Au fur et à mesure que les jours passent, invisibles et compacts, Adrien laisse un peu plus son esprit s'étioler dans une brume dorée et lumineuse. Plus aucune logique, plus aucune nécessité n'existe hors de son Etoile, de sa Reine, de sa fée, qui emplit chaque partie de son être. Il ne sait même plus s'il existe encore en dehors d'elle.

S'il le pouvait, il repeindrait le monde, arbres et nuages compris, de doré clinquant et de paillettes. Il n'attend plus d'être enfin nommé chevalier-servant, se demandant parfois dans sa fièvre comment il a pu avoir l'audace d'y songer.

Oui, il dit songer, et même dans ses pensées se bousculent à présent des mots et des tournures d'autrefois, seule manière de s'exprimer digne de sa fée. Pris au piège d'une toile scintillante, il aurait tué sur place le premier qui aurait tenté de le libérer.

Puisque vivre a à présent un sens, puisque sa vie est entre les mains de sa Reine comme un jouet laid mais utile, comment aurait-il pu tourner les talons ? Chacun de ses jours est à ses yeux pur et brillant comme un feu d'artifice.

Mais parfois, dans le brouillard gris et triste qu'est pour lui le Monde Extérieur, surgissent des bribes de son ancienne vie. Oui, il n'est qu'un moins que rien, un médiocre, un petit braqueur à la manque, que personne ne regrette.

Mais il est fiable et peu cher, combinaison de plus en plus recherchée dans ce monde cruel où on ne peut se fier à rien et surtout à personne. Ses anciens contacts cherchent à le lancer sur d'autres coups.

Au début, il vient aux rendez-vous, cherche même des prétextes pour refuser les plans généreusement proposés. On monte même les prix, à sa grande indifférence. Puis il ne se donne plus cette peine. Il fait le mort. Fini, Adrien, il n'y est pour personne.

Une fée à apprivoiser, à soigner, à servir avec un amour soumis et éternel, voilà ce que personne dans son milieu ne peut comprendre, et il n'a pas l'intention de chercher à leur expliquer.

Ce qui est bizarre. Suspect. Mais Adrien est plus ou moins indépendant, il n'a rien balancé à personne, il n'est pas recherché, libre à lui de devenir cinglé ou de se ranger, tant qu'il ne fait pas de vagues.

Enfin, en théorie. Il y a toujours des gens pour s'imaginer que le pouvoir, c'est le contrôle. Et pour contrôler la nouvelle vie d'Adrien, on envoit Lara, 90 kg de muscles pour 1,85m, le tout contenant à grand peine une violence de catastrophe naturelle. Si elle pouvait voir les fées, elle les écraserait sans doute juste pour voir à quoi ressemble une fée écrasée, si c'est dur ou pas, si ça fait un joli bruit ; puis elle s'essuierait la semelle sans y penser et passerait à autre chose.

Ce n'est pas une rêveuse, elle cumule une ambition dévorante et une brutalité pragmatique, et ça c'est mauvais pour la magie, pour toutes les magies.

Elle vient un matin, une heure ou deux avant l'aube. Dans le Palais de l'Immortelle, la Cour se couche tout juste, Adrien s'attaque les yeux cernés à une paire de souliers (dorés recouverts de flocons d'argent, pour se déguiser en Hiver), le chaton qui a bien grandi sur les genoux.

La femme frappe à la porte comme si elle lui en voulait personnellement.

Elle est pourtant de bonne humeur. Voilà un job tranquille, le p'tit Adrien, elle va le secouer, une baffe ou deux, et il va revenir bien gentiment dans le droit chemin du profit. Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'elle réalise qu'elle marche sur des lettres en guise de paillasson. Toutes officielles, elles sentent la réclame de fric à plein nez. Parfait. Ou l'autre est vraiment mort, ou il est aux abois, dans un cas comme dans l'autre ce sera vite fait.

Elle ouvre la porte, qui n'est pas fermée à clé. Elle entre, le menton haut, le pas lourd, une vraie Reine à sa manière si indélicate.

Assis à sa table, Adrien est figé sur place. Il est à peu près sûr de la connaître, mais d'où peut-elle venir ? Enfin, ce n'est pas le plus urgent. Il lui fait impérieusement signe de se taire. Ce que, bien évidemment, elle ne fait pas. Au contraire, elle prend même soin de claquer la porte derrière elle.

L'homme sursaute et braque son regard vers un endroit bien précis de la pièce, où selon Lara il y a le même bordel en toc que partout ailleurs. Elle regarde autour d'elle en émettant un sifflement de désapprobation puis, vive comme un serpent, se penche sur l'autre et le tire par son drôle de vêtement jusqu'à sa hauteur.

Elle lui balance son laïus avec méthode et énergie, une baffe, poursuit, une autre baffe... Mais le cœur n'y est pas. En fait, la manière d'Adrien de toujours regarder par-dessus son épaule le même point de la pièce, yeux écarquillés et bouche ouverte, lui flanque vaguement les jetons. Elle-même n'arrête pas de se retourner, mais il n'y a toujours rien à voir.

Pour finir elle le lâche. La mâchoire dure, les sourcils froncés, elle se tient aux aguets, comme dans l'attente d'une menace. Ce n'est pas l'autre dingue qui l'inquiète, non... C'est autre chose. C'est dans la pièce. Et ce n'est sûrement pas normal.

Elle en a assez, toute cette tension lui tape sur les nerfs. Autant quitter les lieux. Puis quelque chose accroche son regard, étrangement sobre au milieu de tout ce clinquant : une boite en bois sombre, incrustée de filigranes d'argent.