https://youtu.be/BdtQkx8VHqc

Aelynn finissait de se laver les mains dans les toilettes du lycée. Du coin de l'œil, elle pouvait voir l'affiche publicitaire qui la narguait à travers la fenêtre. Trois petites minettes en jupette et talons hauts gravissaient les marches d'un centre commercial toutes de couleurs sucrées vêtues, la mine réjouie, le pas aérien, carte de crédit à la main et prêtes à dépenser sans la moindre retenue. En bas s'affichait le slogan de la marque en lettres rose bonbon : « Toutes les filles veulent qu'on les trouve jolies ! »

Aelynn ne savait pas qui avait bien pu inventer un slogan ou une pub pareille mais elle était certaine d'une chose : cette personne n'avait jamais mis les pieds au lycée de Charrydale. En effet, aucune lycéenne ne ressemblait de près ou de loin à une de ces petites poupées.

Elle s'essuya les mains, marcha vers la porte et l'ouvrit en balayant discrètement le couloir du regard. Beaucoup d'élèves passaient mais aucun ne se tenait derrière la porte. Parfait. En effet, il arrivait souvent que Connor Mahler ou un de ses potes se tienne derrière une porte et vous mette une main au cul au moment où on s'y attendait le moins. Quand une fille protestait, il se posait en victime et affirmait qu'il « voulait juste tenir la porte » et que « les sales féminazies voulaient tuer la galanterie ». On n'était jamais tranquille avec eux.

Elle sortit et gagna son casier le plus vite possible, à l'affut de tout ce qui pouvait se passer. Il y avait toujours un regard lubrique ou une main indélicate dont il fallait se méfier. Comme toutes les filles, Aelynn se tenait sur ses gardes en permanence, évitait les endroits dangereux comme l'escalier A où Mahler traînait à chaque occasion, se tenait à l'affut des pièges et se faisait toute petite. Le lycée était un endroit où les micro-agressions s'enchaînaient à longueur de journée, dans le dos des profs et de la CPE. Le pire était qu'on s'y habituait. Le harcèlement était comme le bruit blanc d'une télévision qui vous vrille les oreilles à longueur de journée et qui vous empêche de dormir la nuit.

- Hé, la pute ! cria une voix dans le couloir.

Il était impossible de savoir à qui cette voix s'adressait. De toute façon, répondre risquait de déclencher une bagarre et tout le monde le savait. Aelynn ouvrit son casier et y prit ses affaires, feignant l'indifférence.

Elle venait d'avoir 16 ans mais elle se sentait à la fois plus vieille et plus jeune. Quelques années plus tôt, des médecins lui avaient diagnostiqué un cancer des os et elle avait passé énormément de temps dans des hôpitaux. Elle avait enchaîné les traitements, on l'avait amputée d'une partie d'une jambe et elle avait encore fait un traitement avant qu'on la déclare guérie. Elle s'était habituée à marcher avec une prothèse et avait fini par reprendre une vie (à peu près) normale mais il lui semblait que la normalité ne ferait plus jamais partie de sa vie. Tous les autres ados étaient comme des enfants pour elle.

Du fond de son casier, la photo de son amie Kate lui souriait. Presque malgré elle, elle lui rendit son sourire. Kate avait toujours été un rayon de soleil et elle lui manquait ! Si seulement...

- Salut, Aelynn...

L'adolescente se retourna et se trouva face à Billy, un garçon timide, très discret, qu'elle connaissait à peine. Il prit une profonde respiration et se lança :

- Je me demandais si t'avais des projets ce soir...

Des projets ? Aelynn en avait bien un mais elle n'en parlait jamais à qui que ce soit. Selon une légende, les esprits des mort.e.s revenaient visiter les vivant.e.s la nuit d'Halloween. Aelynn n'était pas sûre d'y croire mais depuis deux ans, à chaque Halloween, elle allumait une bougie dans sa chambre et pensait très fort à Kate, son ancienne compagne de chambre à l'hôpital, aujourd'hui décédée. Dans la pénombre, face à sa photo souriante, elle lui parlait et lui ouvrait son cœur, et elle avait toujours senti sa présence chaude et rassurante. C'était son moment à elle.

Evidemment, il fallait faire ça tard dans la nuit, quand tout était redevenu tranquille.

- Pas vraiment.

- Alors je me disais qu'on pourrait peut-être, tu sais, traîner un peu ensemble...

Aelynn repassa en mode méfiance. Elle savait qu'une adolescente devait se méfier des garçons en général, que le risque zéro n'existait pas. Combien de red flags Billy totalisait-il ? Combien de propos racistes, sexistes ou homophobes avait-il déjà tenus devant elle ? Etait-il pote avec Connor Mahler ?

Non, elle ne les avait jamais vus ensemble et il n'avait jamais tenu de propos déplacés devant elle non plus. Aelynn décida que cette sortie pourrait être une bonne idée. Cela faisait deux ans que Kate était partie, elle-même avait vaincu la maladie et ce n'était peut-être pas très bon de vivre dans le passé. Il était temps de passer à autre chose.

- D'accord.

Billy ouvrit des yeux ronds. Il était clair qu'il ne s'attendait pas à cette réponse.

- D'accord ?!

- Ouais ! On pourrait se retrouver devant le lycée, ça te va ?

- Oh, je sais pas ! répondit-il en prenant l'air faussement dédaigneux. Je vais voir si j'arrive à me libérer.

Aelynn haussa les épaules et ferma son casier. Elle se sentait curieuse à propos de ce garçon. Pour tout dire, elle n'avait jamais eu de petit ami et elle aurait bien aimé en avoir un. A l'époque de sa maladie, elle avait eu d'autres préoccupations que de se trouver un mec, et à son retour à l'école, les garçons avaient semblé vouloir garder leurs distances avec elle, comme s'ils allaient eux aussi perdre une jambe en sortant avec elle. Cela lui avait fait beaucoup de chagrin.

Mais Billy... Billy avait vraiment l'air différent. Il se tenait dans un coin et ne faisait de mal à personne. Elle ne le connaissait pas assez pour le juger mais peut-être que justement, cette soirée représenterait l'occasion de mieux le connaître. Elle pourrait se faire un nouvel ami, voire même un peu plus.

- Quelle heure ? demanda-t-elle.

- 17h33 !

- Je dois aider ma mère ce soir à 17h00 et j'aurai pas fini. 18h00, ça te va ?

- D'accord !

Aelynn attrapa son sac et partit, le sourire aux lèvres. Peut-être qu'après tout, elle allait passer une bonne soirée.