CHAPITRE 3 - Aimer
J-82
Jeon Jungkook
Aimer
Quand je pense au futur, ma gorge se compresse d'elle-même.
Et si je n'avais pas le temps ? Et s'il me rattrapait et qu'il se jouait de moi ? J'ai besoin de lui pour apprendre à me connaître, pour déterminer de quoi je suis fait(e). Si je le volais, si je le prenais de force, alors peut-être — je dis bien peut-être — que j'aurais une chance d'apprendre à m'aimer.
Chaque seconde ressemble encore et toujours à un infini. J'ignore quel jour nous sommes, ni depuis combien de temps je suis enfermé ici. Tout se ressemble : le lieu, les minutes, les sentiments. Les moments les plus passionnants de ma vie se passent finalement dans mes songes et je finis inévitablement par souffrir de la situation, d'une manière ou d'une autre.
J'ai l'air pathétique dans ce matelas déposé au sol, seulement lavé grâce à un tonneau qui se trouve rempli d'eau savonneuse tous les jours. J'ai les bras en croix autour de mon corps comme s'ils n'avaient même plus la force d'adopter une posture un peu plus convenable.
Ma mère saurait me dire à quel point je suis misérable ainsi, que je fais honte à la famille.
Un homme de mon rang ne se laisse pas aller, il ne plie jamais, il sait toujours rebondir. Je devrais chercher un moyen de sortir de cette grotte et prendre la situation en main plutôt que la subir.
J'ai tout de même essayé de briser les barreaux envoûtés, de frapper dans les murs, de trouver une trappe par laquelle m'échapper. Mais à part avoir l'air d'un fou, je n'ai pas avancé.
La faim commence également à me tirailler les entrailles. Chaque jour qui passe sans une goutte de sang me rapproche davantage de la démence et de la mort, mais j'ai déjà survécu à cinquante jours sans me nourrir, alors je sais que nous n'avons pas dépassé ce stade.
C'est encore supportable. Désagréable, mais supportable.
Ça me rend seulement plus faible et empêche mon cerveau de fonctionner correctement.
Contrairement à beaucoup de légendes sur les vampires, nous ne mourrons pas pour devenir un membre de notre espèce. Nous avons seulement énormément de mal à nous reproduire, notamment depuis qu'il y a des mélanges dans les sous-catégories d'espèces qui constituent la grande famille des vampires.
Celle à laquelle j'appartiens, les Gitpaieos, est une variété puissante. Les miens sont reconnus pour être d'un rang supérieur, respectés et craints par plusieurs êtres surnaturels. Nous faisons partie des premières lignées et existons par conséquent depuis près de 3 000 ans.
C'est beaucoup et peu à la fois.
Encore un mensonge nous concernant, nous ne sommes pas éternels, même si nous vivons bien plus que la moyenne. Park Mi-ja est l'être le plus vieux répertorié de mon espèce. À 923 ans, elle décède dans une tragique attaque décimant des milliers d'individus.
À côté, mes 99 ans me font paraître bien jeune.
En étant coincé ici, j'ai eu le temps de repenser à mon existence, et les différents scénarios inventés par le Trompeur m'ont fait réfléchir.
De ce que je sais, le Trompeur est une espèce née de la magie.
Ils ne sont pas réels dans le sens où nous concevons la réalité. Ils sont une illusion vivante, façonnée pour se glisser dans nos esprits, déjouer nos défenses, détecter la moindre faille. La plus petite faiblesse, celle que nous nous efforçons de dissimuler à nous-mêmes, ils la trouvent et l'exploitent avec une précision cruelle.
Rien que d'y penser, un frisson glacé remonte le long de ma colonne vertébrale.
La vitesse à laquelle il a compris de nombreuses choses sur moi me terrifie plus que je ne l'avouerai jamais.
C'est une peur que je garde enfouie, comme tout le reste.
J'ai horreur de l'idée qu'un jour, il gratte au-delà de la surface. J'ai passé des années à enterrer profondément les fragments de mon âme que je ne voulais plus voir. Tout ce que j'ai enfoui, c'était pour le bien de tous, pas seulement pour moi.
Et si je ne veux pas savoir ce qu'il y a en dessous, je ne peux qu'imaginer l'abomination que cela pourrait révéler aux yeux des autres.
Cette angoisse silencieuse se mêle à une autre, plus sourde, mais tout aussi pesante : l'arrivée imminente de ma centième année.
Un jalon que peu atteignent sans en sortir changés.
Pour un vampire de mon rang, c'est bien plus qu'une simple célébration. C'est une transition officielle vers l'âge adulte, le moment où les responsabilités se font réelles et où les traditions dictent notre chemin.
Pour moi, cela signifie succéder à mon père.
Devenir général.
Une vague d'incertitude me traverse. Mon père, avec ses 334 ans à peine, est encore jeune selon nos standards. Il pourrait continuer à mener l'armée, à remplir son rôle avec la discipline et l'efficacité qu'on attend de lui.
Mais les traditions sont impitoyables.
Elles ne se plient pas aux circonstances, et il est écrit que je dois prendre la tête de l'armée.
Sur le papier, je deviendrai général.
Dans la réalité, je ne serai qu'un pantin, mis de côté dès qu'il s'agira de prendre de vraies décisions.
Et pour être honnête, je ne peux même pas lui en vouloir.
Si j'étais à sa place, je ne me ferais pas confiance non plus.
Mon dragon, l'animal totem de notre lignée, gronde en moi.
Capricieux, impulsif, difficile à canaliser.
Mais aussi incroyablement protecteur et loyal, il incarne tout ce que notre famille a été choisie pour représenter. Une force brute, indomptable, mise au service de la protection de notre peuple.
C'est pour cela qu'il y a des siècles, nos ancêtres ont été désignés pour ce rôle.
Et je ne dois pas déroger à la règle.
Quand bien même j'en suis incapable.
C'est aussi la raison pour laquelle je suis ici, dans cette épreuve. Je le sais.
On ne prend pas la tête d'une armée du jour au lendemain, simplement parce que l'âge et le nom nous y prédestinent.
Je dois prouver ma valeur.
Comme mon père, mon grand-père, et tous ceux qui m'ont précédé, je dois affronter le test du Trompeur.
C'est une tradition aussi cruelle qu'inflexible, destinée à exposer nos vices, nos limites, la force de notre esprit.
Et s'assurer que, malgré tout, nous ne mettrons jamais notre espèce en péril.
Je devrais en tirer des leçons.
Mais jusqu'à présent, il n'y a que frustration.
Ces illusions me piègent, m'enferment dans un monde où je ne contrôle rien.
Je me souviens de tout une fois réveillé, bien sûr.
Mais dans ces foutues épreuves, la réalité s'efface, remplacée par ce qu'il veut me faire croire. Aucune échappatoire, aucune issue.
Et pourtant, une chose reste constante.
Ses grains de beauté.
Peu importe la forme qu'il prend, peu importe le sexe, l'âge, ou même la nature du personnage qu'il incarne. Ils sont toujours là.
Ces minuscules constellations sous son œil, comme un rappel silencieux de ce qu'il est.
Je les remarque toujours, quoi qu'il fasse.
Et je me demande, presque obsédé : est-ce une particularité propre à son espèce ? Ou seulement à lui ?
Ou bien le fait-il exprès ?
Une provocation subtile, une façon de me dire qu'il reste, malgré tout, lui-même, même au milieu des mensonges qu'il tisse pour me briser.
Je serre les poings à cette pensée, ma mâchoire se crispant sous le poids de mes craintes.
Parce que, quoi qu'il cache, quoi qu'il tente de m'apprendre, je sais une chose avec certitude : il me connaît mieux que je ne me connais moi-même.
Et c'est peut-être cela qui me terrifie le plus.
A-t-il compris que ces grains de beauté m'intriguaient ? Est-ce pour cette raison qu'il les porte à chaque fois ?
Mon cerveau se pose des questions tellement futiles que je pourrais en rire si je n'étais pas prisonnier ici, sans la moindre goutte de sang et avec pour unique compagnie mon aliénation.
Alors j'en viens à laisser dériver mes pensées et me remémore les visages qu'il emprunte. Existent-ils réellement ou sont-ils le fruit de son imagination ? Quel est celui qui lui ressemble le plus, à sa véritable apparence ?
Est-il un homme, une femme ? Un vieillard, peut-être ?
Parmi tous les visages qu'il a choisi, j'en viens à faire un classement. Il y a ceux qui sont plutôt effrayants et qui n'ont rien d'attrayants, simplement faits pour attiser une certaine frayeur en moi. Et, plus j'y réfléchis, moins je n'arrive pas à l'imaginer comme étant laid ; il a bien trop confiance en lui pour ça.
Comme si le physique avait à voir là-dedans...
Et puis il y a ceux qui sont volontairement agréables à regarder, qui sont soignés, élégants et délicats. Il est évidemment plus difficile de résister à ceux-là, ils attirent nécessairement plus de sympathie, de compassion.
Ils sont mûrement choisis en fonction du test du jour, j'en ai conscience. Il se joue de son apparence pour me faire plier, lui céder, d'une manière ou d'une autre.
Cependant, il y a un visage qui a retenu mon attention, je dirais qu'il s'agit de mon préféré.
Celui qu'il a utilisé le jour où il s'est amusé à me couper les doigts.
Celui-là était à la fois froid et expressif, doux et dur, délicat et cruel, beau et immonde.
Ce visage m'a marqué.
Ses pupilles étaient d'un noisette tellement profond qu'elles se rapprochaient presque d'un chocolat intense. En plus de ses grains de beauté, elles m'ont hypnotisé. J'ai sincèrement eu l'impression que le temps s'était arrêté lorsque nos iris se sont croisés. Et pour un homme aussi insensible et imperméable que moi, c'était un événement en soit.
D'autant plus que c'est l'unique fois où il a réussi à réveiller mon dragon, lui qui ne se montre qu'en dernier recours, qui en devient presque timide tant il reste invisible pour les autres. Je fais en sorte de le verrouiller à double tour afin qu'il ne fasse de mal à personne, qu'il ne se déchaîne pas, qu'il reste sous contrôle.
Le retenir est parfois douloureux, à tel point que cela me consume de l'intérieur, mais je ne peux pas simplement le laisser s'exprimer librement. En plus de briser des chaînes ensorcelées, il est capable de bien pire, et je ne connais aucun être pouvant l'arrêter ou le contenir.
Je deviens quelqu'un d'autre lorsqu'il prend possession de moi, et je refuse de finir Descelleur.
Je préfèrerais mourir que de devenir un martyr pour les autres.
Je soupire, revenant à la réalité.
Ce visage était autant une damnation qu'une bénédiction.
— Il suffisait de le dire que tu préférais les hommes.
Une voix emplit l'espace, profonde, résonnante, mais lourde de ce poids invisible qui semble plier l'air autour de nous.
C'est cette voix, celle qui appartient à ce fameux visage.
Elle s'insinue dans chaque recoin de la pièce, s'étendant comme une vague inexorable, frappant les murs avec une intensité qui les fait vibrer.
Et tout à coup, les murs eux-mêmes semblent se rapprocher, lentement, imperceptiblement.
Comme un étau se resserrant autour de moi.
Depuis quand est-il là ?
— Etant donné que tu es ma mission principale, n'oublions pas qui tu es, je suis souvent là, ironise-t-il alors que je m'assois rapidement sur le matelas.
Pendant une seconde, la tête me tourne, le manque de sang me fait légèrement perdre l'équilibre.
— Donc tu admets lire dans les pensées, changé-je de sujet, souhaitant en savoir plus sur ce qu'il est.
— Et toi, tu admets préférer les hommes ?
A nouveau, je soupire. Il est vraiment horripilant, et j'espère que ça, il l'a entendu.
Il rit, signe qu'il a probablement lu dans mes pensées.
— Je pensais que tu l'avais compris plus tôt. Je suis un être omniprésent, donc oui, je m'immisce à ma guise dans ta petite tête.
J'entends un son de frottement et la tâche sombre qui le caractérise lorsque nous sommes dans cette grotte descend, comme s'il venait de s'asseoir contre le mur.
Peut-être a-t-il une apparence plus humaine que ce que j'imagine.
— Tu ne le fais jamais à la loyale, en posant des questions, par exemple ?
J'entretiens la conversation, comme je le fais à chaque fois, sans pouvoir y résister. Il a ce petit quelque chose qui me pousse à rétorquer. Dans ces moments-là, je me sens pris au piège dans son aura, mais j'y retourne quand même.
— J'y prendrai moins de plaisir, avoue-t-il. Mais tu ne me facilites pas la tâche non plus. Si tu répondais à mes questions, je n'aurais pas à me montrer déloyal.
Je hausse un sourcil, puis roule des yeux. Ce combat verbal est stérile et risque de l'être jusqu'à la fin de mon séjour ici.
— J'ai remarqué que tu étais plus ouvert d'esprit lorsqu'il s'agissait de philosophie que lorsque l'on évoque l'amour, me titille-t-il d'une voix sombre, rauque, avec une pointe de provocation. Ces questions-là t'effraient ?
Je vide ma cage thoracique de l'air qu'il a pollué à la minute où il est entré dans ces lieux. Je me rallonge, me sentant lassé de cette discussion qui n'a aucun sens, hormis le fait de me pousser à révéler des choses que je souhaite garder enterrées.
— C'est toujours pareil, l'enfant se recroqueville dans sa carapace dès que le sujet principal concerne les émotions, un aspect plus sentimental, poursuit-il, se fichant de mon silence.
C'est plus difficile qu'il n'y paraît de faire cesser le cours de ses pensées. Faire le vide, créer le néant dans son esprit est une démarche presque impossible. M'empêcher de réfléchir revient à me faire réfléchir au fait que je dois arrêter de réfléchir. Et je suis bien trop cérébral pour ça.
— Tu peux lutter autant que tu veux, personne n'a réussi à me duper là-dessus, me révèle-t-il et je tourne légèrement la tête vers cette âme sombre. En plus de lire dans tes pensées, je perçois mieux que personne les émotions, les couleurs de ton aura changent lorsque c'est le cas.
Je fronce les sourcils, je suis étonné qu'il me fasse part de cette information. J'ai besoin de trouver l'entourloupe, de déterminer s'il ment ou s'il cherche une réaction particulière de ma part.
— Tu es si méfiant, c'est à croire que ce n'est rien sans rien pour toi, reprend-il, ne se gênant pas pour accéder à mes pensées. A quel point as-tu été brisé pour ne faire confiance à personne ?
Je plisse les yeux, pinçant les lèvres pour ne me concentrer que sur cette tâche noire, pour ne pas alimenter mon esprit, le faire s'échauffer, replonger dans des souvenirs qu'il pourrait utiliser contre moi le moment venu.
Il en sait déjà bien assez.
— C'est vrai que je commence à avoir une fiche d'identité qui se dessine dans ma tête : tu es mystérieux, solitaire, têtu, fier, marginal, tu te fiches de ton apparence, tu ne t'aimes pas et tu crains qu'on ne t'aime pas non plus, s'amuse-t-il à énumérer et, à mesure que sa liste s'allonge, ma mâchoire ne fait que se serrer davantage. Oh et n'oublions pas que tu me détestes, mais que tu me préfères avec un certain visage.
Et puis je finis par rire.
— Je peux connaître la source de ton rire ?
— Je me dis seulement que ce tableau de moi vient seulement d'une personne franchement hypocrite, qui devrait se regarder dans un miroir.
Je ne peux pas lire dans son esprit ni même observer ses expressions faciales, mais l'atmosphère vient de changer, alors je suis sûr d'avoir marqué un point.
Intéressant.
— Qu'est-ce qui te fait dire que je ne m'aime pas ?
Il brise le léger silence qui s'était installé pour me poser une question qui me surprend. On peut dire qu'il ne fuit pas les conversations pénibles.
— En dehors du fait qu'il est difficile de s'aimer alors qu'on passe la journée à torturer les autres, tu veux dire ? le piqué-je avec une certaine satisfaction.
Je m'amuse à faire s'étirer le silence, à faire le vide dans ma tête pour créer une forme de suspense. Si me tourmenter lui plaît, je peux très bien jouer avec lui.
— A force d'insister sur ma solitude, j'en viens à me demander si tu n'es pas celui qui en souffre véritablement. Je n'ai jamais subi cet ermitage, c'est ma décision en ce qui me concerne. Et pour toi ? terminé-je en me redressant sur le lit, plaçant mes coudes sur mes genoux, fixant ce vide noir.
Presque aussi vide que son âme.
Si tant est qu'il en ait une.
— Est-ce que les autres te rejettent ou bien t'abandonnent-ils ? Ça doit être difficile d'aimer quelqu'un comme toi, qui a pour unique hobby de persécuter, terminé-je avec hargne, voulant exprimer la haine et le dégoût qui m'habite quand je pense à lui.
Là encore, une éternité silencieuse prend place, envahissant l'espace jusqu'à faire réduire ses parois. Elle devient écrasante, étouffante, au point que je me lève, les épaules tendues et le dos droit.
Je suis heureux d'avoir raison sur ce point, et encore plus de pouvoir lui faire mal. Autant qu'il s'amuse à m'en faire.
Je l'entends claquer sa langue contre son palais, semblant contrarié. A son tour, il se met debout, je distingue sa silhouette élancée, formant une ombre noire sur le mur contre lequel il était appuyé.
— Tu parles en ne prenant qu'un seul point de vue, un seul angle, celui qui t'arrange de toute évidence, dit-il, brisant le silence avec sa voix caverneuse, pleine de calme et d'assurance. Il ne te viendrait jamais à l'esprit que je puisse faire cela pour des raisons toutes autres, qui m'appartiennent.
Il soupire et fait un pas dans ma direction.
Mon cœur cesse de battre à l'idée que je puisse voir son réel visage.
Mais je relâche mon souffle quand je réalise qu'il n'avancera pas davantage.
— La profondeur de la psyché n'a pas de limite, elle est aussi cruelle que magnifique. C'est un véritable plaisir de la découvrir, de la faire se révéler. Je torture des êtres, c'est vrai, poursuit-il, faisant traîner sa voix. Mais vous êtes maîtres de vos choix. Dans mes illusions, vous êtes libres de vos décisions. Vous pouvez tuer comme sauver, abandonner ou vous battre, montrer votre loyauté ou bien trahir.
Il rit tandis que mes muscles se contractent.
— Je suis un Trompeur, une créature vile et méprisable, mais en fin de compte, je ne suis pas forcément le plus monstrueux.
A nouveau, il émet un ricanement qui me fait grincer des dents.
— Mais je le sais, continue-t-il. Sur l'échelle de la monstruosité, je suis probablement un des mieux placés. Et si tu te demandes si j'arrive à m'aimer avec ce travers ? Je dirais que l'amour a plusieurs définitions et que la mienne s'adapte très bien à ma dépravation.
C'est... énigmatique.
Ce n'est même pas une réponse en soit, mais j'imagine que c'est tout ce que j'aurais.
— Je ne suis pas venu pour faire la causette, Jungkook-a, reprend-il et ma tête se penche sur le côté, attendant inexorablement qu'il s'explique. J'ai quelque chose pour toi.
Il n'a pas besoin d'en dire davantage, je sens son odeur avant même qu'il n'ouvre la bouche.
Je ne peux plus réfléchir, le cerveau bloqué, les membres paralysés.
Du sang.
Du sang frais.
Du sang humain.
Du sang qui me ferait tourner de l'œil tellement j'en rêve.
Je peux déjà sentir son goût sur ma langue, son liquide dévaler ma gorge, sa texture m'envelopper pour me rendre plus fort, plus puissant.
J'en salive, comme un chien, comme le stupide vampire que je suis.
Il est impossible de résister au sang dans une telle situation, surtout pour mon espèce. J'ai besoin de beaucoup de ce breuvage, assez pour contenter le dragon qui sommeille en moi. Plus j'en bois, plus je me révèle être vigoureux, solide, endurant, robuste.
C'est une guerre psychologique qu'il m'offre. Je le sais, je vais devoir endurer ce moment, et probablement de nombreux autres.
Jusque-là, il ne m'a accordé aucun répit, ce verre ne peut être un gage de paix, une réconciliation, ou peu importe comment on pourrait nommer ça. Il teste ma résistance, ma capacité à refuser le moteur dont j'ai besoin, ce qui me maintient en vie, par la force des choses.
C'est vicieux, petit... digne d'un Trompeur.
J'ignore depuis combien de temps je suis là, mais je ne craquerai pas, quoi qu'il m'en coûte.
— Ta force d'esprit est admirable, déclare-t-il nonchalamment. Je ne sais pas si elle fait de toi un homme courageux ou bien un homme stupide. Que crois-tu que j'ai mis dans ce verre pour le refuser ? Tu es déjà à ma merci, prisonnier de mon emprise. Que pourrais-je rêver d'autre ?
Son discours me fait inévitablement réfléchir, et je sais que c'est ce qu'il veut. Il souhaite que je lui cède, que je le laisse gagner du terrain. Je crois surtout qu'il cherche à ce que je lui fasse confiance, à ce que je me confie de mon plein gré.
— Ça n'a rien à voir avec ce verre, tu le sais bien, reprends-je la parole après une longue abstention. L'accepter revient à t'accepter, et c'est non.
Ma voix tombe comme un couperet, elle remplit la grotte, se répercute contre les murs, contre ma poitrine, et résonne en mon sein. Elle fait bouillir mon sang, même mon dragon s'agite.
Je le rejette.
Tout simplement.
Et nous le savons tous les deux.
S'il a démarré cette guerre psychologique, je viens de lui faire prendre un nouveau tournant.
Parce que je l'ai provoqué.
— Bien, répond-il en toute simplicité.
La seconde suivante, son ombre disparaît et je reste désorienté, perdu. Mais je n'ai pas le temps de m'épancher sur ce sentiment que la lumière s'éteint, me plongeant dans le noir abyssal de ce lieu abandonné.
Des mains viennent soudainement recouvrir mes yeux et un corps se plaque contre mon dos. La surprise m'envahit, je n'oppose même aucune résistance lorsque l'on me force à avancer, jusqu'à buter contre les barreaux de ma cellule, de mon récent domicile.
C'est la première fois qu'il me touche sous sa véritable apparence.
C'est ce qui me traverse instantanément.
La seconde chose est qu'il a plus de force qu'il en a l'air.
A la minute où je cherche à me défendre, à me retirer de son emprise, de nouvelles mains agrippent mes poignets, les tirant jusqu'à ce que mes bras passent entre les barreaux et que mon visage s'écrase sur ces derniers.
— Ton égo ne changera pas ta condition, me souffle-t-il à l'oreille. Il ne fera que te ralentir parce qu'il te rend dépendant. Refuser ce verre, c'est aussi réfuter ta nature. La vérité, c'est que tu n'arrives pas à reconnaître tes faiblesses. C'est purement la réaction d'un enfant qui cherche seulement à s'opposer pour attirer un peu d'attention sur lui.
Ma respiration troublée fait tambouriner mon cœur à l'excès et son souffle s'abattant contre mon cou génère des frissons d'angoisse, quelque chose que je n'avais jamais ressenti auparavant. Comme une forme d'intimidation qui m'est étrangère, comme s'il cherchait à me faire capituler et que, d'une certaine façon, il y parvenait.
— Je ne prendrai pas ce verre, refusé-je à nouveau, restant catégorique.
— Vraiment ? murmure-t-il au creux de ma gorge.
Je tente à nouveau de lui échapper, de me dégager de ses bras, de le fuir, le faire s'éloigner. N'importe quoi. Mais il tient bon, ne relâchant pour rien au monde sa prise sur moi. Des mains s'ajoutent également pour retenir mes chevilles.
Comment est-ce possible ?
Sont-ils plusieurs ?
A-t-il plus de deux bras ?
Je suis coincé, physiquement et psychiquement, que je le veuille ou non.
Son corps épouse le mien et sa voix, celle de mon visage préféré, m'apparaît comme étant encore plus douce d'aussi près. Je ne peux pas m'empêcher de me demander s'il ressemble à ce qu'il était lors de cette illusion.
Est-ce qu'un jour je le saurais ?
Je ne comprends pas pourquoi je suis obsédé par cette question. Pourquoi son apparence m'importe autant ? Est-ce que je cherche à nourrir un fantasme ridicule ? Est-ce que je m'accroche à n'importe quoi pour ne pas sombrer ?
Est-ce que j'ai envie qu'il ressemble aux miens ? Qu'il ne soit pas aussi monstrueux qu'il le dit ?
Est-ce que je suis en train de devenir fou ?
— Tu deviens un livre ouvert, fais attention, Jungkook-a.
Mon dragon s'amuse à naviguer un peu partout dans mon corps, certainement à la recherche d'une issue, d'une échappatoire, d'une sortie. Il se met même à me longer le cou pour se loger non loin de mon oreille, celle qui frôle sans cesse les lèvres du Trompeur.
Il me protège ou le jauge ?
Il est impossible de ne penser à rien, j'en suis de plus en plus convaincu. Je ne pourrais jamais le devancer parce qu'il aura toujours un coup d'avance.
— Je gagne toujours, Jungkook-a. D'une manière ou d'une autre.
La chaleur de son souffle effleure même mon visage et ma mâchoire se tend dans une tentative de lutte, de résistance.
Même si je dois en mourir, je ne lui céderai pas.
Ce n'est pas une question de fierté, mais d'honneur.
Il rit à mon oreille, appuyant davantage sa main sur mes yeux, faisant tomber ma tête en arrière, sur l'une de ses épaules.
Je meurs d'envie de me retourner, de savoir qui se cache derrière ce masque d'impassibilité. Quel visage peut bien arborer cet être atroce ? Est-il aussi laid qu'il l'est à l'intérieur ?
— Jungkook-a, m'appelle-t-il encore, me faisant contracter les doigts en des poings.
J'ai horreur de mon nom entre ses lèvres.
— Prends ce verre, insiste-t-il et alors que j'allais à nouveau refuser, l'odeur de son contenant m'apparaît à quelques centimètres de mes narines. Ton égo va-t-il te contrôler ?
J'entrouvre les lèvres, les lèche, les trouvant soudainement très sèches. Horriblement sèches. Tout en moi s'enflamme à l'idée d'être nourri, de pouvoir m'abreuver, enfin, après des jours de sevrage.
Ce liquide ambré, je n'ai pas besoin de le voir pour le sentir, pour en baver. Dans tous les sens du terme. J'en rêve, j'en tremble, mais je ne peux pas.
L'expression qui dit « si près et pourtant si loin » n'a jamais eu autant de sens pour moi qu'aujourd'hui.
J'ai déjà connu la faim, mais on ne m'a jamais tenté ainsi.
C'est plus que de la torture, presque plus douloureux que de perdre un doigt ou deux.
Un vampire qui ne boit pas de sang ne fait pas que dépérir, il perd sa lucidité, sa force, ce qui fait de lui un être aussi craint qu'admiré.
Ma langue passe sur mes canines qui se sont allongées sans même que je ne m'en rende compte. C'est comme si elles avaient déjà cédé, qu'elles ne pouvaient que répondre à un besoin nécessaire.
Pourtant, j'en ai décidé autrement.
Je ferme les yeux sous sa main et me mets à inspirer calmement. Je reprends mon souffle et redeviens maître de la situation.
Il a raison, je suis celui qui conditionne la suite, je choisis ou non de renoncer, de poursuivre, de me battre ou d'abandonner.
Et je n'abandonne jamais.
Je ne m'incline devant personne.
Mes canines rétrécissent alors et la crise est passée.
Je sens toujours l'odeur du sang et elle envahit encore mes narines, mais elle ne me domine plus.
— L'égo et l'honneur font parfois front ensemble, ne crois-tu pas ? chuchote-t-il et je décide de me concentrer uniquement sur sa respiration.
Elle est calme et étrangement apaisante, comme une sorte d'ancrage m'empêchant de sombrer. C'est amusant de constater qu'il peut créer une aussi grande ambivalence chez moi.
Il me rassure là où il me terrorise.
— Refuser ce verre, c'est aussi se dépasser, hein ?
Il ricane et, tout à coup, il s'évapore, se perdant dans l'air ambiant.
Je n'ai toujours pas rouvert les yeux, malgré son départ.
Je penche la tête et colle mon front aux barreaux.
C'était étrangement l'une des expériences les plus intenses de ma vie.
___________
NOTE DE L'AUTEURE :
Aimez-vous autant que moi ces joutes verbales entre Jungkook et Taehyung ? Leurs échanges sont profonds et toujours lourds de sens.
Dans ce chapitre, vous en apprenez un peu plus sur Jungkook, son fonctionnement et aussi les responsabilités qui vont l'incomber.
C'est un personnage complexe, vous ne trouvez pas ?
A la fois fier, fort, mais aussi inquiet, parasité par des pensées sombres...
Et Taehyung est à la fois intriguant, mystérieux, mais aussi... noir ? Il a ce côté énigmatique qui donne envie de percer sa carapace, mais il ne laissera personne se rendre assez prêt de lui pour ne serait-ce que toucher du doigt son armure...
Etes-vous intrigués par l'espèce des Trompeurs ? C'est un être très particulier, je lui ai inventée de nombreuses caractéristiques, vous verrez. Déjà, a-t-il plusieurs bras ou bien y a-t-il autre chose ?
Jungkook va-t-il réussir à résister à Taehyung ? 100 jours... c'est long... et c'est mal parti ^^
Qu'imaginez-vous pour la suite ?
Kissouilles, mes Dumiz !
Era xx
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