La légende de Miao Shan
Lin traversait la bouche de métro à toute vitesse. La marche rapide qu'elle entreprenait pour attraper le transport en commun, n'était pas aidée par ses petites jambes et ses talons noirs.La plupart du temps, les personnes ne réalisaient pas à quel point il était dur de marcher aussi vite avec des chaussures aussi instables ; cela relevait d'un véritable exploit. Elle accélérait son allure autant qu'elle le pouvait, en slalomant entre les parisiens, en évitant les groupes de voyageurs, les enfants, les bras des marcheurs et arriva in extremis à entrer dans une rame. Elle remit sa jupe noire et son chemisier blanc en place, se recoiffa un peu, et se faufila entre les travailleurs de la ligne onze, un des avantages de sa petite taille.
Arrivée devant le bâtiment où elle travaillait, elle leva les yeux et un sourire apparut sur son visage. Mais la travailleuse reprit bien vite son visage neutre : professionnalisme à toute épreuve. Elle referma le bouton de sa veste noire et rentra dans cette ancienne bâtisse, cette dernière possédait un charme particulier mais celui-ci était ruiné par le mobilier neuf installé à l'entrée. Lin murmura un bonjour à David de l'accueil et se dirigea d'un pas soutenu vers l'ascenseur. En entendant que la cage descende, elle jeta un coup d'œil vif à sa montre rouge,seule touche de couleur dans son apparence. Cette dernière affichait huit heures moins le quart ;juste à l'heure, elle avait du temps avant le briefing de l'équipe. Sa destination était deuxième étage, c'était une bonne journée qui commençait.
Le deuxième étage était aussi connu comme l'étage de la mythologie, il regroupait toutes les archives sur le sujet, et les mythologies du monde étaient riches. De grand îlot, remplit de carton, d'annotation, entourait la travailleuse, elle se sentait si petit face à tous ces connaissances. Lin, historienne depuis à présent neuf ans, parcourait les étages, ses yeux pétillaient, sa bouche était à demi ouverte et ses mains effleuraient les compartiments des étagères. C'était son moment à elle.
Lin s'arrêta devant la partie sur la mythologie chinoise, sa partie préférée. Elle contenait les principaux textes : le Shanhaijing, Livre des monts et des mers en français, ou encore Questions au Ciel, Houai-nan tseu et 3 Augustes et des 5 Empereurs. Le Shanhaijing restait son favori car il était le plus complet. L'historienne était tombée amoureuse des mythes chinois, de leur origine, de leur influence. Elle pouvait passer des heures à lire et à relire les mêmes textes, à observer ces parchemins reconstitués, à fixer les caractères chinois en espérant les comprendre davantage. Personne ne comprenait cette lubie pour cette spécifique partie de l'histoire.
Cela avait commencé pour un projet tout bête de ballet de danse sur un mythe, et puis,elle avait perdu pied. Lin avait écumé tout internet, tous les ouvrages possibles, en français et même en anglais. C'était devenu une drogue ; elle devait sans cesse chercher de nouvelles informations, relire les ouvrages des archives. Alors, chaque matin, elle venait en avance, afin de passer quelques temps au deuxième étage, le nez dans la traduction des ouvrages, à lire et relire les quelques lignes sur différents mythes, comme par exemple l'histoire de Nuëwa ou de Hou Yi.
Aujourd'hui, ses yeux se posèrent sur une légende inspirée du bouddhisme, celle de la déesse Guan Yin, la déesse de la compassion. Lin avait déjà lu ce conte une dizaine de fois mais elle ne pouvait se détacher du parchemin, elle était attirée par celui-ci. L'historienne ne pensait plus, elle n'était plus, son corps était figé sur place, les mots l'hypnotisaient.
Le roi, un père de trois filles.
L'une d'elle, Miao Shan, exilée.
Son seul souhait : devenir une nonne bouddhiste.
Incompréhension du père : créateur de la vie infernal de la fille
Une foi illimitée.
Tué par son père, elle transforme l'Enfer en paradis.
Renvoyé sur Terre, le Mont de Putuo fut son abri.
L'histoire n'était pas finie mais Lin n'arrivait plus à lire. Sa vue se brouillait. Sa tête tournait. Les étagères s'élevaient à l'infini. Bouche seiche. Perte d'équilibre. Elle ne pouvait plus bouger. Son corps était en ébullition, sa tête en feu. Ses yeux brûlaient tels du papier. Toujours sans vue. Les alentours lui étaient inconnus. Elle tomba, par deux fois, toujours plus bas. Sa gorge devenait poisseuse. Nourriture baladeuse. Dégoût de tout, et surtout, du tourbillon autour. Elle ne tenait plus debout. Tout était flou, tout était lourd. Plus rien ne faisait de sens. Les mots, lus plutôt, se gravait dans son cerveau. De nouveaux, tout frais, tout beau, apparaissait telle une évidence, limpide comme de l'eau. Ses yeux devenus rouge récupérèrent leur fonctionnement. Le cercle infernal arrêta de tourner. Son corps fragilisé se retrouva à genoux sur l'herbe fraichement mouillée.
La seule question qui occupait son esprit était : Où se trouvait-elle ? Pourtant, au fond elle, elle le savait : au mont de Putuo. Lin cligna deux fois des yeux, espérait-elle pendant qu'elle fermait les yeux le changement de paysage ? Mais rien à faire, rien ne se modifia d'un millimètre. Sa tête lui provoquait des douleurs insoutenables ; des souvenirs jaillissaient sans prévenir. Des souvenirs enfouis, qu'elle avait voulu oublier, ou des souvenirs inconnus qui voulait s'imposer dans son esprit. Elle n'était plus Lin mais une autre. Un nom revenait sans cesse dans esprit : Miao Shan. Etait-ce le sien ? Elle toucha son visage, ses cheveux, son corps entier avait changé. Mais ce corps avait toujours été le sien. Aurait-elle pendant une trentaine d'années habitée celui d'une jeune fille, prénommée Lin.
Quelqu'un l'appelle. Un homme s'avance vers elle, il doit lui parler immédiatement.« Le messager du Roi » se dit-elle. Elle a lu l'histoire tellement de fois. L'homme cherchait une certaine Mioa Shan. Lorsqu'elle confirma que c'était bien elle, il se présente alors :
— Je suis venu de la part du Roi. Il a besoin de votre aide. Gravement malade, son remède,selon un moine, est le don de deux yeux et deux bras. Selon le moine, vous seriez la personne capable de le guérir.
Sans comprendre pourquoi, la jeune femme ressenti une colère immense. Le roi était son père, celui qui l'avait exilée, celui qui lui avait fait vivre un enfer, celui qui l'avait tuée.Devait-elle offrir son aide à cet homme-là ? C'était pourtant un devoir, mais sa mémoire semblait lui faire défaut. Lin revenait à la surface. Mioa était une nonne bouddhiste qui aidait,qui apportait la bienveillance, qui n'était pas en colère, qui supportait sans jamais s'énerver.Pourtant à ce moment-là, elle ne semblait qu'être cette historienne sérieuse, qui menait sa vie sans trop se préoccuper des autres. Comme dans le métro, elle se faufilait sans un bruit.Personne ne la remarquait vraiment, à part ses amis. Elle n'était pas du type à se sacrifier.
Mioa répondit qu'elle devait réfléchir, qu'elle donnera sa réponse au coucher de soleil.Elle était confuse. Elle ne se souvenait plus qui elle était. Lin et Mioa, tels deux entités, se battaient pour prendre le contrôle. Lin avait lu le mythe plusieurs fois, pourtant, à présent le don pour le Roi semblait ridicule. La rage envahissait tout son être. Pourquoi accepter une chose pareille ? Pourtant, son cœur partageait cette fureur avec de la bienveillance, l'envie d'aider son père, un homme comme les autres, qui, malgré ses fautes, méritait d'être sauvé.
A l'abri des regards, la nonne bouddhiste méditait. La sérénité avait envahi son corps.Aucune émotion négative ne venait perturber son énergie. Elle se sentait apaisée : quelque chose d'unique et de rare lorsqu'on avait été pendant trente ans parisienne. Elle avait l'impression de posséder la force d'un lion. La foi avait un drôle d'effet, car elle lui donnait tout, elle aurait pu grimper l'Himalaya mais elle lui apportait aussi une paix intérieure. Mioa ouvrit alors les yeux ; le soleil allait se coucher, elle devait prendre sa décision. Si auparavant son sang bouillonnant de colère dirigeait son corps, à présent, ses mains voulaient rassurer.Seule Mioa Shan la guidait.
« Cette maladie est une punition pour les péchés passés. Mais puisque je suis sa fille, c'est mon devoir filial d'aider » pensa-t-elle.
La bouddhiste demanda à Chancai, son assistant, de lui retirer ses deux bras et ses deux yeux. La douleur fut insoutenable. Elle avait l'impression que tout son corps était poignardé par des couteaux chauffés à la lave. Malgré le regard de Chancai qui l'implorait de ne pas poursuivre ce don, elle ne flancha pas. Les membres du corps de Mioa furent remis au messager.La foi de la jeune femme ne fit que se renforcer, telle était sa destinée.
Le Roi guérit de cette maladie qu'il pensait incurable. Reconnaissant, il entreprit le voyage jusqu'au Mont du Putuo pour remercier celle qui l'avait sauvé. Mais lorsqu'il découvrit que sa sauveuse n'était autre que sa fille, il tomba à genoux. Il la voyait de loin avec ses disciples, à les présider sans yeux, ni bras. Il fut pris de remords, en réalisant combien sa fille avait dû souffrir. Une larme coula de son œil gauche. Le père s'avança vers sa fille ; bien que le Roi lui ait fait vivre un enfer, elle l'accueillit avec bienveillance. C'était l'unique émotion qu'elle ressentait ces jours-ci. Lin avait presque disparu de ses pensées, Mioa avait gagné la bataille
La bouddhiste prit alors les mains de son père et accepta son pardon. Elle l'invita à vivre dans la compassion et à pratiquer le bouddhisme. Cette religion lui avait ouvert les yeux. La haine ne faisait plus parti d'elle. Elle se sentait libre, elle-même.
D'un seul coup, Miao Shan fut entourée d'un rayon de lumière blanchâtre. Elle fut comme élevée dans les airs. Ses habits se changèrent en une tunique blanche. Sa vision et ses bras furent restaurés. Elle était devenue Guan Yin, la déesse de la miséricorde, celle qui observe toutes les souffrances dans le monde.
Guan Yin retourna alors d'où elle était venue, dans le corps de Lin, l'historienne. Est-ce que Lin avait été un test pour tester sa foi ? Ou simplement un moyen de comprendre les personnes d'aujourd'hui ? La déesse savait à présent comment aider les autres. Elle sortit alors du bâtiment des archives. Lorsqu'elle marchait, elle effleurait à peine le sol, elle semblait glisser sur l'air. Le monde d'aujourd'hui avant autant besoin de Guan Yin que la Chine ancienne. Avoir été Lin n'avait été qu'une parenthèse, elle devait distribuer cette bonté, cette sagesse, cette comparaison à la population qui devait être sauvée d'eux-mêmes.
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