Chapitre 10
Assis dans ma vieille chaise de camping verte, mes pensées divaguent en contemplant ma canne avec laquelle je joue. Je revois le visage stupéfait d'Andra lorsque je lui ai avoué m'être servie de l'ancienne pour tirer au golf. Elle était si belle, j'ai vraiment cru que j'allais l'embrasser sous le kiosque. Nos lèvres étaient tellement proches. J'aurais pu faire semblant de chuter, elle m'aurait rattrapé et cela aurait rompu le peu d'espace qui nous séparait. Mais je n'ai rien fait. J'ai savouré notre proximité sans aller plus loin, car ce n'était pas le bon moment.
Il suffit d'avouer aux autres qu'une grave maladie nous a frappé pour qu'ils changent soudain le regard qu'ils ont sur nous. Je ne compte plus le nombre de fois où, après avoir annoncé mon AVC, on était tout à coup beaucoup plus sympathique avec moi. Cette hypocrisie flagrante m'a marqué, et même si je suis convaincu qu'Andra n'est pas comme eux, le petit doute qui subsiste en moi me fait rester sur mes gardes. Je ne veux pas qu'elle m'embrasse parce que mon histoire la touche et qu'elle se sent donc obligée d'être attentionnée avec moi. Je n'ai pas besoin d'être couvé comme une petite chose fragile.
— Tu es encore là ?
La voix familière de Cade me sort de mes pensées. Je me redresse sur ma chaise et passe ma main dans mes cheveux avant de lui répondre.
— Il est quelle heure ?
— Trop tard pour traîner encore ici. Les clients sont tous en train de manger et tu devrais en faire autant.
— Je n'ai pas vu le temps passer.
— Tu es sûr que tout va bien ? Je te trouve beaucoup plus fatigué que les autres années ?
— J'ai doublé ma surface de plantation donc j'ai eu un travail bien plus conséquent avant de venir ici, c'est tout.
Peu convaincu, Cade prend place sur la chaise de libre à ma gauche. Je ne sais pas ce qu'il attend, mais je n'ai rien à ajouter de plus. Oui, gérer mon entreprise dans laquelle je fais pratiquement tout est épuisant. Être son propre patron a des avantages et des inconvénients, il est bien placé pour le comprendre. Lui aussi gère un business. La différence avec moi, c'est qu'il accepte de confier certaines tâches à d'autres. Peut-être que quand j'aurai son âge, donc dix ans de plus, je déléguerai aussi. Mais j'en doute fort car me donner à cent pour cent dans mon affaire relève de ma fierté.
Toute ma vie, on a prétendu vouloir m'aider. Pour mes parents, leurs directives n'étaient que des conseils qui permettraient de m'améliorer. En réalité, ce n'était qu'un moyen d'avoir en permanence le contrôle sur moi. C'est pourquoi j'ai besoin de tout faire seul. Accepter de l'aide ferait tellement plaisir à mes parents, ils pourraient enfin me rabâcher que je suis inapte à être agriculteur et que de ce fait, je dois me ranger selon leur désir. Il est hors de question que je plonge dans le monde infâme de la politique.
— Quand j'ai commencé à faire des grillades, je n'avais pas d'employé, m'explique Cade d'un ton posé. Je n'arrivais déjà pas à me sortir un salaire alors j'avais encore moins les moyens de payer quelqu'un. J'ai continué à marcher seul durant des années, même après avoir ouvert mon propre restaurant. J'étais cuisinier, serveur, comptable, patron, livreur et j'en passe.
— Un restaurant c'est une affaire compliquée, moi je fais juste pousser des légumes avant de les ramasser puis les vendre.
— Depuis deux ans j'ai un potager dans mon jardin et même s'il est assez petit, ça me prend un temps fou. Alors pour toi qui as des hectares, ne me fais pas croire que ce n'est rien.
— C'est beaucoup moins insurmontable que tu ne le laisses entendre.
— Ce n'est pas ce que ton corps montre. À le pousser trop loin, tu vas finir par...
— L'abîmer ? le coupé-je. Il l'est déjà depuis longtemps.
— Tu devrais donc en prendre encore plus soin.
— J'ai d'autres priorités.
— Comme quoi ? Qu'est-ce qui peut bien passer avant ta santé ?
Ma mâchoire se contracte en réalisant que je fais passer ma rancœur envers mes parents avant mon bien-être. Je me tue à la tâche pour les narguer, leur prouver que je peux vivre par moi-même sans qu'ils n'aient besoin de mettre leur grain de sel. Mais d'un autre côté, penser davantage à ma santé reviendrait à leur montrer que je suis incapable de tout gérer seul. En somme, quoi que je fasse, ils sont gagnants dans l'histoire. Comme toujours, ils remportent la manche face à moi. La balle est dans mon camp et je viens de louper mon revers. Ils marquent le point tandis que je ne peux que ruminer dans mon coin.
Je passe ma main sur mon menton et jure dans ma paume. D'habitude, je n'étouffe pas mes mots, qu'ils soient beaux ou non ils sortent sans modération. Je suis loin d'avoir ma langue dans ma poche. Mais quand je suis à Meredith, je ne montre que le meilleur de moi-même. Andra et ses beaux yeux me poussent vers ce qu'il y a de bon dans mon cœur. Je parviens à mettre un peu de côté mon amertume pour me laisser submerger par le goût épicé de la cannelle. Son odeur si particulière me chatouille les narines en y repensant, j'ai l'impression de sentir Andra contre moi. Je revois sa main glisser le long de ma joue brûlante, toucher mes lèvres avides des siennes. J'ai envie de la voir.
— J'ignore pourquoi tu es à ce point obstiné, mais ça va finir par te bouffer de l'intérieur.
— C'est déjà le cas, réponds-je, le regard dans le vide.
— Tu peux encore changer ça. Ne fais pas la même erreur que moi.
— De quoi est-ce que tu parles ?
— C'est sans doute un peu ridicule, mais quand je te regarde j'ai l'impression de me voir dix ans en arrière, m'avoue-t-il gêné. Je n'avais pas un style aussi class que toi, mais j'avais la même ardeur. Je ne voulais pas d'aide parce que je voyais ça comme de la faiblesse. Il a fallu que je fasse un burn-out pour réaliser que j'avais tort.
— Je vois, dis-je d'un ton désolé.
— Ne sois donc pas aussi têtu que j'ai pu l'être. Accepte qu'on te tende la main de temps en temps.
— Je n'ai connu que des mains empoisonnées, soupiré-je. À New York, les gens ne sont pas tous aussi sympas qu'à Meredith.
— Eh bien reste ici alors, lance-t-il avant de se lever de sa chaise.
Son sourire sincère fait germer un peu plus mon idée de déménager dans le coin. Je me suis toujours senti comme le vilain petit canard de la famille qui n'a jamais su trouver sa place. Et c'est certainement à cause de ce mal-être que je me suis enterré dans ce rôle. J'ai été entraîné dans un cercle vicieux qu'il est peut-être temps de rompre en m'éloignant de la ville et de tout ce qu'elle contient de toxique.
— Ma femme est agente immobilière, tu n'auras qu'à passer à la maison un de ces jours pour lui parler de ce que tu veux.
— Merci, Cade.
— Rentre et repose-toi, termine-t-il en posant sa main sur mon épaule. On se voit demain.
J'opine, un sourire gêné aux lèvres. Je n'ai pas l'habitude que l'on me propose de l'aide sans contrepartie. Chez moi, c'est du donnant donnant. Rien n'est fait par gentillesse, il y a toujours une arrière-pensée, un pari sur l'avenir. C'est un océan de requins prêts à dévorer les plus faibles. Même si je suis un de ces grands prédateurs, je m'efforce de redonner une bonne image à notre espèce en changeant complètement nos habitudes.
Je rassemble mes affaires avant de fermer les portes de la grange qui seront celées par un employé de la mairie. Par chance, la pluie a cessé pour laisser place à quelques rayons de soleil. Cette alternance de temps a fini par créer un magnifique arc-en-ciel surplombant le port. Il faut être aveugle pour ne pas voir à quel point cet endroit est magique. Et si cela n'est qu'un simple rêve, j'aimerais ne jamais me réveiller. Il y a pire comme tombeau éternel.
Je profite de l'accalmie pour me balader le long de la rue commerçante qui longe les quais. Avec ses vieux pavés, je dois doubler de vigilance pour garder ma canne stable sous peine de chuter. Mais l'effort en vaut largement le coup, la vue sur l'océan est grandiose. Les vagues qui viennent s'échouer le long de la côte rocailleuse sont presque hypnotiques, à tel point que je ne réalise pas tout de suite qu'une voiture me klaxonne.
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Je m'excuse pour cette très longue absence, j'ai été accaparée par d'autres projets et j'ai laissé Andra et Theodore de côté. J'espère que tout comme moi, vous êtes ravis de les retrouver.
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