
Chapitre 31 - La Comtesse
La Comtesse de Grèzes avait été attachée et emmenée, sitôt qu'on avait découvert la messe hérétique qu'elle préparait. Sa fille Dulcia lui avait été enlevée. Elle avait été confrontée par une servante, qui avait passé les précédents mois à l'épier sur les ordres d'Elisa Montejoie. Mais ce soir-là, alors que la servante voulait révéler ce qu'elle avait vu et empêcher ce que cette vision lui avait fait craindre, elle n'avait pu atteindre la dame Elisa Montejoie pour lui faire rapport, car celle-ci était avec la dame Odile de Grèzes dans sa réclusion rituelle. Craignant pour la vie de l'enfant, la pauvre bonne, baignée dans ses propres croyances, était alors allée au Comte de Grèzes, qui avait envoyé ses gardes contre son épouse.
Après son arrestation, Eufrasia du Tournel n'avait pas été présentée à son époux ; l'eût-elle été, peut-être aurait-elle su, par ses charmes et l'émotion de sa voix, le convaincre de son erreur. Mais il ne la vit pas et rien ne vint infléchir sa détermination maladive. Son épouse fut escortée jusqu'au temple de Néomaye Picte et confrontée aux confessions de la servante. Elle ne nia rien de ce qui lui était reproché sur toutes ces dernières semaines : la situation dans laquelle on l'avait trouvée ce soir-là, à préparer un feu dans la terre, les bains de boue dans lesquels elle avait plongé sa fille à la fin du printemps, les plantes et les terres accumulées dans un réduit de sa chambre, les dessins dans la cendre. Mais elle se défendit avec la plus grande fermeté qu'il y eût, dans ces pratiques, rien qui pût mettre en danger sa fille. Bien au contraire, expliqua-t-elle, c'était ce soir un repas rituel cuit sous la terre et la cendre qu'elle préparait, pour fortifier son propre lait et la santé de sa fille ; de même les bains de boue avaient-il soulagé, pendant deux jours, les gémissements plaintifs de la petite enfant ; et ainsi se défendit-elle sur bien d'autres cas plus ou moins compromettants. Mais les prêtresses de Néomaye n'étaient pas célèbres pour leur mansuétude. Elles balayèrent de leurs préjugés toute la bonne foi d'Eufrasia du Tournel. De son discours, elles ne retinrent que le pire : la Comtesse confessait, ouvertement, une hérésie terreflammes, et pour ces raisons le Comte la leur avait envoyée. Par la Règle de Néomaye, cette hérésie jetait sur elle le soupçon d'adultère. De là déduisait-on que ses enfants n'étaient peut-être pas de son époux. Mille fois elle leur répéta que le Comte Garin était le seul homme de sa vie, et que pas un seul jour elle n'avait déserté leur lit commun, et qu'il témoignerait fort bien de l'affection qui les liait ; mais les prêtresses avaient reçu du Comte au désespoir toute l'autorité qu'il leur fallait. Elles étaient souveraines en leur jugement, et elles jugèrent : la mort.
En ce jugement, Blandine la Blanche fut abstenue de se prononcer ; mais alors que sa fille se tenait devant elle, elle pinça les lèvres, livide, et détourna la tête, incapable de la défendre sans corrompre son propre engagement à servir les eaux pictes. Elle était dégoûtée d'avoir à ce point méconnu le fruit de ses entrailles. Sa fille était le portrait de son défunt époux, qui l'avait chassée quand elle avait voulu ramener à la pudeur leur fils aîné. Sa vie au Tournel n'avait été que regrets, à partir du jour où on lui avait enlevé son premier enfant pour le confier à des nourrices du pays. C'était un visage qui avait hanté ses nuits.
Au matin, les habitants de la cité de Mimata se réveillèrent pour trouver, devant les thermes, des ouvriers à l'œuvre : un trou profond avait été creusé dans le sable de la lice, dans lequel ils érigèrent un tronc massif, haut comme deux hommes, qu'ils calèrent de divers coins de bois. Alors ils apportèrent en file des gerbes de paille et des fagots de petit bois, qu'ils empilèrent méticuleusement, laissant entre eux des prises à l'air. Honnir les flammes ne diminuait en rien leur compétence à bâtir un bûcher exemplaire, qui prendrait vite, produirait beaucoup de flammes et peu de fumées. Dans la population, le bruit courut rapidement que des adeptes terreflammes allaient être brûlés selon la Règle de Néomaye ; mais ce ne fut pas avant le début de l'après-midi, sous un soleil de plomb, que la rumeur se répandit que c'était la Comtesse qu'on accusait ainsi. Tous avaient d'elle l'image d'une belle et digne dame, et elle était connue de Javols à Mimata pour sa prodigalité ; mais avant la fin de la journée, il n'y eut pas un boulanger, pas une chandelière qui ne confiât à son voisin sa conviction de longue date que cette femme était suspecte et qu'on ne pouvait être aussi belle sans avoir quelque démon au corps. Puis on commença à murmurer que le Comte était si fou de douleur qu'il était retenu dans son lit (et, soulignait-on, ce n'était pas la douleur de perdre sa femme, mais la douleur d'avoir été abusé par ce démon). Il en fut pour demander si la noce du Baron du Tournel et de la sœur du Comte était maintenue. Ceux qui posaient la question à la bonne personne finissaient par apprendre que l'enlèvement avait bien eu lieu, mais qu'on les retrouverait avant trois jours et qu'on annulerait tout, car une grande chasse contre eux était lancée depuis le matin.
Il y eut aussi des rixes, car il restait dans Mimata des Tournellois qui tentèrent de défendre l'honneur de leur seigneur et de sa famille. Le sire de Pelena se querella ainsi avec le petit seigneur qui l'avait hébergé en sa demeure au cœur de Mimata ; son hôte toutefois n'osait lever la main sur lui, car il romprait les règles de l'hospitalité – et s'attaquerait à un guerrier plus fort que lui, ce qui n'était pas un moindre argument. Au moment de partir avec toute sa troupe, le sire de Pelena emporta en croupe la benjamine des filles du seigneur, dont le consentement n'avait pas été discuté. Avant que le petit noble eût pu rassembler des hommes pour les poursuivre, ils s'étaient évaporés hors de la cité. Le petit seigneur considéra dès lors sa jeune fille perdue.
Quand le soleil cessa enfin de les assaillir de sa chaleur et que la soirée s'assombrit, toute la population était assemblée sur la place devant les thermes. Ce soir-là, à la faveur des températures élevées de l'été, un bal avait été prévu ; c'était en fin de compte autour d'un bûcher qu'ils danseraient. Sur l'estrade qu'on avait réservée à la présidence du bal s'installèrent les témoins de l'autodafé. D'abord, des prêtresses arrivèrent, menées par Blandine la Blanche, escortant Amalric et Asia de Grèzes, ces enfants sur lesquels des soupçons d'illégitimité pesaient désormais si fortement. Une prêtresse portait un nourrisson dans les bras, que tous devinèrent être la petite Dulcia. Après eux vinrent divers notables de la cour, gouvernantes, capitaines, toute la noblesse assemblée pour la noce, Enimie la Jeune, vêtue en guerrière, et Elisa Montejoie, dont le visage était livide. Toute joie avait quitté ses yeux d'ordinaire rieurs.
Blandine la Blanche présida le début de la cérémonie. On lui présenta la petite Dulcia et elle fit, sur le front de l'enfant, un geste de la main, puis versa sur sa tête l'eau d'une aiguière que les prêtresses avaient apportée. L'enfant se mit à hurler à pleins poumons, car aucun enfant, fût-il malade, n'aime ainsi recevoir toute une cruche sur la tête. Blandine la Blanche prit alors l'enfant en ses bras, sans draps ni langes, et l'éleva face au temple – et donc dos à la foule. Elle fut alors emmaillotée à nouveau et la prêtresse la déclara purifiée.
En ce moment, un murmure traversa l'assemblée, car en se déplaçant, Blandine la Blanche avait révélée sur l'estrade la présence du Comte, arrivé sans doute pendant le rituel. Sans son tortil de trois retors rouge, blanc et vert, on ne l'aurait pas reconnu. C'était comme s'il avait en un jour vieilli de dix ans. Ses épaules étaient pendantes, ses yeux creusés de grandes cernes grises et ses cheveux étaient ramassés sans ménagement sur sa nuque. Prostré sur son trône, il assistait, dans un état second, à tout ce qui se déroulait sous ses yeux. Blandine la Blanche voulut lui remettre l'enfant, mais il ne fit pas un geste pour la prendre, et Dulcia finit dans les bras de sa nourrice Rafèla, qui la calma comme elle le put.
Alors, un tambour commença à résonner, de coups lents et terribles, comme le tonnerre. Les prêtresses chantèrent un chant sans beauté, fait d'exclamations qui vibraient jusqu'aux cieux. Escortée par deux hommes de grande stature qui étaient, eux aussi, au service de Néomaye Picte, Eufrasia du Tournel sortit du temple. Elle portait sa grande robe rouge sang, avec son bliaud ouvragé, mais ses cheveux étaient défaits de ses tresses du Tournel et privés de leurs perles d'or. Sa chevelure en désordre devait accentuer l'image d'une damnée. Toute la foule la vit ainsi. Quelques huées s'élevèrent ; bientôt la place entière hua, comme une seule personne, d'un cri sonore qui s'entendait à travers toute la ville et couvrait le chant des prêtresses. Seul un petit groupe de personnes, dans un coin plus sombre de la place, ne huait pas, mais serrait les dents et les poings à cause de leur impuissance. C'était Arturus du Tournel, c'était Martì, c'étaient une poignée de gens du Tournel qui avaient connu Eufrasia à des âges variés de sa vie. Des gens qui l'aimaient, chacun à sa façon, et qui la savaient coupable de terreflammes, mais innocente de toute mauvaise action.
Dans cette marée de cris hostiles, il y eut un cri qui les fit tous taire. C'était celui celui d'Asia de Grèzes :
« Mère ! »
Assez âgée pour comprendre le destin qui attendait la condamnée, mais pas encore assez raisonnable pour contrôler ses émotions, elle voulut descendre de l'estrade et rejoindre sa mère. Des bras fermes la retinrent, alors elle se débattit, et chaque fois elle criait « Mère ! » avec une voix plus plaintive et désespérée.
« Sois sage, ma genette ! » s'exclama alors Eufrasia, et aussitôt toute la place reprit ses huées contre elle. Mais la petite Asia croisa les yeux de sa mère, qui lui firent l'effet d'un choc, car ils pleuraient, mais Eufrasia du Tournel souriait. L'enfant hocha la tête, cessa de s'agiter, et les hommes qui escortaient la condamnée la poussèrent en avant et la firent monter sur le bûcher. Ils l'attachèrent avec des cordes de crin ; digne, la Comtesse ne fit pas un geste pour se démener.
Une prêtresse alors, la plus âgée de toutes, celle qui avait officié pour les défunts de l'armée de l'Intrépide, le soir de l'été, avança sur l'estrade et proclama :
« Eufrasia du Tournel, pour avoir confessé votre amour des flammes et de la cendre, pour avoir usé des plantes d'une façon impure, pour avoir conçu des poisons et vous être baignée dans la boue, pour avoir fait subir à votre enfant toutes ces choses et, par vos impuretés et pratiques ignobles, avoir causé sa santé débile, pour avoir voulu l'offrir, dans un trou de terre, en sacrifice aux démons que vous servez, les démons du corps, les démons de la chair, les ennemis d'un esprit droit, et pour avoir permis à votre corps toutes les licences que la morale réprouve, vous serez, ce soir, purifiée par la Règle de Néomaye. Puisque vous ne croyez qu'à ce que la chair sent, vous périrez par ce que la chair peut sentir de plus douloureux, et puissiez-vous être sauvée !
Quatre prêtresses, tenant chacune une torche, entourèrent le bûcher. L'officiante reprit :
-Eufrasia du Tournel, vous avez le droit de vous défendre d'une phrase.
Mais la Comtesse savait trop bien qu'aucune phrase ne la sauverait désormais ; au lieu de quoi, elle tourna son regard vers le trône de son époux et dit :
-Je vous aimerai toujours, Garin.
Alors les prêtresses firent un pas en avant et penchèrent leurs torches vers le tas de paille, de brindilles et de bûches. Asia écarquilla les yeux de terreur, chaque seconde rendant plus réelle la fatalité qui s'abattait sur son monde parfait. En dépit de l'injonction de sa mère, elle se tourna vers son père et cria :
-Père ! Je vous en supplie, Mère n'a rien fait de tout cela ! C'est moi qui ai cueilli les herbes avec Nérelle, et je lui ai rapporté de la terre, c'est moi qui ai fait le trou, j'ai volé une pelle, mais c'était pour cuire une truite ! Je vous en supplie, c'est que la truite cuite sous la cendre est fort bonne pour la vigueur ! Ne brûlez pas ma mère, oh mon père je vous en supplie !
-Asia ! cria la Comtesse, alors que les flammes commençaient de prendre et lui léchaient les pieds. Asia, tais-toi !
-Stupide enfant ! siffla Arturus entre ses dents.
-Ils vont l'envoyer rejoindre sa mère, vous croyez ? demanda Martì.
-S'ils font ça, je tue ma mère », répondit le seigneur de Mont-Gelos, et son visage était diablement sérieux.
Le Comte sembla faire un mouvement, mais on ne sut si c'était d'empathie, de regret, ou de dégoût. Les deux hommes qui avaient conduit Eufrasia du Tournel emportèrent Asia de Grèzes, et la Comtesse, sur le bûcher, hurla à pleins poumons, d'un cri déchirant que seule une mère pouvait pousser. Puis les flammes l'entourèrent tout à fait, et son hurlement ne fut que douleur.
La suite des événements devait être inscrite dans l'histoire de Mimata. Le brasier dans lequel on brûla la Comtesse de Grèzes produisit une aura qui fit reculer toute la foule. Toute la chaleur accumulée durant la journée par le pavage des contours de la place sembla vibrer à l'unisson des flammes du bûcher, et malgré la fraîcheur que la nuit aurait dû apporter, il devint insoutenable, pour les personnes les plus fragiles, de rester en ces lieux. Les mères emmenèrent leurs enfants se coucher, tandis que les hommes et les femmes féroces restèrent à boire et à danser autour du feu. À cause des cendres incandescentes, à cause de l'alcool qu'on mettait en perce, à cause des chaleurs des derniers jours ou par quelque âme vengeresse, l'herbe sèche sur la lice commença à s'enflammer, et avant qu'on eût le temps de réagir, le dais de toile de l'estrade de la noblesse prit feu. Dans une grande précipitation, les prêtresses et les notables descendirent, marchant sur les robes de ceux qui les précédaient, trébuchant, se blessant les uns les autres. Le feu se communiqua aux poutres et aux sièges tendus de toiles. Tandis que des lambeaux de draperie enflammés tombaient sur les sièges laissés vacants, les pleurs d'un enfant jaillirent comme de nulle part.
Le petit Amalric de Grèzes avait été oublié là, sa mère brûlée devant ses yeux trop jeunes pour comprendre, son père atone évacué par des courtisans scrupuleux, sa sœur emportée par des gardes. Ni sa grand-mère paternelle ni sa grand-mère maternelle n'avaient, dans leur fuite, pensé à lui. Ses pleurs firent se retourner, interdits, de nombreux gens. Mais trois personnes, seulement trois, s'étaient élancées dans les flammes pour récupérer l'enfant tétanisé. Il y avait l'éclat blond des cheveux de Martì, la toison merveilleuse d'Enimie la Jeune, et le visage enragé d'Arturus du Tournel. Ce fut lui qui, le premier, arriva à l'enfant, le protégea de ses bras et cria, au milieu du grondement du feu :
« Maudits les lâches ! Maudits ceux qui craignent leurs frères ! Maudits ceux qui craignent la différence ! Soyez tous maudits !
Et il sauta de l'estrade sur la place. Des gardes des thermes s'approchèrent, à l'instruction des prêtresses, pour le saisir, mais sa rage n'avait pas de bornes. Tenant l'enfant de trois ans dans un bras, il dégaina de l'autre son épée et mit en garde tous ceux qui voulurent l'arrêter. Des soldats du Tournel vinrent en renfort. L'écuyer d'Astorg avait, lui aussi, tiré le glaive de son fourreau pour couvrir la retraite du seigneur de Mont-Gelos. La bataille qui s'ensuivit donna les Tournellois victorieux, pour la bonne raison qu'ils étaient entraînés, encore ivres de la guerre, et leurs forces décuplées par l'injustice dont ils avaient été témoins. Ils ne restèrent pas pour savourer l'amère victoire ; tandis que les flammes se répandaient sur le bas de la place, ils disparurent dans les ruelles obscures.
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