La nuit était tombée à Charrydale. Jessica Estrada arpentait les rues, aux aguets, le front haut et le regard perçant. Cette année encore, elle s'était portée volontaire pour la sécurité. Contrairement à la nuit d'Halloween précédente, les rues étaient presque désertes. Les rares enfants qui sortaient étaient escortés par au moins un.e adulte et renonçaient très vite en voyant qu'il n'y avait de bols de bonbons nulle part, que presque toutes les lumières étaient éteintes et les volets, clos.
La ville n'était plus sous l'emprise du Venin mais la peur subsistait. Dans la plupart des maisons, le simple fait d'entendre quelqu'un frapper à la porte pouvait déclencher une peur panique. Les gens restaient chez elleux et y gardaient leurs enfants, certaines personnes comme Harry et Heather avaient même continué d'organiser des regroupements au cas où quelque chose tournerait mal. Et évidemment, la patrouille de guet était toujours d'actualité et des adultes en faisaient maintenant partie.
Jessie entendit un bruit suspect et pressa le pas. Au coin d'une rue, elle surprit trois gamins d'une dizaine d'années en flagrant délit : tous trois s'amusaient à lancer des œufs sur une façade. Elle se précipita et réussit à en attraper un, les deux autres s'enfuyant comme des lapins.
- J'ai rien fait ! protesta l'enfant en se faisant tout petit.
- Ah, très drôle ! J'ai une caméra sur moi, microbe ! Je t'ai filmé !
C'était vrai : la mini-caméra épinglée sur son vêtement n'avait pas perdu une seconde de ce qui s'était passé.
- J'ai rien fait !
Elle arracha le masque en carton que portait l'enfant et filma son visage en gros plan, puis attrapa son téléphone d'une main :
- Allo, j'ai un gros menteur sur White Street ! Il prétend qu'il n'a rien fait alors que je l'ai filmé dégradant un domicile ! Il n'a pas compris que s'il ne me conduit pas tout de suite chez lui, il risque la peine maximale, à savoir...
- C'était pas mon idée ! protesta l'enfant. C'est même pas moi qui ai lancé le plus d'œufs !
- On va rentrer chez toi et je vais parler de ça à tes parents. Tu habites où ?
- 12, White Street !
Jessie l'escorta jusqu'à la maison et frappa à la porte. Un homme lui ouvrit et elle expliqua brièvement ce qui venait de se passer. Le père fronça les sourcils et désigna l'escalier derrière lui.
- File dans ta chambre ! ordonna-t-il à l'enfant. On parlera de tout ça demain.
Le gosse obtempéra et l'adulte se tourna vers Jessie :
- Je suis vraiment désolé. Je suppose qu'on pourra oublier tout ça.
- La personne dont votre enfant vient de dégrader la maison n'est probablement pas de cet avis.
- Ecoutez, Lucas est un enfant brillant. Si les gens apprenaient ce qui vient de se passer, son dossier scolaire en souffrirait. Moi, je pense à son avenir.
- Je ne fais que mon travail, protesta Jessica. J'ai constaté les dégradations, je vais envoyer les vidéos au comité et ils vont décider de la suite. Les deux enfants qui étaient avec lui seront poursuivis, aussi. A leur place, j'avouerais tout de suite.
- Moi, à votre place, j'irais m'amuser avec mes copines. Vous pourriez aller au cinéma par exemple, et dépenser le billet qui vient de tomber de votre poche.
- Quel billet ?
- Celui-ci.
Il lui tendit vingt dollars en lui clignant de l'œil. Jessie vit rouge :
- Je rajoute ça à votre dossier ! Tentative de corruption ! Non mais, vous croyez que vous pouvez m'acheter, comme ça ?
Elle sortit son téléphone et appela :
- Ici Caniche. Le père du petit Lucas Dewey, au 12, White Street, a essayé d'acheter mon silence.
Elle écouta un instant tandis que le visage de M. Dewey se décomposait, puis raccrocha.
- Vous recevrez un courrier dans les prochains jours et on vous expliquera la suite. J'espère que vous allez bien vous amuser à ramasser les déchets. Joyeux Halloween !
Et elle tourna les talons sans écouter ses protestations.
*
Jessie programma une conversation à trois sur son téléphone, le porta à son oreille et appela
- Ici Caniche, vous m'entendez ?
Immédiatement, la voix d'Aelynn résonna :
- Ici Chat de gouttière, tout est calme dans mon secteur, et toi ?
- Je viens de m'expliquer avec un bouffon qui a essayé de m'acheter mais sinon ça va.
- Ici Labrador ! ajouta la voix de Lloyd. Je suis à dix minutes de la maison de Husky, on s'y retrouve ?
Les deux filles acquiescèrent et on raccrocha. Au passage, Jessie ne put s'empêcher de jeter un bref coup d'œil à la maison de Joe et Maggie Manchester, aujourd'hui inhabitée. Peu après le fiasco de l'année précédente, la mère de famille était partie habiter chez sa sœur et avait demandé le divorce. Joe avait déménagé peu après avec les deux enfants. Jessica ne savait absolument pas ce qui leur était arrivé depuis et très franchement, aucun membre de cette famille ne lui manquait. Le quartier n'avait pas besoin de ce genre de voisin.es.
En revanche, Jane et Lauren habitaient toujours au même endroit. Les volets de leur maison étaient tous fermés et la lumière du porche, éteinte. Jessie pensa vaguement à sonner chez elles pour un bonsoir de politesse, puis décida qu'il valait mieux s'abstenir. Elles étaient probablement en train de se prélasser devant un bon film avec une pizza, ou du moins c'était ce qu'elle leur souhaitait. L'adolescente pressa le pas et finit par rejoindre Lloyd et Aelynn devant la maison Peters.
Comme les années précédentes, un grand panneau trônait devant la maison : Ne céder pas aux sirènes de Satan, vené chez nous. Nous vous parlerons de Jésus. Cependant, le panneau était intact, ainsi que les arbres et la façade de la maison. Il était facile de comprendre pourquoi : le patriarche se tenait assis sur une chaise de jardin juste à côté, fusil à la main.
- Je me demande si Jésus était bon en orthographe... murmura Aelynn en lisant le panneau.
- Bonsoir, M. Peters ! s'écria Lloyd. Tout va bien ?
- Approchez-vous ! grogna John Peters.
Les trois ados s'approchèrent et John les aspergea d'eau bénite. C'était tellement ridicule qu'Aelynn pouffa de rire. John la fusilla du regard.
- Voulez-vous recevoir l'amour de Jésus ? demanda-t-il brutalement.
- On voudrait parler à Jeremy, répondit Lloyd. Je suis un ami à lui, on était dans la même équipe de base-ball l'an dernier. Je m'appelle Lloyd Edelstein. Voici mes amies, Jessie et Aelynn.
- Ah, tu es le fils de Harry Edelstein, c'est ça ?
- Oui, c'est mon père.
- Juif...
- On pourrait passer un petit quart d'heure avec lui, s'il vous plait ?
Peters se sentait complètement dérouté. L'année précédente, ces impies sans foi ni loi qui pullulaient dans cette ville avait dégradé sa maison et corrompu deux de ses enfants, au point qu'il avait décidé de veiller lui-même sur sa maison, toute la nuit s'il le faudrait. Et voilà que cette année, les rues étaient d'un calme déroutant. Jusqu'à maintenant.
- Je tiens à garder mon fils à l'abri de toutes les tentations, répondit-il. Il ne restera jamais seul avec des filles avant d'être marié.
- Je suis pas une fille, fit remarquer Lloyd.
- Et on aimerait qu'il vienne nous parler de Jésus, ajouta Aelynn. Dans le jardin.
L'argument fit mouche. John se gratta pensivement la tête, puis sortit son téléphone et appela :
- Esther, fais sortir Jeremy dans le jardin... Oui... Tout va bien, juste de la visite...
Il raccrocha et quelques minutes plus tard, Jeremy apparut à la porte. Celui-ci ouvrit des yeux ronds en voyant le petit groupe.
- Tu as un quart d'heure pour leur parler de Jésus ! intima son père.
- Bien ! répondit Jeremy. J'aimerais qu'on fasse ça... sous cet arbre ! Ça fait biblique !
Les quatre ados allèrent s'asseoir sous l'arbre en riant sous cape. Jeremy regarda ses trois ami.e.s, tout ému. Pendant l'année qui s'était écoulée, il avait dû faire des pieds et des mains pour garder le contact, ne voyant lloyd que pendant les entraînements de base-ball, et les filles encore plus rarement. Lloyd et Jessica étaient maintenant parti.es pour la fac et ne revenaient que pendant les vacances tandis qu'il suivait toujours des cours par correspondance. Iels lui manquaient. Mais c'était si bon d'avoir enfin des ami.e.s !
- Je vais vous faire la version courte ! dit-il assez bas pour que son père ne l'entende pas. Jésus, pour les juifs, c'est un prophète. Pour les chrétiens, c'est le fils de Dieu, pour les musulmans, c'est aussi un prophète, pour les athées, c'est juste un type et pour les autres, c'est sujet à discussion. Voilà, je crois que j'ai fait le tour. Des questions ?
- Quand est-ce que ton père va enfin te donner un téléphone ? demanda Aelynn. Ce sera plus facile pour se parler !
En effet, leur unique mode de communication consistait à déposer de petites notes dans un arbre creux. Aelynn retransmettait ensuite leurs conversations à Lloyd et Jessie. Jeremy secoua la tête :
- J'ai jamais eu de téléphone. Mon père a peur que je tombe sur du contenu qui pourrait salir mon âme.
- Mais t'as presque 18 ans, fit remarquer Jessie.
- Oui, et dès que j'aurai 18 ans, je partirai d'ici. Je me trouverai un téléphone, un job, un logement, peut-être un petit copain...
Sa voix vibrait d'espoir. Cela faisait un an qu'il imaginait la belle vie qu'il pourrait se créer une fois qu'il aurait quitté le nid. C'était cette idée qui lui donnait le courage de se lever tous les matins.
- T'iras où ? demanda Lloyd.
- Je sais pas. Une grande ville, je crois. Ce sera plus facile de repartir à zéro là où personne connaît mon nom.
- Si tu veux, on pourra habiter ensemble.
Jeremy ouvrit des yeux ronds et Lloyd s'empressa de préciser :
- T'es comme mon petit frère et je laisserai jamais tomber mon petit frère ! Je t'hébergerai au moins au début !
- Merci, répondit Jeremy. Le seul truc qui me gêne, c'est que je ne reverrai plus Gabrielle et que mon père va sûrement me faire passer pour le méchant dans l'histoire.
- On lui donnera de tes nouvelles ! promit Aelynn.
- Oui, ajouta Lloyd. Tu la reverras quand elle aura dix-huit ans. Et puis, on ne sait jamais. Peut-être que ton père finira par changer d'avis sur les LGBT.
- Euh, Lloyd, interrompit Jeremy, tu vois le passage de la Bible où la mer Rouge s'ouvre en deux et forme deux murs d'eau gigantesques pour laisser le peuple hébreu passer à pied sec ?
- Oui, pourquoi ?
- Parce que le miracle de la mer Rouge, c'est beaucoup, beaucoup moins improbable que mon père qui admet qu'il a tort !
Les quatre ados éclatèrent de rire. Intrigué, John Peters tourna la tête et demanda :
- Tout va bien ?
- Oui ! répondirent-iels en chœur.
- Vous parlez de quoi ?
- La mer Rouge qui laisse passer les Hébreux ! répondit Jessie.
- Ça n'a strictement rien de drôle !
- Ce sont des rires de joie ! inventa Lloyd. On est tellement heureux pour les Hébreux !
Peters le fixa un long moment, puis décida qu'après tout, il valait mieux rire en parlant de la Bible que ne pas en parler du tout et se désintéressa du petit groupe. Les quatre ami.es se calmèrent et Jeremy s'enquit :
- Et sinon, la fac, c'est comment ?
- Super intensif mais très bien, répondit Lloyd. Ils ont une équipe de base-ball et j'ai réussi à passer les sélections !
- Super intensif pour moi aussi, ajouta Jessie. Je me demande si je vais pas me réorienter.
- Au lycée, c'est pas super facile, commenta Aelynn. En fait, Charrydale laisse toujours à désirer au niveau du harcèlement, tout ça.
- Ça s'est pas calmé avec la fin du Venin ? s'inquiéta Jeremy.
Lloyd secoua la tête et répondit :
- Non. Mes parents ont dîné chez Jane et Lauren il y a pas longtemps. D'après Jane, beaucoup d'enfants de Charrydale ont, je cite, un déficit d'empathie catastrophique. Dix ans de Venin ont suffi pour leur faire entrer dans la tête qu'ils ont tous les droits.
- Pourtant, ça a l'air calme...
- Ça l'est pas. Le mois dernier, Jane a organisé une « opération solidarité » dans son école. Chaque enfant devait tirer au sort la maison de voisins âgés ou dans le besoin et passer chez eux pour tondre la pelouse, faire des petites corvées, tout ça. Elle voulait leur donner envie d'être gentils avec les voisins, leur apprendre à donner sans rien attendre en retour. Bref ! Certains enfants ont bien compris le principe et ont aidé les voisins mais d'autres ont fait des horreurs.
- Ouais, ajouta Jessie. J'ai une voisine âgée qui a demandé à un des enfants de promener son chien. Il l'a fait, a exigé un salaire et quand elle lui a rappelé que c'était bénévole, il a commencé à fouiller partout pour trouver son porte-monnaie !
- Il y a d'autres enfants qui ont carrément refusé, ajouta Aelynn. Ils ont dit qu'on les traitait comme des esclaves.
- L'un des voisins a eu le malheur de donner un muffin à l'enfant qui avait tondu sa pelouse, déplora Lloyd. Le lendemain, il y en a qui ont débarqué chez lui en exigeant des muffins gratuits. Il a refusé et le jour d'après, il a trouvé sa clôture couverte de tags.
- Et ça s'arrête pas à l'école primaire, acheva Aelynn. Il y a un gars qui a été arrêté par la police pour harcèlement sexuel en classe de troisième. Jack Lebrock.
Jeremy frissonna. Il avait lu cette histoire dans les journaux. Acculé dans ses retranchements, le jeune Jack avait déclaré : « si mon petit frère a des bonbons gratuits, je vois pas pourquoi j'aurais pas une pipe gratuite. » Son absence totale de remords faisait froid dans le dos.
- Au moins, il a été arrêté, fit-il remarquer.
- Il est loin d'être le seul, fit remarquer Aelynn.
- Ouais ! s'écria Jessie. Il y en a des dizaines, comme lui. Toutes les filles ont peur.
Soudain Aelynn vit quelque chose de blanc bouger dans l'angle de son champ de vision. Elle se leva en panique et attrapa sa bombe lacrymogène, puis soupira de soulagement. C'était juste un drap qui séchait.
- Ça va ? s'inquiéta Jessie ?
- Ouais, ça va, répondit-elle en se rasseyant. Vous vous souvenez que l'an dernier, Billy m'a dit qu'un homme en blanc lui a donné sa dague ? J'arrête pas d'y penser. C'était qui, ce type ? Et comment il a eu cette dague ? Est-ce qu'il risque de se rendre dans une autre ville et de propager le Venin ailleurs ?
- Il faut qu'on soit vigilants ! rappela Lloyd. Je propose qu'on garde le contact et qu'on continue de se voir tous les ans, même après la fac.
Il tendit la main et ses trois ami.es y joignirent la leur. Malgré la peur et les incertitudes, malgré le pessimisme qui les rongeait, il y avait quelque chose de réconfortant dans le fait de savoir qu'iels avaient trouvé des ami.es.
- Vous devriez peut-être y aller, fit remarquer Jeremy. Le couvre-feu approche.
Les quatre amis se levèrent et se souhaitèrent bonne nuit. Un sentiment de tristesse lancinante les étreignait. Charrydale était enfin débarrassée du Venin et c'était une très bonne chose. Mais nul ne savait combien de temps les séquelles allaient durer.
*
Voilà, mon histoire est finie ! Merci de l'avoir lue, vous êtes supers !
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