Chapitre 24
Je regarde, pour la énième fois de la journée, la petite citrouille dessinée sur le dessus de ma main droite. Andra s'est appliquée à jouer avec les ombres pour que le résultat soit au rendez-vous. Je n'ai pas pu me résoudre à l'effacer en me débarbouillant ce matin. Elle est la dernière trace de notre moment intime, et quel instant ! Nous deux, en sous-vêtements dans son atelier, pinceaux et peintures comme armes de séduction.
Finalement, l'art et moi avons trouvé un terrain d'entente. Si nous avons été ennemis jusqu'à hier soir, je peux désormais dire que la hache de guerre est enterrée entre nous. Et mon petit doigt me susurre à l'oreille qu'il s'agit là du simple début de notre histoire.
— Excusez-moi, nous vous avons pris deux potirons et deux butternuts, m'interpèle une femme au bonnet vert.
Je me redresse aussitôt de ma chaise, et me rattrape à l'un de ses accoudoirs alors que je manque de trébucher. Toute la journée, j'ai eu la tête dans les nuages à cause d'Andra. Je n'ai pas arrêté de penser ses lèvres, à ses yeux pétillants, à ses tableaux lourds de sens, à nous. Mais derrière ce manque de concentration, il y a autre chose. Je me sens vidé, sans doute à cause de la nuit blanche que nous avons passée.
— Ça vous fera dix dollars, annoncé-je après avoir trouvé ma canne.
— Je sais, c'est écrit sur votre panneau, rit la femme en me tendant le billet.
— Désolé, ça a été une longue journée.
Elle me lance un sourire, puis informe ses deux petits garçons qu'ils peuvent mettre les légumes choisis dans leur brouette. Ils s'exécutent avec plaisir, le plus grand aidant son frère. Leur complicité ne fait aucun doute, elle me rappelle celle que j'entretiens avec Eddy, Thomas et Ellis.
— Je ne voudrai pas être indiscrète ou malpolie, mais vous semblez très fatigué, reprend la femme en se tournant vers moi.
— Qu'est-ce qui vous faire dire ça ?
— Votre jambe droite a des fasciculations. Vous êtes pâle, et des poches sombres soulignent vos yeux qui renvoient un regard absent. Vous êtes là sans vraiment l'être. Et la liste est encore longue.
— Vous avez un œil attentif.
— Je suis infirmière alors je me dois de l'avoir.
Je m'apprête à lui répondre qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter, quand le plus jeune de ses enfants vient tirer la manche de son ciré bleu marine. Il s'impatiente, et je le comprends. La Fête des Couleurs n'est pas qu'un marché de producteurs locaux. C'est aussi une immense foire avec ses nombreux jeux pour enfants. Rien à voir avec les banales fêtes foraines et leurs attractions à sensations. Ici, on prône l'authenticité. On retrouve donc des jeux de kermesses comme le lancer de fer à cheval, attraper le plus de pomme dans l'eau avec sa bouche, ou encore du tir à l'arc. Tout ce qu'il faut pour divertir petits et grands.
— Le devoir m'appelle, mais vous devriez lever le pied. Votre santé est importante, ne la négligée pas.
Je la regarde s'éloigner avec ses enfants, ses dernières paroles repassant en boucle dans ma tête. Au moment des fêtes de fin d'année, quand les familles se retrouvent pour passer les quelques jours qui restent tous ensemble, chacun se souhaite la bonne santé. C'est l'une des premières choses que l'on espère pour ses proches. Ça, et les banales « amour, joie et richesse ». Chez moi, les deux premiers n'existent pas, et le troisième est déjà réalisé. La santé est donc la seule chose que nous nous souhaitions au moment de trinquer, comme si nous étions une famille normale. À ce moment-là, un espoir naïf naissait en moi. Celui que l'an prochain, mes disputes incessantes avec ma mère cessent enfin.
Être en permanence en conflit avec elle est épuisant. Je ne lui demande pas d'accepter mes choix de vie qui ne lui conviennent pas, je veux juste qu'elle arrête de me les reprocher. Si seulement elle pouvait être autant ouverte d'esprit qu'Andra.
Le faux tatouage de citrouille sur ma main attire à nouveau mon regard. Je l'effleure du bout des doigts. La rugosité de la peinture me permet de deviner chaque trait effectué. Je pourrais en faire le contour les yeux fermés.
— Joli tatouage, plaisante Cade. On reconnaît bien l'artiste à l'origine de l'œuvre.
Je sursaute de surprise, et me presse l'arrêt du nez en découvrant le restaurateur à quelques centimètres de moi. Si l'AVC ne pas tuer, une crise cardiaque le pourrait bien.
— J'en conclus qu'entre elle et toi, s'est reparti pour un tour. Mon coup de pouce avec les vampires t'aurait-il aidé ?
— Pas du tout, j'ai eu l'air d'un idiot avec mon costume.
— Tu as été te déguiser en buveur de sang ?
— Ce n'était pas ce que tu sous-entendais ?
— Bien sûr que non. Je pensais que tu lui sortirais une réplique d'un film culte en bas de sa fenêtre, ou lui proposer une soirée Twilight. La pauvre, elle a dû avoir une attaque.
— Pas loin, oui.
— T'es un futé, Theodore. Mais quand il s'agit d'Andra, tu es le plus fini des idiots.
Cette vérité me fait rire avec lui. Un homme amoureux devient toujours un peu naïf, et je n'échappe pas à la règle. La jolie artiste m'a fait perdre pied. J'ai beau avoir « trois jambes », elles ont toutes quitté la surface de la terre.
— Le plus important, c'est que tout ça se termine bien pour vous deux.
— On s'est embrassé, avoué-je.
Cade cesse de se moquer. Il plante son regard dans le mien, et attend que je lui dise : « c'était une blague, haha, je suis un vrai comique ». L'air sérieux que j'arbore lui fait peu à peu réaliser qu'il ne s'agit en rien d'une de mes innombrables plaisanteries. C'est bel et bien la réalité, pour mon plus grand plaisir.
— Je dois reconnaître que tu me surprends sur ce coup.
— Et c'est elle qui s'est lancée.
— Tu vois, je t'avais dit que tu étais bon pour Andra.
Le prénom de celle qui fait battre mon cœur reste en suspens dans l'air. Il résonne en moi comme si je me retrouvais pris au piège entre deux parois rocheuses. J'ai les paupières lourdes. Mon corps tangue tandis que ma vue se brouille. Les traits du visage de Cade deviennent de plus en plus flous, au point que rapidement, je ne discerne qu'une simple silhouette. Qu'est-ce qui m'arrive ?
— Theodore ? Tu te sens bien ?
Ses mains sur mes épaules me redonnent contenance. Lorsque ma vue redevient nette, je réalise que mes jambes ne me portent plus, je suis en train de m'écrouler au sol. Si Cade ne me tenait pas, je ne serais plus debout depuis longtemps.
— Pas vraiment, non, concédé-je à moitié dans les vapes.
— Tu es tout blanc, assieds-toi.
— Je manque de vitamine D, un peu comme les vampires qu'aime Andra.
— Ce n'est pas le moment de plaisanter. Pose tes fesses sur cette chaise, bon sang !
— En voilà une bonne idée.
Je l'entends vaguement dire quelque chose sans parvenir à en comprendre le sens. Des bouchons se forment dans mes oreilles, m'isolant du monde extérieur. Ma vue se trouble à nouveau. La dernière chose dont j'arrive à avoir conscience avant que tout ne devienne complètement noir est cette sensation de chute. Je crois que j'ai loupé la chaise.
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