctes.

Emma ne remarque pas mon mensonge, elle se contente de hausser les épaules et sourire. La rouquine parcourt du regard les compositions florales avec un certain jugement. Je m'abstiens de tout commentaire malgré mon agacement.

— Et si tu me disais la véritable raison de ta présence ?

— Tu as raison.

Emma détourne son attention de la décoration pour se rapproche du comptoir, un sourire malicieux au coin des lèvres. Je fais mine de vérifier mon carnet de commandes pour échapper à cette conversation.

— Que dis-tu d'une escapade nocturne ?

— Emma...

— Laisse-moi finir ! J'ai une invitation pour l'inauguration d'un nouveau club en ville et je peux inviter la personne de mon choix alors tu n'as pas le droit de refuser.

Je me mords la lèvre, nerveuse. J'apprécie les sorties entre filles pour prendre l'air et profiter d'un moment loin du travail et des problèmes du quotidien, mais mon esprit est trop embrouillé pour que je puisse vraiment profiter du moment. Emma voit l'hésitation dans mes yeux et s'empresse d'attraper ma main.

— Je t'en prie, Daphné ! La boîte est super branchée, on aura un espace privé pour éviter les tocards. On sait toutes les deux que tu as besoin de te vider la tête alors ne laisse pas passer cette chance.

La jolie rousse me lance un regard implorant pour me convaincre. J'avais prévu de passer une soirée dans mon appartement à regarder la télé, mais Emma ne me lâche pas des yeux. Est-ce vraiment sage de suivre mon amie pour une sortie nocturne ? Je fais attention à mon budget et j'ai la crainte que ce bar coûte bien plus cher que prévu. Mon amie semble lire dans mes pensées et penche la tête sur le côté.

— Les boissons sont gratuites pour le lancement, ne t'inquiète de rien.

— Tu me connais un peu trop.

Emma tire la langue telle une enfant.

— Alors ? Tu acceptes ?

— Uniquement si je ne rentre pas trop tard.

La rouquine saute de joie en poussant un cri de victoire.

— Je passe te chercher à 21h.

— Je serais prête.

Emma dépose un baiser sur ma joue puis quitte la boutique à mon grand soulagement. Il m'arrive d'éprouver une intense fatigue. Les interactions sociales peuvent être épuisantes, j'ai besoin d'une parenthèse pour recharger mes batteries. Lowell ne m'en voudra pas de sortir bien au contraire. En ce moment, il vagabonde de droite à gauche et passe peu de temps dans l'appartement. Je le soupçonne de sortir avec quelqu'un, mais pas suffisamment sérieux pour me le présenter.

♕

Plantée devant le miroir du salon, j'observe mon reflet. Mon maquillage sombre met en valeur mes pupilles chocolat tout en s'adaptant à ma tenue. Une longue jupe noire accompagnée d'un top à bretelles de la même couleur ainsi qu'un gilet en laine blanc. Je n'oublie pas ma fidèle paire de Dr Martens. C'est à la fois simple et confortable. J'ai fait l'effort d'onduler mes cheveux, ce n'est pas parfait, mais convenable.

Je prends mon sac ainsi que mon portable puis sors de l'appartement pour rejoindre Emma. Elle m'attends en bas de la rue, la musique à fond. J'ai envoyé un message à mon frère pour le prévenir. Je marche dans la rue humide puis monte dans la voiture de mon amie. L'odeur d'alcool tourbillonne autour d'elle, ce qui me pousse à grimacer.

— Tu as bu combien de verres ?

— Juste deux.

Emma ne semble pas ivre, mais elle est très douée pour le camoufler. Au lycée, elle ramenait de l'alcool dans des bouteilles d'eau et personne ne le remarquait. Je lance un regard à sa jolie robe à paillettes couleur lavande. Ses cheveux roux sont rassemblés en deux chignons hauts, ce qui lui divinement bien. Elle a le mérite de ne pas craindre le regard des autres.

Je ne suis pas surprise de constater que le nouveau club déborde de haute technologie et d'un aspect moderne luxueux. L'étage est réservé aux clients les plus riches, c'est tout naturellement que mon amie me guide dans cette direction. La démarche d'Emma est confiante dans le long couloir parsemé de néons colorés. Elle ouvre la porte menant à une pièce équipée d'un large canapé en cuir noir et d'une vitre donnant une vue sur l'ensemble de la salle en contrebas. Emma ouvre le mini frigo pour prendre une bouteille de vodka et se servir un verre.

— Ose me dire que cet endroit n'est pas génial !

Je ne réponds pas, mal à l'aise. Nous sommes peut-être dans un coin privé cependant j'éprouve un certain inconfort. Je lance un regard à la piste de danse sur laquelle un grand nombre de personnes s'éclatant comme jamais. Pourquoi ne suis-je pas heureuse moi aussi ? Je devrais être en train de m'amuser. Je me laisse tomber sur la banquette, le regard dans le vide.

— Tu veux un verre ?

Emma me tend un verre de vodka que j'accepte volontiers. Je ne veux pas boire au point d'oublier mon propre nom, mais cela me donnera un peu de courage. Il est mauvais de ne songer qu'aux problèmes du quotidien. Cette soirée est une parenthèse bien méritée.

— Je vais aller prendre un peur l'air.

— Déjà ?

Je hoche la tête.

— Je reviens.

Je n'attends pas l'autorisation d'Emma pour quitter la salle privée. La musique me vrille les tympans, mais je me contente de descendre les escaliers le plus vite possible. Il ne me faut que quelques secondes pour me mêler à la foule. Perdue dans mes pensées, je percute une fille aux cheveux blonds. Un frisson d'effroi m'enveloppe lorsque je reconnais le visage face à moi. Il s'agit de la princesse Olivia.

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28.11.2024