Chapitre 1: Karim
Un paysage délabré, une ville à l'abandon depuis longtemps, très longtemps... sur une route fissurée de toute part et baignée dans la poussière, notre groupe progresse difficilement vers le cœur de ce gigantesque vestige, sous un soleil accablant. Nous peinons, sentons une fatigue toujours plus pesante nous écraser et prendre possession de notre corps. Les gratte-ciel, s'élevant par centaines comme une étrange forêt, surplombent notre petite famille, ce groupe d'à peine vingt personnes, de toute leur hauteur et de tout leur poids. Devant notre état désespéré, ils sembleraient presque se moquer de nous, avec leur monstruosité tranquille.
Nous formons le clan des dragons, une société nomade, toujours plus restreinte, tenant bon malgré tout.
Nous sommes pour ainsi dire l'un de ces groupes de survivants, ces êtres humains luttant contre la loi de la nature et continuant à peupler la Terre coûte que coûte, pour le meilleur et pour le pire. Car il en existe encore d'autres, bien qu'en croiser se fait de plus en plus rare étant donné leur nombre et la taille de ce monde, que je ne connaîtrai jamais dans son intégralité. Et si nous étions trop, tout serai beaucoup plus compliqué. C'est pourquoi nous restons une vingtaine, sans nous mélanger avec d'autres clans.
Nous marchons depuis longtemps sans avoir eu de réelle pause: peut-être une semaine, peut-être même plus, je ne compte plus vraiment. Dormir dans des tentes rapiécées tous les soirs est devenu notre quotidien. Mais aujourd'hui, nous devons impérativement trouver un lieu où nous réfugier, un nouveau chez-soi, où nous pourrons vivre, soigner nos blessés, nous reposer, et peut-être même trouver quelques boites de conserves ou des pots de miel. Ces aliments ne se périment pas et datent de l'ancien temps: ils constituent une partie de notre alimentation... comme si les personnes qui habitaient là jadis étaient parties dans la précipitation, et que nous repassions derrières elles pour récupérer les miettes. C'est une existence où penser au jour le jour est devenu une nécessité, mais j'ai du mal à être optimiste quant au temps que nous pourrions encore tenir ainsi. Ni le passé, trop douloureux, ni le futur, trop incertain, n'existent plus désormais. Sommes nous seulement encore des êtres humains? Il m'arrive de me poser la question, mais les seules réponses que je puisse trouver restent enfoncées dans mon esprit, elles y restent désespérément en suspens, rien d'autre que la pensée de la survie ne peut occuper mon cerveau.
En tous cas, un petit séjour à l'abri d'un toit et de quatre murs sera le bienvenu, après plusieurs jours passés dans nos tentes. Rien qu'un petit séjour, hélas: car les pauses ne sont jamais bien longues, un jour ou l'autre il faut repartir, reprendre la route, ne surtout pas s'attarder trop longtemps dans un refuge, rien n'est moins sûr. Dans ces villes aujourd'hui délabrées, avec la présence d'êtres humains, les rats, les vautours, et autres animaux encore existant, pullulent et sont comme attirés par cette chair si rare, comme si elle devrait avoir disparu de la surface de cette planète depuis longtemps déjà. Et puis les immeubles en ruine dans lesquels nous trouvons un habitat à peu près conforme finissent toujours par s'écrouler, croulant sous le poids des années et des conditions climatiques toujours changeantes. Parfois, nous avons même du mal à nous représenter comment ces constructions ont bien pu être réalisées. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus rien créer faute de matériaux ou de temps, nous sommes chaque jour un peu plus dépendants de ces anciennes ressources.
Nous marchons ensemble, et il suffit d'un seul coup d'œil pour comprendre la solidarité qui nous lie. Des hommes, des femmes, la plupart ayant entre vingt et trente ans, même si tous les âges sont représentés. À notre tête, une des jeunes femmes se situant dans cette tranche d'âge guide la compagnie vers sa prochaine destination: c'est Serena.
Elle avance inexorablement à la tête du groupe, et je suis fier de l'avoir comme amie depuis longtemps, je la considère même comme ma sœur: nous avons grandi ensemble. Elle est de taille moyenne, ses yeux perçants soulignés par quelques taches de rousseur sont aussi noirs et brillants que sa détermination apparente, et ses longs cheveux roux sont assemblés en une natte qui lui retombe élégamment dans le dos. Son autorité en temps que future chef du clan ne fait déjà aucun doutes, et bientôt, notre survie à tous pèsera sans doutes sur ses épaules. Il m'arrive souvent de me sentir inférieur à elle, elle me domine par toutes ses qualités. Mais je ne laisserai jamais ce sentiment honteux gâcher notre amitié. Elle est accompagnée dans son rôle difficile par les anciens, ils ont beaucoup plus d'expérience et doivent montrer aux plus jeunes sur quoi repose leur survie.
Ceux qui semblent les plus proches de Serena la suivent de près, ils sont deux: un homme et une femme d'une soixantaine d'années. Adélaïde est une enfant du désert, comme on dit, elle a été trouvée au milieu de nulle part, sa mère, son père, morts ou ayant préféré l'abandonner, n'ont pas été retrouvés. Elle a pourtant su résister et est encore là, aujourd'hui. Elle est accompagnée par Léonardo, qui était déjà dans le clan quand elle est arrivée, c'est à dire il y a une soixantaine d'années. Pendant longtemps, ils ont été comme des parents pour Serena et moi, qui n'avons pas connu les nôtres: c'est avec leur bienveillance que j'ai grandi, et je leur en serai toujours reconnaissant. Ils ont tous les deux un grand sourire et un air peint sur le visage: le couple arrive à avancer encore et encore malgré son âge avancé... il y a des personnes encore plus âgées au parmi nous: seul le courage et le soutien des autres membres du groupe leur permettent de survivre là ou leur corps ne répondent plus. Certains sont portés par des jeunes, c'est aussi le cas des femmes enceintes même si il y en a très peu, de moins en moins, et également les enfants les plus jeunes: derrière Serena et ses deux mentors, je porte sur mes épaules un petit garçon, Alexis: ses grands yeux noisette et ses fossettes lui donnent un air innocent, il a des cheveux bruns, en bataille. Je l'aide volontiers, même si il n'en a pas vraiment besoin: il est irrésistible, et puis, une grande amitié nous lie également.
Bientôt, notre troupe s'arrête au pied d'un des grands immeubles nous surplombant: après une petite exploration des lieux, Serena l'a jugé apte à nous accueillir, c'est vraisemblablement le plus sécurisé, celui où nous allons pouvoir passer quelques jours. Alors, tous, petits et grands, avec nos chargements écrasants, entrons pas à pas. L'habitation est grande et tout le monde pourra y trouver son compte. C'est ce moment que choisit Alexis, après ce voyage pénible, pour sauter de mes épaules et atterrir sur le sol avec une souplesse étonnante:
«Merci Karim, j'étais épuisé!»
À vrai dire, j'ai du mal à le croire: il est excité comme une puce lorsqu'il va rejoindre les autres enfants. Mais aucune importance: je lui rend son sourire, et lui dit que vraiment, il n'y a pas de quoi.
Puis je me retourne et commence à ranger les précieuses provisions. Serena s'y met aussi, déballant son énorme sac et entreposant des boites au contenu douteux qui nous servent de nourriture devant elle, avant de me faire une remarque:
«Tu sais... tu ne devrai pas obéir à tous les caprices d'Alexis. Il est assez grand pour marcher tout seul maintenant, comment il fera quand il grandira?
– J'ai accepté pour cette fois...mais la prochaine fois il n'aura qu'à te demander à toi!»
Serena esquisse un sourire: la dernière fois qu'Alexis a jugé bon de tester sa clémence, elle lui a possiblement donné une leçon que le petit garçon n'est pas près d'oublier... mais elle l'aime, au fond, je le sais. Je connais si bien Serena que je pourrai deviner la moindre de ses réaction, si imprévisible soit-elle. Comme si nos esprits étaient complémentaires, bien que nous soyons totalement différents à tous point de vue.
Un peu plus tard, je vois Alexis jouer avec sa vieille locomotive rouge. Je ne sais pas où il a bien pu dégoter ce curieux objet, toujours est-il qu'il le garde précieusement, tel un trésor. Je me lève et déclare:
«Je vais faire un peu d'exercice.
Serena paraît interloquée, même si elle n'est pas étonnée de mon attitude, au fond.
– Attends, on vient de marcher pendant des jours et des jours, et tu veux encore faire du sport?
– Tu sais bien qu'on en a toujours besoin... tu veux venir avec moi?
– Ne t'en déplaise, tu vas devoir te débrouiller tout seul avec ton histoire de sport! J'ai d'autres choses à faire. »
Serena se retourne, sa natte décrit une longue courbe avant d'atterrir derrière son dos quand elle commence à s'éloigner... je ne suis pas surpris de sa réaction: elle est très sportive, mais elle ne saurait agir autrement que de son propre gré alors impossible de la faire changer d'avis!
La vérité, c'est que j'ai besoin de quelques instants de solitude après ces longues journées de marche. J'apprécie la compagnie, surtout avec les personnes qui m'entourent, là n'est pas le problème. Cependant, notre vie entière est basée sur la communauté. C'est grâce à elle que repose notre survie, certains ne comprendraient donc pas ma réaction, mais il me faut des moments de solitude comme des moments de solidarité avec mon entourage, ces deux facette de ma vie sont complémentaires et il m'est impossible de faire autrement, je deviendrai fou!
Serena est déjà loin: elle a monté les escaliers pour rejoindre Alexis et le reste du clan. Je la connaît par cœur, depuis toutes ces années. Je passe une main dans mon épaisse chevelure: mes doigts rencontrent l'extrémité d'une petite pointe, en font le tour... et j'ai tout d'un coup l'impression d'avoir oublié pendant un temps cette petite particularité physique, qui en réalité ne me quitte jamais: même à mon âge, après avoir passé une vingtaine d'années maintenant avec cette anomalie si singulière, je ne sait pas trop quoi penser de ces petites cornes, juchées sur le haut de mon crâne. J'en ai déjà parlé autour de moi mais... personne n'a vraiment d'explications: pas très habituel, pour un être humain. Je me demande encore pourquoi cette nouvelle n'a pas fait fuir toutes mes connaissances. Après tout, elles sont bien cachées.
Je sait ce qu'il me reste à faire: je me retourne moi aussi et me dirige vers la porte déjà entrouverte. C'est une sortie anodine: il ne peut pas m'arriver grand chose.
Derrière moi, de moins en moins distinctement au fur et à mesure que j'avance, me parvient une voix, celle d'Alexis:
« Karim, cours! Cours le plus vite possible! »
Au départ, je ne comprend pas. Puis je souris: cela doit encore être une de ses blagues.
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