Chapitre 8
Le menton posé sur le sommet de son crâne, j'hésite à tout lui raconter. Je n'ai jamais eu la moindre gêne pour parler de mon histoire, mais face à Andra et à sa sensibilité, je ne sais pas si c'est une bonne idée. Elle qui aime tant les couleurs, je ne veux pas lui ternir sa belle vision des choses par mes sombres péripéties. Elle mérite d'être épargnée par toute la morosité de ma vie new-yorkaise. Néanmoins, je ne peux pas vouloir être plus proche d'elle sans la lui révéler. Garder trop de barrières m'empêcherait de lui avouer à quel point je la trouve belle dans son élégant manteau rouge. Àpartir du moment où je fais un pas de plus vers elle, c'est pour y amener le second pied et non faire les choses à moitié. Elle doit donc tout savoir.
— Tu sais quoi des AVC ?
Ma question lui fait relever la tête. Je m'écarte afin de la regarder et constate que les traits de son visage se sont crispés. J'aurais sans doute dû dire ça de façon moins brutale, enfin s'il en existait une. Un AVC, c'est soudain et destructeur, prendre des pincettes pour y faire référence n'est pas dans mes habitudes, je fais de mon mieux pour Andra.
— Que ça se passe au niveau du cerveau, me répond-elle d'une voix incertaine. Et que c'est grave.
— En effet, l'accident vasculaire cérébral prive une partie de ton cerveau en sang et donc en oxygène. La zone qui n'est plus irriguée commence à mourir et ce qui n'est plus là ne peut être sauvé. J'ai eu la chance d'être pris en charge rapidement, les dégâts ont donc été limités, mais tout le monde n'a pas ce luxe. Beaucoup terminent en chaise roulante, paralysés de tout un hémicorps. Moi, je n'ai que ma jambe qui porte des séquelles et encore, je marche.
— Mais tu es jeune, je ne comprends pas comment c'est possible, murmure Andra en fronçant les sourcils.
— Tu as raison, la majorité des AVC arrive après soixante-cinq ans, mais il y a toujours l'exception qui confirme la règle et c'était moi, déclaré-je d'un sourire afin de dédramatiser la situation.
— Ce n'est pas juste.
Un rire m'échappe face à sa réponse enfantine. Je dois préserver son innocence que je trouve adorable, elle est rafraîchissante. Mon environnement à New York est beaucoup plus terre-à-terre, strict, sans chaleur humaine. Là-bas, quand ils ont su ce qui m'était arrivé, on m'a répondu : « ça forge le caractère ». L'auteur de ces mots aurait pu être ma mère, mais non, c'étaient ceux de celui que je considérais comme mon meilleur ami. Ce jour-là, à seize ans, j'ai compris que mon monde était des plus toxiques et qu'il fallait que je m'en échappe à tout prix.
— La vie est faite d'injustices, c'est à toi de les combattre.
— J'ai l'impression que toi tu es né avec toutes les armes pour te défendre, moi, ce n'est pas mon cas.
— Parce que toi tu n'as jamais eu à affronter l'ennemi et c'est très bien comme ça. Tu as gardé ton insouciance, ton regard frais et léger sur le monde, ta vision simple et tellement plus belle sur ce qui nous entoure. Toi, tu vois les couleurs tandis que moi, j'ai du mal à les discerner.
Les deux mains posées sur le sommet de ma canne, j'y appuie mon menton tout en contemplant l'horizon. La brise marine s'immisce dans ma chevelure brune et apporte avec elle une odeur salée qui m'invite à la détente. Les bords de mer ont toujours été apaisants, naviguer avec mon frère, Eddy, était un pur bonheur. Tous les deux, on s'évadait quelques heures, quelques jours, quelques semaines, à notre famille trop encombrante. L'eau fendait sous la coque du catamaran, le vent poussait la voile, la faune nous saluait quand nous nous croyons seuls au monde. Avec Eddy, j'oubliais ma jambe. J'étais de nouveau capable de voir les différents bleus qui composaient ce vaste paysage.
Aujourd'hui, ce sentiment de pouvoir être moi-même sans avoir l'impression d'être caché derrière ma jambe, je le ressens auprès d'Andra. Elle a l'insouciance d'Eddy tout en étant dépourvu de son côté rebelle qui lui permet d'attirer l'attention de nos parents. En somme, elle possède tout ce qu'il y a de bon chez lui et qui me fait du bien. Avec elle, les couleurs revivent plus que jamais. Le rouge de son manteau, le vert de ses yeux, les tâches de peinture jaune sur ses mains, elle est un tableau vivant que je ne me lasse pas d'admirer sous tous ses angles.
— Viens voir mes tableaux alors.
— Quoi ? demandé-je, surpris par sa proposition inopinée.
— Dans mon atelier tu les verras les couleurs, alors viens.
— Andra, je ne t'ai pas raconté ça pour te forcer à m'ouvrir les portes de ton antre, lui expliqué-je posément en passant une main dans ses cheveux. Je sais à quel point cet endroit est intime pour toi et je ne suis pas là pour forcer les serrures de ce qui m'est interdit.
— Mais tu mérites de pouvoir admirer autre chose que du noir, du gris ou du blanc.
— Oh, mais je les perçois depuis que je suis arrivé à Meredith, affirmé-je, le sourire aux lèvres. Et cette année, elles sont encore plus belles que d'habitude.
J'ignore si elle comprend le message qui est caché derrière mes mots. Réalise-t-elle que c'est d'elle dont je fais allusion ? J'aimerais être plus direct, mais ma tentative d'hier soir m'a prouvé que ce n'est pas la bonne méthode. La mettre mal à l'aise n'est pas mon but. Au contraire, je veux être la personne qui lui fait se sentir bien, la personne à qui elle n'a pas peur de se confier, la personne avec qui elle peut tout partager.
— J'aurais aimé te connaître avant, être là pour toi quand tu en avais besoin, reprend-elle en posant sa tête contre mon épaule.
— Tu es arrivé dans ma vie pile quand il le fallait. Quand j'étais en rééducation, il ne valait mieux pas m'approcher.
— Pourquoi ?
— Parce que j'étais amer. J'avais beaucoup trop de rancœur envers tout et tout le monde pour laisser quelqu'un m'approcher.
— Je t'imagine mal repousser les gens.
— Et pourtant, soupiré-je. Je voulais m'échapper de cette vie new-yorkaise et j'avais le sentiment que l'AVC venait de m'y enchaîner à jamais.
— Je ne sais pas ce qui te gêne autant là-bas, mais ça ne doit pas être si terrible puisque tu y vis toujours. Au fond de toi, tu aimes cet endroit et les gens qui y vivent.
Ma main se resserre autour du manche de ma canne jusqu'à ce que la jointure de mes articulations blanchisse. Andra se trompe, mais je ne peux pas lui reprocher ses paroles. Elle ne connaît pas toute la vérité et sans le puzzle en entier, il est facile de croire que New York possède une place dans mon cœur. La raison pour laquelle j'y reste est toute simple, c'est que je n'ai pas trouvé d'endroit meilleur. Enfin jusqu'à récemment.
Tout me semblait si fade et sans intérêt avant que je tombe sur la Fête des couleurs de Meredith. Ici, j'ai réalisé à quel point mes légumes étaient beaux et que je pouvais être fier de ce que j'étais parvenu à créer. Au début, ce métier n'était qu'un moyen pour m'échapper de mes parents tout en les rendant fous de rage. J'aimais la terre parce qu'ils la détestaient. Ce n'est qu'en arrivant dans le New Hampshire que mon intérêt pour l'agriculture a pris une autre dimension, celle où mon plaisir passait avant mon envie de faire affront à mes parents. J'ai appris à aimer, dans tous les sens du terme.
— Tu es bien trop généreux pour détester qui que ce soit, Theodore.
Je chéris la vision qu'elle a de ce Theodore presque parfait, quand bien même elle n'est pas juste. Dans un sens, elle me pousse à extérioriser ce qu'il y a de meilleur en moi. Si j'ai cet infaillible sourire lorsque je suis ici, c'est uniquement grâce à elle. Andra a le don de chasser les nuages noirs qui étouffent mes pensées. Elle y apporte des rayons de soleil chauds et délicieux. On a beau être en automne avec une fine pluie nous mouillant jusqu'à l'os, mon corps bouillonne. Àses côtés, je n'ai jamais froid, d'autant plus quand sa peau touche la mienne. Ses doigts enserrent mon poignet, là où ni mon gant, ni la manche de mon manteau, ne vient empêcher un contact électrisant.
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Désormais vous savez ce qui est arrivé à ce cher Theodore. Le premier secret est révélé, mais il y en a encore beaucoup d'autres à partager.
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