Chapitre 15
Je gère très mal le stress. Je ne parviens jamais à prendre le dessus et finis par être tétanisée. Mes muscles sont si contractés que je pourrais passer pour une statue en pierre. J'essaie de me concentrer sur la voix apaisante de Theodore, mais rien n'y fait, je suis pétrifiée devant ma citrouille. Inutile de la rendre effrayante, elle me terrorise déjà.
— Andra, c'est un jeu, me répète le new-yorkais.
Je sais que tout ceci n'est que de l'amusement, mais je ne parviens pas à trouver ça drôle. Cela reste une sorte de compétition avec à la clé, l'élection de la citrouille la plus terrifiante de la Fête des couleurs. Il y a un enjeu derrière tout ça, ce qui m'empêche d'y trouver du plaisir. Comment Theodore a-t-il pu me convaincre de faire ça ? Encore une fois, je me suis laissée berner par ses beaux yeux gris et sa douce voix chaude. Je me suis dit qu'avec lui, en binôme, j'arriverai peut-être à gérer mon angoisse de l'échec. Si seulement c'était aussi simple.
— Hey, m'interpelle-t-il en posant ses mains sur mes épaules. Regarde-moi, d'accord ?
Je hoche faiblement la tête et me concentre sur son visage radieux. Il me suffit de l'observer, de prêter attention aux moindres détails qui le composent, pour me calmer. Ma respiration se fait plus lente, mon cœur s'apaise, mon estomac se dénoue, je n'ai plus les jambes flageolantes. L'aura rassurante de Theodore fait son effet, mais elle ne règle pas le problème de fond. Ce n'est qu'un pansement qu'il faudra bien retirer un jour.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Andra ?
— J'ai peur de ne pas être à la hauteur, avoué-je tout bas.
— À la hauteur de quoi ?
— Pour gagner le premier prix.
— Mais enfin, on s'en fiche de ça, rit-il comme si je venais de dire la chose la plus absurde de l'année. Ce qui est important, c'est de s'amuser. Comme la fois où on a parié pour savoir qui allait faire le plus de ventes.
— C'était différent, il ne s'agissait que de nous. Là, on est en équipe contre une foule d'inconnus.
— Très bien, alors on va faire autrement, déclare-t-il d'un regard malicieux.
— Autrement ? répété-je d'une voix incertaine.
— Oui, avec un petit jeu de rôle. Disons que je suis le chirurgien et toi l'infirmière. Je te demande les ustensiles nécessaires au bon déroulement de l'opération et toi tu me les passes tout en me disant si ce que je fais est bien, ça te va ?
— On peut essayer, oui.
— Parfait ! s'enthousiasme-t-il. Bistouri s'il te plaît.
Je pose au creux de sa paume l'objet tranchant demandé. D'un œil attentif, je le regarde faire sa première incision. Il la réalise avec dextérité, sa main semble glisser le long de la citrouille, comme s'il taillait un morceau de beurre. Pourtant, je sais à quel point c'est un légume difficile à découper, car sa peau, ainsi que sa chair, sont fermes. Plusieurs fois, j'ai manqué de m'entailler la main en préparant celles qui trônent devant chez moi chaque année. Je n'avais pas l'aisance de Theodore. Lui, on dirait qu'il a fait ça toute sa vie.
Au fur et à mesure de ses coups de couteau, une bouche se dessine. Des dents, en forme de carrés, habillent un sourire plutôt amical. Ce n'est qu'une fois les yeux taillés qu'il prend un tout autre sens. La citrouille devient machiavélique, comme si elle se moquait de moi. Parviendrait-elle à déceler la grande peureuse que je suis ?
— Terminé ! se félicite Theodore en posant son ustensile tranchant sur la table. Tu en penses quoi ?
— Elle est effrayante, murmuré-je.
— Je trouve aussi. C'est grâce à ton idée de lui faire des sourcils froncés.
— C'était peut-être un peu trop.
— Non, elle se démarque des autres justement. On va gagner, déclare-t-il en me donnant un petit coup de coude dans le bras.
— Je croyais que ça n'avait pas d'importance ?
Pris la main dans le sac en pleine contradiction, il se mord la lèvre inférieure. Je me doutais que la compétition était quelque chose d'important pour lui, d'où mon stress. Theodore n'a de cesse besoin de prouver à tous qu'il est capable de grandes choses. Que ce soit pour déjouer les a priori sur son état physique, ou pour jouer les rebelles face à ses parents, sa vie est un enchaînement de défis qu'il aime relever. Il ne doit même plus s'en rendre compte avec le temps. Cet esprit de compétition est ancré en lui et fait partie intégrante de son caractère.
— Tu as raison, se reprend-il comme il peut. On est là pour participer.
Sa pirouette de rattrapage me fait rire. Il garde un ton si sérieux, qu'il n'est pas du tout naturel. Theodore est loin d'être crédible et c'est ce qui m'amuse. J'ai remarqué qu'il avait tendance à cacher sous le tapis les facettes de sa personnalité qu'il considère moins avantageuses. Il prend soudain un air très détaché, réajuste sa cravate ou son col de chemise, avant de me sortir une petite blague qui n'a plus rien à voir avec notre discussion.
— Regarde les sourcils du juge numéro deux, me chuchote-t-il. Ils sont aussi épais que ceux de notre citrouille.
Et voilà, la fameuse plaisanterie censée me faire oublier qu'il a un l'esprit de compétition bien aiguisé. Nous tournons la page du livre alors que j'aurais aimé rester un peu plus longtemps sur le précédent chapitre. Ce n'est pas parce qu'il est moins flamboyant que les autres, qu'il doit être écourté. Mais il ne me laisse souvent pas le choix et je dois dire que je n'insiste jamais non plus. Je le laisse me guider, même si je souhaiterais davantage connaître ce Theodore qu'il aime moins. Peut-être qu'en lui montrant que je l'apprécie, il me permettra d'en voir plus, de le découvrir tout entier.
Oui, je suis tombée sous le charme de son sourire, de ses plaisanteries, de sa détermination, de ses ambitions, de sa force mentale, de ses beaux yeux gris, de sa bienveillance et de son style vestimentaire très chic pour un quelqu'un qui travaille la terre. J'aime cette meilleure version de lui, mais désormais, j'en veux plus. Après bientôt quatre Fêtes des couleurs et cent lettres, il est grand temps de lever le voile. Et pour cela, c'est à moi de montrer l'exemple. J'ai beau avoir la boule au ventre quand les jurés terminent d'inspecter notre citrouille, je dois prendre sur moi et faire un pas vers lui.
— Avant que je naisse, mes parents participaient tous les ans au concours, lui avoué-je.
— Vraiment ? Ils ont déjà eu le premier prix ?
— Une fois, oui, ris-je en repensant à la médaille encadrée dans le couloir de l'entrée.
— Et tu as déjà participé avec eux ?
— Non, jamais.
— Pourquoi ?
Cette question, je l'attendais. Après tout, c'est ce que j'avais cherché à obtenir. Mais maintenant qu'elle est là, j'ai les mains qui tremblent. Je ne dois pas y prêter attention. Cesse un peu de trop réfléchir, Andra !
— Parce que c'était une activité qu'ils aimaient faire à deux, pas à trois.
— C'est une excuse un peu légère. Enfin venant d'eux, pas de toi, bien entendu, se rattrape-t-il dans la seconde.
— C'était un truc d'amoureux, j'imagine, réponds-je en haussant les épaules.
— On est donc en plein rendez-vous ?
Mes yeux s'agrandissent tellement que j'en aurais presque mal aux muscles oculaires. Ça m'apprendra à ne plus vouloir réfléchir avant de parler. La spontanéité est un défaut, je viens d'en avoir la preuve. J'ai baissé ma garde durant de bref seconde et voilà que j'en paie déjà le prix.
— P-pas du tout, balbutié-je, ne sachant plus où me mettre. Ce n'est pas ce q-que j'avais, euh, ce dont je voulais dire, euh, insinuer.
Cette phrase est horrible et terriblement embarrassante. Je m'enfonce de plus en plus, j'ai envie de partir en courant pour aller me cacher très loin de ses yeux. Il doit me prendre pour une idiote maintenant.
— Moi, ça me plaît d'être en rendez-vous avec toi.
Il ne m'en faut pas plus pour m'enfuir. Theodore a beau crier mon prénom, rapidement, sa voix est couverte par le brouhaha de la fête. Je n'entends plus que la musique diffusée dans les haut-parleurs. Ils passent l'air sur lequel nous avons dansé l'autre soir. L'image de nos corps collés l'un à l'autre me revient, s'en est presque insupportable pour mon cœur. Je suis paniquée et la seule manière de l'extérioriser est de courir jusqu'à mon vélo pour pédaler durant des heures. Je tourne, tourne, et retourne encore et encore loin des chemins fréquentés de la ville. Le plus fou, c'est que je ne ressens pas la fatigue. Je n'ai jamais été une grande sportive. Si mon corps n'était pas alimenté par l'adrénaline, cela ferait bien longtemps qu'il serait tombé en panne au bord de la route.
Tout se passait si bien. J'étais parvenue à participer à un concours, chose exceptionnelle. J'étais fière de notre citrouille et voilà que je prends la poudre d'escampette. Theodore me plaît, et moi aussi je l'intéresse, ça devrait donc me rendre heureuse. Au lieu de ça, je panique et l'abandonne comme une lâche. Qu'est-ce que je peux être bête ! Je suis décidément incapable d'évoluer.
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