Chapitre 5
Il suffit qu'il me le demande, qu'il me regarde avec ses yeux suppliants, pour que je cède sans opposer la moindre résistance. C'est un miracle que je sois parvenue à lui tenir tête en ce qui concerne mes peintures. J'imagine que leur côté trop personnel me motive suffisamment pour empêcher quiconque de les voir, et surtout pas lui. Comment pourrais-je justifier le fait qu'il soit l'homme présent dans les dix derniers paysages que j'ai peints ? Même si on ne voit jamais son visage, la canne qu'il tient ne laisse aucune place au doute.
— Allons ailleurs, me propose-t-il en se levant.
Après avoir laissé sur la table de quoi payer notre dîner, sa main retrouve le chemin de la mienne et m'entraîne loin du feu crépitant. Nous quittons ce lieu chaleureux pour les quais, où le bord de mer s'offre à nous sous un ciel complètement noir. La nuit enrobe cette petite ville de pêcheurs qui, en dehors de la Fête des couleurs, ne compte qu'à peine cinq mille habitants. Ce n'est que durant cette toute petite semaine que les rues s'animent, pour le plus grand plaisir des commerçants. D'habitude, à cette heure-ci, il n'y a que les mouettes à qui faire la causette. Mais ce soir, on dirait que tout le monde est de sortie, notamment les couples.
Theodore m'amène jusque sur le vieux ponton en bois malmené par les éléments. Malgré les diverses tempêtes et les vagues qui ont essayé de le dévorer, il n'a jamais flanché. Ses lattes, grinçantes à chacun de nos pas, sont aussi robustes que le mental d'un pêcheur. Si mon grand-père n'était pas en fauteuil roulant, je suis certaine qu'il continuerait à aller attraper les poissons au large des côtes. Pour ma part, je n'ai jamais mis un pied sur l'un des bateaux qu'abrite le port. Les fonds marins sont bien trop incertains pour que je m'y aventure.
— J'ai l'impression d'être un pirate avec sa jambe de bois, rigole-t-il en faisant taper sa canne un peu plus fort sur le sol.
— Pour ça il te faudrait de quoi naviguer, non ?
Il scrute les environs avant de me donner une réponse pour le moins étonnante. Le navire, ou plutôt la barque qu'il me pointe du doigt est loin d'être digne d'un tel statut. Ou bien c'est un très mauvais pirate qui ne sait pas voler les trésors.
— C'est un peu petit, indiqué-je.
— Ne jamais se fier aux apparences, jeune demoiselle.
— À quoi dois-je me fier dans ce cas ? demandé-je tout en le regardant monter dans cette embarcation qui ne lui appartient pas.
— À moi.
La main qu'il me tend fait s'emballer mon cœur. La crainte de me retrouver sur une eau sans fond tandis que la nuit enveloppe le paysage, cela ne m'enchante pas vraiment. Theodore remarque mon mouvement de recul, il prend donc son air le plus rassurant possible.
— On ne va pas loin, c'est promis.
— Alors autant rester sur la terre ferme, tenté-je de le convaincre.
— Un pirate ne peut être heureux qu'en mer.
— Mais moi, je suis une civile qui adore le bon vieux plancher des vaches.
— Très bien, tu ne me laisses pas le choix de te kidnapper dans ce cas.
En effet, il ne prend pas la peine de poursuivre son argumentation. Il vient saisir fermement mon poignet pour me tirer sur la barque en contrebas. Dès le premier pied posé sur le fond de l'embarcation, elle tangue dangereusement. J'ai l'impression qu'elle va se retourner en nous renversant tous les deux. Theodore est-il capable de nager ? Si nous tombons à l'eau, une pieuvre monstrueuse va-t-elle nous entraîner dans les profondeurs ? Vais-je mourir noyée ? Ou peut-être d'hypothermie, vu la température. Lorsque tout mon corps se trouve enfin sur l'embarcation, je m'accroche au col de son manteau en laine et ferme les yeux. D'un geste délicat, une main posée dans le creux de mes reins, Theodore m'entraîne jusque sur le sol. Dans cette position, assis l'un contre l'autre, c'est bien plus simple de garder l'équilibre.
Le visage enfoui contre son torse, j'attends que les secousses s'amenuisent. Il en profite alors pour me raconter une histoire de pirates qui ressemble étrangement à la saga des Pirates des Caraïbes. Je le soupçonne d'avoir plagié un bon nombre de passages, mais ne lui en tiens pas rigueur. Il m'est impossible de lui en vouloir pour quoi que ce soit, pas même pour m'avoir fait embarquer de force. Il bouscule mon quotidien, et même si je ne l'admettrais jamais, j'aime ça.
Les secousses finissent par devenir plus douces, presque aussi berçantes que les bras d'une maman. Le clapotis de l'eau contre le bois de la barque renforce le côté apaisant du moment. Je réussis à me calmer suffisamment pour écarter mon buste du torse de Theodore. Dès que mon visage quitte la chaleur de son manteau, mon regard croise inexorablement le sien. Il semble amusé par la situation, un rictus au coin des lèvres.
— Ne me dis pas que tu n'es jamais montée sur un bateau de toute ta vie ?
— Je ne suis pas adepte du milieu aquatique.
— Tu m'as pourtant dit que ton grand-père était marin, se moque-t-il gentiment. Il ne t'a pas déjà emmené avec lui ?
— Il m'a parfois proposé, mais j'ai toujours refusé.
— Je suis donc le premier à qui tu dis oui ? m'interroge le new-yorkais, le regard rempli de malice.
— Je ne t'ai pas dit que j'étais d'accord, tu m'as traîné ici sans mon consentement.
— Si on ne se force pas à essayer, on louperait bien trop de choses. Il faut oser et parfois ça nous plaît ou non, on ne peut pas tout aimer. Ce qui est important c'est de ne pas avoir de regret.
Cela semble tellement facile quand il le dit de sa voix chaude et sucrée. J'ai le sentiment de pouvoir « oser », comme il le dit si bien. Durant toute la semaine où il est présent à Meredith, je planifie toujours une multitude de projets. L'année dernière, j'avais pour ambition d'envoyer ma candidature pour l'université de Californie qui propose un des meilleurs programmes artistiques de haut niveau dans le domaine du dessin. Tout était prêt, de mon portfolio à ma lettre de motivation, mais il a suffi que Theodore regagne sa ville pour que mon courage parte avec lui. Étudier à l'autre bout du pays est soudain devenu impossible alors que j'ai cru pouvoir y arriver.
— Tu sais, ce soir je me suis énervé en repensant à des choses qu'on m'a dit sur mes capacités, m'avoue-t-il tout en se relevant pour s'assoir sur le petit banc à l'arrière de la barque. On me rappelait toujours ce que j'avais le droit de faire ou non et comment je pouvais le faire.
— C'est normal, les gens s'inquiètent pour toi à cause de ta jambe.
— Tout ça a commencé depuis que je suis né, donc bien avant que j'aie des difficultés à marcher. J'ai grandi dans un milieu où les autres ont essayé de penser pour moi. Oser était un signe de rébellion que j'ai énormément exploité.
J'essaie de cacher du mieux que je le peux ma surprise en lui offrant une moue désolée. J'ai toujours cru que sa boiterie était de naissance. Étant donné qu'il ne m'a jamais expliqué la raison qui se cache derrière, j'en ai tiré mes propres conclusions. Il faut croire qu'elles étaient fausses.
— Et ça t'a attiré beaucoup d'ennuis ?
— Oh oui, un nombre incalculable, rigole-t-il en m'invitant à s'assoir sur le banc en face de lui. Mais je ne regrette rien.
— Vraiment rien ? insisté-je, peu convaincue que cela est possible.
— Allons faire un petit tour, me propose Theodore en attrapant les deux pagaies. Profitons qu'il ne pleuve pas pour admirer la ville de nuit.
Je laisse le capitaine diriger l'embarcation et me tourne afin d'avoir une meilleure vue. C'est vrai que les vieux bâtiments de la rue longeant le port ont un tout autre charme quand on les observe depuis l'eau. Éclairés par les réverbères en fer forgé, la lumière jaune qui s'y reflète possède cette même aura chaleureuse que le new-yorkais. Theodore est réconfortant, mais il est aussi très mystérieux. Il ne me dévoile que ce dont il a envie et quand il le décide. Je ne connais que très peu de choses sur sa famille ou ses amis, de même que sur sa vie en générale finalement. J'ai l'impression que tout cela est assez triste et que de ce fait, il ne veut pas m'en faire part. Avec lui, nous discutons de choses légères, sympathiques et sans complexité. Comme si j'étais sa petite bouffée de bonheur avant qu'il ne regagne la dure réalité.
J'ignore si mon interprétation est la bonne, mais c'est en tout cas celle que je retiens. C'est pourquoi je ne cherche jamais à creuser et attends toujours qu'il me livre ce qu'il souhaite. Je me sens bien quand il est là, je veux donc lui procurer la même chose, être sa douce parenthèse. Toutefois, je ne peux oublier les questions à son égard qui me taraudent l'esprit. J'ai beau les transformer en peinture, ne pas y mettre des mots est compliqué. Peut-être que cette fois, j'aurais l'audace de gratter pour découvrir ce qu'il se cache derrière son beau sourire. Mais pour l'heure, le voir heureux en ma compagnie est pleinement suffisant. Il faut que je profite de l'instant.
— Merci, dis-je tout en replaçant mon chapeau sur ma tête.
— Pour ?
— Avoir bousculé mes habitudes.
— Tu es capable de beaucoup de choses, Andra. N'en doute pas.
Avec de telles paroles, comment ne pas se sentir plus confiante que jamais ? Comment ne pas avoir la sensation que des ailes me poussent dans le dos ? Comment ne pas avoir envie d'être auprès de lui plus d'une semaine dans l'année ? Comment ne pas éprouver des sentiments à son égard ? Theodore me fait tourner la tête, et ce n'est pas près de s'arrêter.
— J'y arrive parce que tu es là, murmuré-je à moi-même.
________________________________________________________________________________
Notre chère Andra a un peu trop sa langue dans sa poche. Un peu comme Theodore finalement, il y a beaucoup choses qu'il ne lui dit pas. Cela va-t-il enfin changer durant cette semaine de fête ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro