CHAPITRE 4 - Ordre
J-68
Jeon Jungkook
Ordre
On grandit en imitant notre entourage, notre environnement. On se construit à travers les mimiques et détails qui constituent les autres. Il est difficile d'exister par soi-même quand on nous a modelé pour vivre d'une façon et pas d'une autre. Quand on ose se révéler, sortir de ce cadre de formatage, nos proches sont désorientés, perdus face à cette nouveauté. Leur réaction est importante, cela fait d'eux des personnes de confiance ou bien des déserteurs.
Le soleil est en train de se coucher, de quitter l'horizon pour découvrir une nouvelle face du monde, éclairer cet autre côté, pour le bercer de ses doux rayons lumineux. Les nuages, d'un orangé presque rosé, s'ajoutent à la beauté du paysage, caressant gentiment la surface de l'eau. La mer est au repos, ne s'embarrasse plus à fournir autant d'efforts qu'un peu plus tôt : elle prend une pause bien méritée.
Debout sur le chemin longeant le sable, les bras repliés dans le dos et le regard fixé vers le large, mes pensées affluent. C'est une soirée qui pourrait être comme les autres et, d'une certaine manière, elle l'est. La cérémonie prévue dans quelques minutes ne sera qu'une tâche sur le tableau, une ombre éphémère, une hors-d'œuvre plus alléchante pour certains que pour d'autres.
Je n'ai jamais été fan des préliminaires. Ils sont une perte de temps, personne ne peut nier que seul le résultat persistera. Le processus sera oublié avec le temps, mais pas la finalité. C'est elle qu'on retiendra de nous, ce que nous avons accompli, ce que nous laisserons une fois que nous partirons.
Pour certains, il s'agit d'une dure réalité, comme un dénigrement des efforts produits, tandis que pour d'autres, la trace indélébile d'une réussite prévaut sur le parcours.
A l'image de cette étendue qui me fait face, nous ne nous rappellerons pas toutes les vagues qui l'ont amenée jusqu'ici, nous garderons uniquement en mémoire les plus hautes, les plus destructrices aussi.
La conclusion l'emportera toujours sur le développement.
Et la destination triomphera à jamais sur le chemin emprunté.
Tel est le destin de cet océan, l'océan de nos vies. Nos vagues doivent être impressionnantes pour que l'on se souvienne de nous, ou bien elles peuvent tout saccager, laissant une marque intemporelle sur le monde.
A nous de choisir dans quel camp nous placer.
Être du côté de la splendeur ou celui de la dévastation.
— Jungkook-ssi*.
Je me tourne à l'entente de mon prénom et tombe sur un collègue de l'armée. Son habit militaire sied sa musculature et son visage fermé crie à la population qu'il n'est pas une personne à contrarier.
— C'est l'heure, m'informe-t-il et je lui réponds d'un simple hochement de tête.
Je prends une grande inspiration, me préparant à la suite inévitable de la soirée.
Je le rejoins, le dépassant pour m'insérer dans la foule. Les habitants du village se sont attroupés autour de la source de cette agitation temporaire. Ce spectacle a toujours attiré du monde, comme pour combler une envie morbide, un besoin d'observer la cruauté, la nécessité de contempler sa beauté.
Je prends place aux côtés du général, mon père, sans échanger ne serait-ce qu'un regard ou un mot avec lui. Nous nous passons de ce genre de futilités et ne communiquons que lorsqu'il nous est impossible de faire autrement.
Sa présence me pousse à me redresser davantage, à arborer le blason de ma famille avec plus d'élégance, afin de continuer à inspirer à nos pairs le respect et la méfiance qui nous sont dus.
Un bûcher a été installé en plein milieu de la cour, sur cet espace public, visible par tous. Par les hommes pour leur rappeler qu'ils nous doivent l'obéissance, par les personnes âgées pour leur signifier que leur âge ne les sauvera pas, par les femmes pour qu'elles n'oublient pas que la supériorité masculine les dominera peu importe les combats qu'elles mèneront, et les enfants pour qu'ils comprennent suffisamment tôt que la rébellion et la liberté est un luxe qu'ils n'auront jamais.
Il en va ainsi depuis des millénaires, et il est fort à parier que cela durera pendant de nombreux autres.
C'est le système qui le veut. Ce n'est ni mon point de vue, ni mes croyances, mais, de ma place, je ne peux qu'observer ces dérives et y prendre part, d'une façon ou d'une autre, de mon plein gré ou de force, avec envie ou dégoût.
— Je veux que tu sois celui qui allumera le flambeau.
La voix autoritaire de mon père résonne dans ma tête alors qu'il n'y a aucun mur contre lequel elle pourrait rebondir. Elle est ferme, n'accepte aucune remise en cause, parce que le refus n'est pas une option. Il ne l'a jamais été.
Non loin, deux gardes conduisent une jeune femme vers sa sentence, le dernier lieu qu'elle arpentera. Les jambes traînantes, rejetant l'idée d'abandonner, de déclarer forfait, elle se débat, hurle, agite ses bras pour les libérer de l'emprise des hommes qui l'encadrent.
Lorsqu'un humain se sait en danger, qu'il n'en a plus pour longtemps, il adopte généralement deux types de comportement. Soit il capitule, laisse la mort le cueillir, acceptant de lâcher prise et de quitter ce monde avec dignité. Ou bien son esprit se trouble, s'oppose à ce verdict, exprimant tout son ressentiment, libérant la sauvagerie qui l'anime, luttant avec chaque fibre de son être.
C'est au bord de la chute que l'on réalise qu'on a le pouvoir d'agir sur la vie, mais qu'on en a aucun face à la mort. Elle vient nous prendre, qu'on la désire ou qu'on la conteste.
— Quel est son crime ? demandé-je, guidé par cette curiosité qui me caractérise autant que les autres.
Je ne suis pas mieux que ces gens qui viennent célébrer l'exécution de l'un des leurs.
— Est-ce vraiment important ?
Je tourne la tête vers mon père et constate l'insensibilité de ses traits. Son visage est comme je l'ai toujours connu : dur, froid, impitoyable. A l'image du général redouté qu'il est, ne laissant filtrer aucune émotion, me faisant me questionner sur sa capacité à en ressentir.
Je l'admire pour sa maîtrise, celle qu'il a sur ses sentiments et la manière dont il contient son dragon.
Et je le hais pour ne ressembler qu'à une coquille vide, seulement dirigé par son sens du devoir et de la politique.
« Est-ce important ? »
Je me répète cette question quelques fois et la première réponse qui me vient à l'esprit est naïve. Bien sûr que c'est important, infiniment important.
Le crime commis vaut-il la peine encourue ?
Qui sommes-nous pour infliger la justice, pour débattre de ce qui est juste ou non ?
Et puis la seconde réponse qui m'apparaît est fatalement celle que je retiendrai.
Non, ce qu'elle a fait n'importe plus. Elle mourra quoi qu'il advienne, parce que ça a été décidé ainsi, et que mon opinion n'y changera rien.
Ma curiosité ne la fera pas passer pour une innocente.
Alors je prends à nouveau une grande inspiration, m'armant d'un courage que je ne fais que prétendre avoir, puis me dirige vers la condamnée.
En chemin, je fends la foule, jusqu'à m'arrêter devant le bûcher. Dans mon dos, les gens chuchotent, s'agitent, comprennent qu'il est l'heure, que le moment est venu.
J'attrape un flambeau déjà préparé pour s'enflammer rapidement et l'incline vers le feu qui ne tarde pas à le décorer. Avant d'entamer un pas vers l'accusée, une conversation à peine murmurée attire mon attention.
— Elle s'est tapée mon mari sur la table de ma propre cuisine, tu te rends compte ?
C'est la voix d'une femme, à n'en pas douter. Je fronce les sourcils à ses mots, est-ce une affaire d'infidélité ?
— Elle devrait avoir honte, lui répond son amie avec ardeur.
— Je l'ai dénoncé pour sorcellerie, ça lui apprendra. Elle n'avait pas à s'en prendre à ma famille et à venir la détruire.
Mes jambes ont du mal à avancer après ce que je viens d'entendre. Mes yeux scannent la foule, à la recherche de ce mari qui a fauté, qui a commis cet adultère, pourtant je ne vois que cette femme qu'on a attachée à un poteau prêt à s'embraser.
J'avale ma salive, sachant que ma voix ne sera jamais entendue, que je ne pourrais pas changer la situation. Cette jeune femme paiera pour deux ce moment de plaisir et n'aura pas droit à une tombe ou un lieu de recueil parce que, à jamais, son nom sera sali.
Je m'approche d'elle et son regard se fixe sur le mien. Elle cesse un instant de remuer, se perdant dans mes pupilles, alors que je fais de même, sans pouvoir m'en empêcher. Ses longs cheveux blonds et les traits délicats de son visage ne ressemblent en rien à ce que je me représente d'une sorcière. Si tant est qu'il existe une apparence particulière pour en être une. La pâleur de sa peau met en valeur le bleu de ses iris, qui étincelle sous la dernière lueur du jour.
Arrivé à sa hauteur, je la surplombe de plusieurs centimètres, et je prends alors la mesure de nos différences. Elle est minuscule, fragile, presque frêle, les yeux effrayés, remplis d'une angoisse de mort. Je l'analyse pendant de longues secondes, retardant autant que possible ce spectacle lugubre, de même que je fais monter une pression qui est déjà à son comble.
Mes pupilles s'égarent, puis viennent retrouver les siennes. D'aussi près, je remarque les deux grains de beauté qui ornent l'un de ses yeux. L'un s'est perdu à l'intérieur tandis que l'autre en a été rejeté, et je reste un moment hypnotisé par cette scène.
J'ai toujours le flambeau en main, un geste de ma part et l'entièreté de cette paille sèche prendra vie et répandra la mort autour d'elle.
— Je ne suis pas une sorcière, dit-elle dans un souffle, une tentative désespérée de défendre son honneur.
Sa voix est brisée, reflet de l'état dans lequel elle doit se trouver en cet instant, anéantie par les paroles d'une simple femme.
Il n'y a eu aucun procès, et il n'y en aura pas.
C'est toujours ainsi lorsque la faute concerne un noble : la justice se veut rapide, mais surtout impitoyablement efficace.
Rayer le nom d'une personne reste l'un des moyens les plus radicaux pour y parvenir.
— Je sais.
Mon propre ton n'est pas mieux.
Je ne reconnais pas la sensibilité qui m'habite et qui me retient prisonnière. Je me sens faible ; je n'ai jamais fait preuve d'autant de sentiments et d'empathie pour une personne dont j'ignore tout. Mais c'est également la première fois que je suis confronté à une telle injustice à laquelle je dois participer en toute conscience.
Je vais allumer ce bûcher en sachant qu'elle est innocente.
Pas innocente parce qu'elle n'a commis aucun péché, mais innocente parce qu'elle n'est pas ce pour quoi on l'accuse.
— Je voulais que quelqu'un le sache.
Ses yeux s'emplissent de larmes, elle sait qu'il n'y a aucune issue, que la vie va l'abandonner, qu'elle n'y échappera pas.
Le destin de certaines personnes est tragique, non pas toujours par mérite, mais simplement parce que leur sort est scellé depuis le début. On ne peut pas se soustraire à la destinée, elle aura toujours le dernier mot.
— Je le sais, répété-je.
Une larme glisse sur sa joue tandis que son nez se fronce, retenant difficilement la souffrance qui l'assaille. Elle ne semble pas faite pour la porter, pour l'affronter. Pourtant elle a choisi de partir avec dignité, après une dernière rébellion, un dernier cri de désespoir.
Elle ne me demande pas de la sauver, ne s'attend à aucune pitié de ma part. Elle ne cherche qu'à laver son honneur et c'est un combat que je respecte.
— J'accepte mon sort, je ne peux plus rien y changer à présent, reprend-elle avec un ton plus déterminé, comme si elle rassemblait chaque morceau brisé de son être pour former un tout plus audacieux. Je mourrai par les flammes, traitée comme une paria et consumée par la cruauté humaine. Mais je sais maintenant qu'une personne connaît la vérité et que mon nom n'est donc pas pleinement sali.
Elle hoche ensuite la tête, me donnant le signe qu'elle est prête pour la suite. Prête à être brûlée vive.
Mais pas moi.
— Pourquoi avoir fréquenté cet homme ? ne puis-je m'empêcher de lui demander.
Ma curiosité ne la sauvera pas, et j'ai beau le savoir, j'ai besoin d'avoir les raisons de cette femme. Je dois comprendre, je ne peux pas l'exécuter, porter ce coup fatal sans l'interroger.
— Parce que je l'aime.
La conviction transpire de chacun de ses pores.
Elle conjugue ce mot, ce sentiment, au présent.
Ne le niant pas.
Ne l'évitant pas.
L'assumant. Pleinement.
— Et où est-il ?
Un homme peut-il laisser une femme qui l'aime se faire tuer ?
Je devrais entendre ses cris, le voir essayer de me retenir de lui faire du mal, me supplier à genoux de l'épargner, de prendre sa place.
Mais où sont ses hurlements ? Ses bras qui ne me retiennent pas ? Ses genoux épargnés ?
Pourquoi est-ce que cette jeune femme blonde est-elle là, attachée à ce poteau, sans lui ?
Je ne connais rien à l'amour, il m'a tourné le dos il y a longtemps. Pourtant, j'ai déjà vu dans le regard de certaines personnes ce que cela voulait dire, au moins autant que l'âme transperçant les pupilles d'un être peut le dire.
— En vie, quelque part, répond-elle seulement, haussant une épaule.
« Quelque part... »
Loin des responsabilités.
Il est facile de se jouer d'une personne, mais il est plus dur d'en assumer les conséquences.
— Je ne vous sauverai pas.
— Je le sais.
J'avais besoin de le lui dire, qu'elle prenne conscience que je ne serais pas ce héros des contes de fée. Que la vie est loin d'en être un.
Je serai le sol qui l'accueillera après une longue chute vertigineuse, comme une fin fatale et inévitable, mais je veux qu'elle sache que je ne suis pas celui qui l'a poussé et encore moins celui qui défendra ceux qui n'ont rien fait pour la rattraper.
Je ne peux pas la sauver, mais je peux rendre les choses plus faciles.
J'attrape avec violence sa mâchoire, faisant croire à nos spectateurs que l'entracte est fini, que la véritable scène commence.
— Ce sera rapide, déclaré-je, le ton rugueux.
Elle ne met pas longtemps à comprendre, sentant très certainement le couteau qui frôle son abdomen.
— Regardez-moi dans les yeux en le faisant, je ne veux pas partir seule.
Mon cœur se serre dans ma poitrine, lui qui ne plie devant personne, qui ne s'emballe que sous l'adrénaline. Aujourd'hui je suis celui qui tient le couteau, pourtant je sens sa lame se planter dans mon organe vital.
Imperceptiblement, j'acquiesce, lui accordant ce dernier vœu, ne pouvant lui offrir que cette mort brève.
Je ne m'excuserai pas, je ne suis pas responsable, mais mon âme emportera cette énième blessure.
D'un geste vif, mon bras s'active et la pointe tranchante de mon arme se loge dans son poumon, brisant instantanément le rythme irrégulier de sa respiration pour la priver à tout jamais d'une nouvelle inspiration.
Les morceaux qu'elle s'était évertuée à rassembler, ceux qui constituaient le vase de sa vie, je viens de les détruire pour toujours. On ne l'emporte jamais sur la mort, mais on peut lui faire face sans sourciller.
Comme elle le fait en ce moment même.
La vie quitte petit à petit ses prunelles, tout comme une part de moi la rejoint dans cet abysse, ces profondeurs d'un noir absolu.
— Merci, susurre-t-elle en guise d'ultime soupir.
Je viens de réaliser une chose.
Je ne referai pas le monde et on se fiche éperdument de ce que je pense. Les ordres sont les ordres, et ils ne sont jamais à discuter.
Mais j'ai le pouvoir de les exécuter de la façon dont il me chante.
Et ça inclut le fait d'abréger la souffrance des innocents.
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NOTE DE L'AUTEURE :
Je crois que c'est l'un des chapitres qui a été le plus dur à écrire pour moi et je ne sais pas vraiment pourquoi... J'ai été touchée par ce dilemme difficile qui concerne tous les soldats. Suivre les ordres sans jamais les réfuter... C'est un courage ou un sacrifice qu'on ne peut pas imaginer tant qu'on n'y a pas été confronté.
Qu'auriez-vous fait à la place de Jungkook ?
Avez-vous compris que cette femme sur le bûcher, c'était Taehyung ?
Le Trompeur est vicieux, il se sert des faiblesses, de la corde sensible pour tourner la situation à son avantage. Qu'en pensez-vous ?
Et, à votre avis, à quoi ressemble la relation de Jungkook avec son père ?
A une certaine époque, il était facile de dénoncer qui que ce soit pour sorcellerie. Des gens (des femmes) biens sont morts brûlés pour satisfaire certains, alors je voulais dénoncer cette injustice à travers cette histoire.
Des kissouilles, mes Dumiz !
Era xx
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