Chapitre 9
Tout est si paisible, je me sens bercer par le bruit des vagues au loin et par la chaleur de Theodore. Sentir la peau de son poignet si chaude me rappelle les moments réconfortants de mon enfance où mon père me prenait dans ses bras sous le porche de notre maison. Son odeur familière me procure un sentiment de sécurité, de bien-être, comme si nous nous connaissions depuis des décennies. En compagnie de Theodore, j'ai l'impression d'être à ma place et que le temps peut s'arrêter à tout jamais pour nous laisser profiter de cet instant durant l'éternité.
Tel un murmure bourdonnant jusqu'à nos oreilles, la musique de la fête pénètre notre petite bulle. Le new-yorkais relève la tête, sa joue qui était posée au sommet de mon crâne laisse alors un désagréable vide. Bientôt, c'est tout son corps qui s'échappe du bien. Je le vois se lever pour finalement me tendre sa main.
— Une petite danse ?
— J'ai deux pieds gauches, enfin droit, repris-je en me rappelant qu'il n'est pas droitier et que les expressions sont donc inversées dans son cas.
— Ça tombe bien, moi aussi.
Il m'est tout simplement impossible de résister à son sourire. C'est une invitation à la tentation, je cède et me laisse embarquer pour quelques pas au son d'une mélodie qui me rappelle la bande-son d'un vieux film en noir et blanc. Avec sa chemise à carreaux vert canard, sa cravate à rayures bordeaux, son jean noir, son manteau en laine marron et ses boots en cuir de la même teinte, il a ce style élégant des hommes du cinéma de l'époque. C'est un total contraste avec ma tenue bien moins élaborée. Ma petite robe jaune passerait presque inaperçue à ses côtés, ce que je trouve assez drôle. J'ai beau porter des couleurs vives, c'est Theodore qui rayonne.
— Tu as l'air de bien t'amuser, remarque-t-il.
J'opine avant qu'il ne me fasse tourner sur moi-même. Le bas de ma robe virevolte autour de moi, dévoilant un peu plus mon collant sombre. Je ris aux éclats alors qu'il continue de me faire tournoyer, mais me calme rapidement une fois revenue contre son torse. La proximité de son visage me coupe soudain le souffle.
— Tu n'es pas si droite que ça, plaisante le brun.
— C'est parce que tu sais bien me guider.
— Tu crois que c'est moi qui mène la danse ?
— Évidemment.
— Andra, rigole-t-il sans que je ne comprenne pourquoi. Tu as conscience que sans toi, je serais incapable de danser ?
Sa question me laisse dubitative. J'arque les sourcils, ne comprenant pas où il veut en venir. C'est lui qui, à l'aide de sa main gauche nichée dans le creux de mes reins, accompagne mon bassin. C'est lui qui, par son autre main dont les doigts sont entrelacés aux miens, guide mon corps inexpérimenté. C'est lui qui, grâce à son éternelle assurance, rend ces pas de danse moins catastrophique que prévue. Il est le meneur, et moi je le suis tout en me perdant dans son doux regard. S'il n'était pas là, je serais incapable de me mouvoir avec élégance. En revanche, l'inverse n'est pas vrai.
Theodore remarque mon incompréhension, il décide donc de me donner un coup de pouce. D'un petit geste de la tête sur le côté, il tente de me montrer quelque chose. Je détourne le regard dans la direction qu'il m'indique et tombe sur sa canne posée contre le bord du banc. Mes yeux s'agrandissent à mesure que les éléments du puzzle s'emboîtent dans ma tête. Si ses deux mains se trouvent de part et d'autre de mon corps, il lui est impossible de s'aider de sa canne. Cela veut donc dire que je suis son substitue et que si je décidais de le lâcher, il tomberait.
Un vent de panique m'assaille, je ne suis pas taillée pour cette tâche. La peur qu'il chute par ma faute me serre si fort le cœur que j'ai la douloureuse impression qu'il va exploser. Chaque partie de mon corps en contact avec le sien devient brûlante, à la limite du désagréable. J'ai envie de m'échapper de ce vieux film sans couleur dans lequel il vient de me plonger, mais je ne peux pas. Le mal que je lui causerai piétinerait le peu d'amour-propre que j'ai. Il faut que je tienne bon, que je ne me laisse pas dominer par le stress qu'engendre cette lourde responsabilité.
— Tu en es largement capable, me murmure-t-il à l'oreille comme s'il pouvait lire dans mes pensées.
— Et si tu te trompais ? Je suis beaucoup moins solide que le bois robuste de ta canne.
— C'est toi qui as tout faux. Celle que tu vois a été achetée le mois dernier parce que j'ai cassé l'ancienne.
— Comment as-tu pu la rompre ?
— En l'utilisant à des fins pour lesquelles elle n'a pas été conçue.
— J'hésite à te demander qu'elles sont ces fins, avoué-je avant d'enfouir mon visage contre son torse.
— Pourquoi tu hésites ? Tu peux me demander tout ce que tu veux, Andra, et je répondrai.
— Je ne veux pas poser des questions qui te mettraient mal à l'aise. Les gens n'aiment pas les interrogatoires.
— Moi j'adore ça, surtout si tu es l'enquêtrice.
Je sais que c'est une plaisanterie à la Theodore, mais elle me ravit. Avec lui, je me sens privilégiée. Il m'accorde une importance que personne n'avait encore su m'offrir. Il me valorise par des petits compliments ici et là, parfois cachés derrière des blagues, ce qui lui permet de ne pas tomber dans l'excès et de rester dans le plaisir.
— Comment tu l'as cassé, demandé-je finalement.
— En jouant au golf avec.
— Au golf ? répété-je en relevant ma tête vers lui.
— Oui, et comme je suis extrêmement nul, je l'ai lâché et elle a fini par se fracasser contre le tronc d'un arbre.
Son histoire farfelue me provoque un fou rire, j'ai du mal à l'imaginer aussi gauche. La vision d'un homme réussissant tout ce qu'il entreprend vient d'être anéantie, mais cela n'enlève en rien l'admiration que j'ai pour lui. Il est même encore plus fantastique qu'avant.
— Ne te moque pas, me réprimande-t-il en collant son front au mien. À New York, on s'amuse comme on peut.
— Comment peut-on s'ennuyer dans la ville qui ne dort jamais ?
— On en fait vite le tour quand il n'y a personne avec qui partager les activités.
— Mais tu as trois frères, non ?
— C'est juste, mais chacun à ses obligations respectives. Entre Thomas qui commence sa vie active, Ellis qui est en voyage à l'étranger et Eddy qui est au lycée, nos emplois du temps ne coïncident pas forcément.
— Alors il n'y a même personne pour t'aider dans la vie de tous les jours ?
— Pourquoi j'aurais besoin de quelqu'un ?
— Pour faire tes courses par exemple ou alors même le ménage chez toi.
— Je suis largement capable d'être autonome, m'assure-t-il en frottant son nez contre le mien. C'est juste que ça me prend plus de temps que quelqu'un qui n'a pas de souci.
Ce n'est qu'au moment où son souffle chaud et humide s'écrase contre mes lèvres entre-ouvertes que je remarque la proximité de son visage avec le mien. Notre discussion a détourné mon attention, il a pu s'approcher aussi discrètement qu'un félin vers sa proie. Suis-je son casse-croûte du midi ? Va-t-il me dévorer ? Cette idée me laisse pantoise. Sans sa main au creux de mes reins qui me tient fermement contre lui, mes jambes seraient aussi défaillantes que la sienne.
Je ne sais plus qui supporte qui. Nous sommes la béquille de l'autre, nos corps savamment imbriqués. Il n'est plus question de danse ou de plaisanterie. L'atmosphère est devenue plus lourde, la pluie s'est intensifiée. Sa force est telle, qu'elle parvient à recouvrir la musique qui se joue. Le bruit des gouttes d'eau s'écrasant contre le toit se transforme alors en notre nouvelle mélodie. Cette fois, elle est plus intimiste et propice aux rapprochements entre deux êtres fascinés par les traits de l'autre. Je ne parviens pas à réprimer l'envie de toucher sa joue, de faire glisser mes doigts le long de sa mâchoire carrée pour terminer dans le coin de sa bouche. J'aime le fait qu'il n'est pas de barbe, cela rend son visage plus doux et sympathique, ce qui contraste avec son style vestimentaire sérieux.
— Ton manteau sent la cannelle, remarque-t-il.
— Ma mère a fait des gâteaux cannelle-pomme alors ça doit être pour ça.
— Tu es en train de me réconcilier avec cette odeur, mais pas encore avec ce goût si particulier.
— C'est pourtant très bon.
— Pas vraiment, non, nie-t-il tout en grimaçant. Mais peut-être que tu arriveras à me faire changer d'avis.
— Je ne pense pas avoir ce pouvoir, ris-je timidement.
— Tu n'imagines pas à quel point tu es capable de grandes choses, Andra.
En effet, j'ignore beaucoup de choses concernant mes capacités, surtout en ce qui concerne la persuasion. Je n'arrive déjà pas à me donner assez de courage pour faire toutes les choses dont je rêve, je ne vois donc pas comment je pourrais parvenir à lui faire aimer le goût de la cannelle. Theodore a tendance à me surestimer. Et même si cela me donne confiance en moi, j'ai aussi terriblement peur de le décevoir. Je ne suis clairement pas à la hauteur de ses espérances.
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