Chapitre 11
Je peux le faire. Oui, aujourd'hui, je sens que j'en suis parfaitement capable. Theodore m'a ouvert les portes de son intimité, c'est donc à mon tour d'en faire autant. Mais que va-t-il dire ou penser en découvrant mes toiles ? Je n'ai jamais eu de retour sur mon travail, même mes parents n'ont pas eu cette chance. Et si c'était mauvais ? Non, je ne peux pas les lui présenter, c'est impossible.
— Merde, crié-je en lançant un de mes oreillers à travers ma chambre.
En le quittant tout à l'heure, j'étais décidée à tenir mes propos et à lui donner accès à mon atelier. Et puis j'ai tourné en rond chez moi, je me suis assise sur le canapé baroque qu'adore ma mère et qui est placé juste devant la porte de mon atelier. J'ai réfléchi durant des heures tout en fixant cette ouverture qui donne accès à ce que j'ai de plus précieux. Quand mon ventre s'est mis à gargouiller, je me suis fait un chocolat chaud avant de gagner ma chambre où j'ai envoyé valser tous les coussins de mon lit à chaque question idiote que je me suis posée. Voilà comment j'ai fini par douter. À trop réfléchir, je reviens sur mes décisions. Je ne suis pas spontanée comme lui, je prends toujours le temps de la réflexion comme me l'a enseigné mon père. Il avait peut-être tort ? Ou bien, j'ai mal interprété ses leçons ?
— Andra ! s'offusque ma mère dans l'embrasure de ma porte. Qu'est-ce que tu as fait à ta chambre ?
— Désolée, je vais ranger.
— J'espère bien. Ton père rentre ce soir je te rappelle, et tu sais qu'il déteste le désordre.
Les mains posées sur ses hanches recouvertes d'une très jolie robe en dentelle, la préférée de son époux, je remarque qu'elle s'est mise sur son trente-et-un. Ses cheveux bruns, les mêmes que les miens, sont élégamment attachés dans un chignon banane pour mettre en valeur les boucles d'oreilles qu'il lui a offerte à noël dernier. Il ne manque plus que sa paire d'escarpins pour croire qu'elle se rend à un mariage ou toutes autres fêtes chics.
— Il ne verra rien, lui assuré-je en m'attelant déjà à la tâche.
— Merci ma chérie. Et pense à te changer.
— Papa adore mon chemisier à rayures bleu marine, me défends-je.
— C'est vrai, c'est vrai, s'excuse-t-elle. Son retour me rend toujours un peu nerveuse, je suis désolée.
— C'est bon, je sais que ça te met dans tous tes états.
— Il rentre peu à la maison alors autant que tout soit parfait quand il est là, n'est-ce pas ?
— Oui, murmuré-je.
Je suis vraiment pathétique. Plutôt que d'acquiescer, le sourire aux lèvres, je devrais lui dire qu'il a tort, que c'est à lui d'être plus présent à la maison et donc de faire des efforts. Au lieu de privilégier son travail dans la NAVY, il pourrait penser un peu à nous. S'il avait été présent pour chacune des étapes de ma vie, s'il passait du temps en ma compagnie, il saurait que le rangement n'est pas mon fort.
J'ignore comment ma mère peut se contenter d'une relation presque inexistante. Il part en mission durant plusieurs mois sans que cela ne lui pose problème. Elle l'accueille et lui dit au revoir avec ce même amour dans les yeux, tandis qu'il la serre dans ses bras. Entre eux, les sentiments sont flagrants, ça ne devrait donc pas leur suffire d'être près de l'autre qu'un bref instant. Est-ce que mon père crée en elle ce même vide que celui que Theodore me laisse lorsqu'il regagne sa ville ?
Je termine de tout remettre en ordre et allume une bougie dont l'odeur de cannelle embaume rapidement la pièce. Les traits de mon visage s'illuminent en pensant au new-yorkais qui déteste cette épice emblématique de l'automne. Ses arômes fruités nous plongent instantanément sur les sentiers boisés où les feuilles colorées jonchent le sol. Je les entends presque crépiter sous mes pas alors que des gouttes de pluie rendent indomptables mes boucles brunes.
Le besoin soudain de peindre cette image, sortant tout droit de mon imagination, me gagne. Je dévale le grand escalier victorien aussi vieux, mais élégant, que la bâtisse dans laquelle je vis depuis ma naissance. Sous le regard interrogateur de ma mère, je m'enferme dans mon atelier jusqu'à ce que la nuit tombe. Le manque de lumière naturelle m'oblige à poser le pinceau que je n'ai pas quitté durant les deux dernières heures. La toile, vierge il n'y a pas si longtemps, est désormais teintée de douces nuances de camelle contrastant avec le vert d'une prairie s'étendant au loin. Le personnage central de ce tableau est encore absent, mais je sais déjà de qui il s'agira.
— Chérie, m'interpelle ma mère en toquant derrière la porte. Ton père est rentré à la maison.
Je ne la voyais pas, mais je pouvais facilement discerner tout le soulagement qu'elle éprouvait, rien qu'au son de sa voix. Même s'il est rarement envoyé sur le terrain, cela n'en reste pas moins stressant. Ni elle, ni moi, n'avons connaissance de ses réels agissements, car son grade haut placé est un poste sensible. Il nous a toujours dites qu'il valait mieux ignorer la vérité, pour des questions de sécurité nationale. Plus jeune, j'étais admirative. Mais par la suite, j'ai commencé à me demander s'il n'exagérait pas. Qu'est-ce qui pouvait bien mériter qu'un homme mente à sa famille ? Évidemment, je ne lui ai jamais posé une telle question.
Je me hâte de laver mes mains recouvertes de peinture avant de quitter mon atelier. Vêtu de son uniforme noir aux manches et boutons dorés, mon père enlève son couvre-chef blanc afin d'enlacer ma mère. Je m'avance vers eux sans faire de bruit, je ne veux pas les déranger durant leurs retrouvailles. Mais c'était sans compter sur cette vieille demeure au parquet chantant. Le grincement des lattes de bois attire l'attention de celui qui nous a tant manquées.
— Andra, s'exclame-t-il avec joie.
— Bienvenue chez toi, réponds-je tout en le serrant contre moi.
— Merci ma puce. Ça fait du bien d'être chez soi.
— Tu restes combien de temps ?
— Je ne sais pas encore, mais je ne repars pas avant au moins un mois, tente-t-il de me rassurer en déposant un baiser sur mon front. Profitons de ces moments ensemble, d'accord ?
— Oui, acquiescé-je un peu déçue.
— Ah ! Et j'ai un petit cadeau pour toi.
Je m'écarte de son aura protectrice en roulant des yeux, je sais déjà de quoi il est question. À chacun de ses retours, il m'offre une maquette d'un bâtiment naval de l'armée. J'ai horreur de ces petites choses incroyablement tristes de par leur couleur grise, mais les accepte avec le sourire pour lui faire plaisir. Le bonheur qui pétille dans ses prunelles vertes lorsqu'il me le donne vaut tout l'or du monde. Je suis prête à tout accepter pour avoir la chance de les admirer encore et encore.
— Entre, Theodore.
Mon cœur loupe un battement à l'entente de ce prénom familier. Je peine à croire ce que j'ai sous les yeux, ça ne peut pas être mon Theodore. Mes parents ne connaissent pas son existence, c'est un aspect de ma vie que j'ai toujours voulu garder égoïstement pour moi. Pourtant, il s'agit bien de ce grand brun à la boiterie reconnaissable entre toutes qui passe le pas de ma porte.
— Merci monsieur Keller.
— Je t'en prie, appelle-moi Spencer, déclare mon père en lui tapant l'épaule. C'est un véritable honneur de t'accueillir chez moi.
— Non, c'est moi qui vous suis très reconnaissant.
— Allons, ne soyez pas si modeste. Votre famille a tellement fait pour ce pays que c'est un devoir de vous ouvrir les portes de ma maison.
Je ne comprends pas un traître mot de cette conversation presque lunaire. Voir mon père aussi familier avec lui me rend nerveuse, depuis quand sont-ils si proches ? Theodore aurait sympathisé avec moi parce qu'il connaît l'homme de la maison ? Si tel est le cas, pourquoi ne m'avoir rien dit ? Au lieu d'éclaircir la situation, je reste plantée là à les regarder discuter. Même l'orchidée posée sur la commode de l'entrée semble vivace que moi, elle oscille à cause du vent qui s'engouffre par la porte ouverte.
— Vous savez, moi je n'ai rien à voir avec eux. Je ne suis qu'un agriculteur amoureux des légumes, plaisante Theodore en haussant les épaules.
— Peut-être, mais vous restez un Roosevelt avant tout.
Je n'ai jamais été très douée en histoire, ni en toute autre matière d'ailleurs. Seul l'art avait un sens à mes yeux. Toutefois, il faudrait avoir vécu dans une grotte perdue au fin fond d'une île déserte pour ne pas avoir entendu au moins une fois ce nom. Theodore Roosevelt a été notre vingt-sixième président et je me souviens de cela parce qu'il s'agit du président des États-Unis préféré de mon père.
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