ACTE III - Scène 20
Samedi 07 Novembre, 14 : 12
<Wait ~ M83>
Ça y est. C'est le moment.
En prenant une grande inspiration, je lève le regard vers le bâtiment qui se dresse devant moi. C'est un immeuble comme un autre dans un quartier quelconque de Lyon, coincé entre deux autres bâtiments dans une rue si mince qu'on dirait presque une ruelle. Sa peinture gris terne, assortie au ciel s'étendant au-dessus de ma tête, est camouflée par des centaines de tags se superposant et moisit un peu plus chaque année. N'ayez pas la mauvaise idée, j'aime beaucoup les tags, je les trouve pour la plupart super stylés et égayant les rues parfois trop sinistres de la ville. Après tout, c'est un art aussi admirable que les autres, qui peut servir à exprimer ce que l'on ressent par autre chose que les mots, à protester contre la société ou en faveur d'une cause, ou encore à simplement créer quelque chose de beau. (Par ailleurs, j'aimerais énormément, un jour, aller dans un bâtiment désaffecté avec quelques potes pour tester mes capacités en peinture à la bombe. Je ne suis pas vraiment douée en dessin, mais qui sait, peut-être que je me découvrirais un talent caché pour le street-art ?). Mais ces tags-là étaient pour la plupart des insultes griffonnées à la va-vite dans le pur objectif de dégrader l'immeuble. Quelques uns attirent tout de même mon regard, me plaisant plutôt : un slogan « Black Lives Matter » inscrit en grandes lettres, un superbe dessin de chat tout en couleur et un clitoris souriant dessiné dans un coin.
L'immeuble où habite Zoé, au sixième étage, appartement de droite.
Je me reconcentre sur mon objectif initial : parler à Zoé et essayer de me faire pardonner. Je n'ai pas vraiment de plan pour cela : je pense que je vais simplement essayer de vider mon sac. J'ignore si je vais tout de suite lui annoncer mes sentiments pour elle où s'il vaut mieux que j'attende un peu. J'imagine que je le ferais au feeling, selon la direction que prendra la conversation.
Je dois l'avouer : j'ai envie de prendre mes jambes à mon cou et de rentrer chez moi me cacher sous ma couette. J'ai horreur de la confrontation. C'est un cauchemar pour moi, je déteste m'expliquer avec quelqu'un, désirant juste oublier ce qu'il s'est passé pour qu'on soit en bons termes à nouveau. C'est totalement égoïste, je le sais, et j'ai conscience que ce n'est pas comme ça qu'on règle les problèmes. Pourtant, dernièrement, je me suis confronté à beaucoup de monde, mes potes du lycée, ma propre famille, Edward et Iris, et je m'en suis sortie plutôt bien. Mais pour Zoé, je sais que ce sera différent. Elle compte pour moi plus que tout au monde, c'est ma meilleure amie et je l'aime – dans tous les sens du terme. Pourtant, je dois lui parler, m'excuser et lui avouer la vérité. C'est la bonne chose à faire pour nous deux. J'ai été déjà trop horrible avec elle, elle mérite mes excuses et mon honnêteté. De plus, je ne pense pas pouvoir vivre sans elle, et fuir cette conversation, c'est m'exposer à ce risque.
Je souffle profondément avant de m'avancer dans la mince alcôve qui précède la porte de l'immeuble, un interphone incrusté dans le mur gris sale. Je compose le code à quatre chiffres avant d'appuyer sur le petit bouton A en bas – Zoé a l'habitude de me donner le code de son bâtiment à chaque fois qu'il change, ainsi, je peux débarquer chez elle à tout moment (Néanmoins, mes visites restent rares, Zoé préférant traîner chez moi puisque mon appartement est plus spacieux que le sien). Je pousse la porte. Rien ne se passe, elle est toujours fermée. Avec un juron, je réessaye de taper le code, en vain, la porte ne s'ouvre pas. Je comprends rapidement la situation : ces dernières semaines, le cryptogramme a changé à nouveau et comme Zoé et moi étaient fâchées, elle ne me l'a pas fourni. Si je veux monter dans ce bâtiment et parler à ma meilleure amie, j'ai donc deux solutions : attendre que quelqu'un entre ou sorte de l'immeuble ou sonner à l'interphone.
« Putain... » Je marmonne entre mes dents.
Naturellement, je penche pour la première option : si je sonne et que Zoé répond, elle ne me laissera jamais entrer, pour sûr. Puis je regarde derrière moi. Nous sommes certes au beau milieu de la journée, mais la rue vide de tout être humain et le silence qui m'englobe à cet instant n'a rien de très rassurant. Je déglutis, réévaluant mes options. Avec un peu de chance, peut-être que la mère de Zoé sera présente ? Je me suis toujours bien entendue avec Valérie, bien que mes parents et ceux de Zoé ont un peu à peu perdu contact après notre entrée au collège, même si Zoé et moi restions meilleures amies. Elle m'ouvrira sûrement. Après quelques minutes d'attente où toujours personne ne m'a ouvert, je prends la décision de sonner.
Je fais défiler les noms sur le petit écran de l'interphone jusqu'à Anderson, et appuie sur le bouton à côté, où est gravé un petit téléphone dans l'acier. Nerveuse, je jette des regards furtifs partout autour de moi jusqu'à ce que quelqu'un ne décroche.
« Allô ? » Fait une voix douce, presque dans un murmure.
Alléluia ! La mère de Zoé. Je ne retiens pas un soupir de soulagement.
« Bonjour, Valérie, comment vas-tu ? C'est Beth. Je sais que Zoé ne se sens pas très bien et je voudrais lui parler... »
Un court silence suit mon discours. Je déglutis, sentant des gouttes de sueur dues à la nervosité dégouliner le long de ma colonne vertébrale (Beurk, personne ne veut savoir les détails sur ta transpiration, Beth !). Et si Zoé avait parlé à sa mère de notre dispute ? Impossible. Zoé ne dit jamais rien à ses parents, encore pire que moi. Elle se plaint souvent d'eux, déblatérant à propos de son père avec qui elle s'engueule souvent et sa mère qui ne dis jamais rien, restant silencieuse – trop selon ma meilleure copine. Elle ne se serait jamais confiée à eux.
« C'est ouvert, » Dit-elle finalement, toujours aussi bas.
Un « BIP » sonore se fait entendre et la porte s'ouvre sous ma paume, qui était toujours posée sur le battant. Après avoir remercié Valérie, je la pousse et m'engage dans l'immeuble. Il est vieux, avec un escalier en colimaçon dont les marches ne sont pas tout à fait droites et un ascenseur minuscule dont la cabine doit faire moins de cinquante centimètres carrés. J'ai toujours eu peur de cet ascenseur, paniquée par l'idée qu'il se coince alors que je serais dedans et que je meurs étouffée, n'ayant plus d'air pour respirer. J'opte donc pour les escaliers. Monter à pied jusqu'au sixième étage, c'est long, mais au moins ça me fait faire du sport (Ha, ha). Au bout de dix minutes, j'atteins enfin l'étage voulu, couverte de sueur et la respiration tellement irrégulière que je commence à avoir des doutes sur l'authenticité de mon bilan santé (souffrirais-je d'asthme ?). Je prends quelques instants pour reprendre mon souffle, épousseter mes vêtements et essuyer la transpiration mon front, puis je me dresse devant la porte de droite de l'étage. J'hésite un instant avant de toquer contre sa surface, le stress augmentant le rythme de mon pouls.
Je n'ai pas à attendre longtemps avant que Valérie ne m'ouvre. C'est une femme très douce, calme et patiente, parlant très bas et semblant toujours épuisée, contrairement à Zoé avec son fort caractère et son attitude je-m'en-foutiste. Je regarde ce petit bout de femme, ayant du mal à la voir jeter son mari dehors après une affaire de tromperie. J'imagine que le réel caractère des gens ne se révèle que lorsqu'ils sont en colère. Son physique est également très différent de celui de sa fille, puisque la mère de Zoé est petite, d'un peu près ma taille, dans les mètres soixante. On leur attribue pourtant quelques traits en communs, comme leurs cheveux fins, leurs yeux marron, leurs pommettes saillantes et leurs membres maigres. Pour le reste, Zoé a tenu de son père.
Valérie m'invite à entrer, et je la remercie du bout des lèvres en pénétrant dans l'appartement. Ca fait longtemps que je n'y suis pas rentrée, et il me semble petit et miteux. Ce doit être à cause des dizaines de cartons qui envahissent l'espace, empilés sur le parquet : vêtements, livres, ou vaisselle sont inscrits au marqueur noir sur les boîtes. Je les fixe quelques instants, troublée.
Valérie, remarquant mon regard, m'informe avec un sourire forcé :
« J'imagine que Zoé t'as parlé de notre... situation. Je ne peux pas payer le loyer à moi seule, alors nous emménageons provisoirement chez mes parents, le temps de trouver un endroit moins cher. Le déménagement sera le week-end prochain. »
Mon cœur se serre. Zoé a grandi ici, et elle doit maintenant se séparer de sa maison, après avoir vécu son père trahissant sa mère et moi l'abandonnant. Ca doit être tellement difficile pour elle. J'ai grandi aussi dans mon appartement actuel et je sais que je serais bouleversée si nous venions à déménager.
« Valérie... J'hésite. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux en parler à mes parents. Je sais que nous avons de l'argent de côté, ils pourront vous aider. »
Elle secoue la tête, un sourire triste esquissé sur ses lèvres.
« C'est gentil, Beth, et tes intentions sont bonnes, mais je ne crois pas que ça soit ton rôle de me proposer cela. De toute façon, même si c'était tes parents qui me le proposaient, je ne pourrais pas accepter, j'ai trop de fierté et je ne veux pas être dépendante financièrement. Ca va être compliqué les premiers mois, mais je vais me trouver un job supplémentaire, et avec un peu de chance, nous trouverons un appartement peu cher pour Zoé et moi... On va se débrouiller, ne t'inquiète pas. »
J'acquiesce, la gorge serrée. Valérie reprend, un peu plus optimiste :
« Par contre, il y a une chose pour laquelle tu peux m'aider, et c'est soutenir Zoé. Elle est bouleversée par la situation, ce qui est tout à fait normal pour une adolescente de son âge. J'essaie de lui remonter le moral, mais c'est difficile, elle est déprimée et je suis submergée par le travail. Mais toi, tu peux le faire. Tu es la meilleure amie de Zoé, tu comptes énormément pour elle. »
Je vacille, la culpabilité me frappant comme un tsunami. Le regard plein d'espoir que m'adresse Valérie à cet instant est trop dur à confronter : je baisse honteusement la tête.
« Zoé est dans sa chambre. J'imagine que c'est pour ça que tu es venue, non ?
- Oui, oui. (Je passe ma langue sur mes lèvres sèches.). J'y vais. Merci, Valérie. »
Fuyant, je me précipite dans le couloir sous le regard interloqué de la mère de Zoé. J'arrive devant la porte de la chambre de Zoé et déglutis. Avant, sa porte était couverte de stickers colorés, de photos de ses amis (dont une d'elle et de moi que j'adorais, où nous faisions des grimaces ridicules en rentrant nos visages dans nos doubles-mentons) et d'affiches de films ou de groupes qu'elle aimait bien. Maintenant, elle est entièrement blanche, comme mise à nue. Je sais que si j'hésite un instant de plus, je perdrais tout mon courage et rentrerais chez moi, alors j'appuie sur la poignée. Rien ne se passe, la porte est fermée à clé. Evidemment. Je toque timidement contre le battant, plaquant mon oreille contre la peinture blanche se détachant par endroits.
« Zoé ? Je sais que tu es là-dedans. C'est Beth. Ouvre-moi, s'il te plaît. »
J'ai l'étrange impression de revivre notre rencontre dans la salle de bain lors de la soirée d'Halloween, il y a une semaine. J'espère seulement que cette scène-ci se finira autrement.
« Je n'ai rien à te dire, fait une voix glaciale.
- S'il te plaît... Je supplie. Je veux seulement m'excuser, et m'expliquer. »
Un silence s'éternise, pendant si longtemps que je commence à perdre espoir. Puis la porte se déverrouille dans un cliquetis familier, s'ouvrant sur une Zoé à l'expression neutre.
« Tu as cinq minutes. »
***
<Someone You Loved ~ Lewis Calpadi>
Je n'avais pas remarqué son état, le soir de la fête d'Halloween, mais à présent, je vois que la souffrance de Zoé est inscrite partout sur son corps. Déjà, il y a sa main, entourée de bandages blancs – j'avais presque oublié qu'elle avait frappé son poing contre un miroir dans un excès de rage, durant notre dispute. Mais il n'y a pas que ça. Zoé est habillée d'un jogging et d'un sweat-shirt trop large et ses cheveux sont attachés dans un chignon négligé, leur couleur ayant perdu tout éclat. Je scrute son visage, découvrant d'immenses cernes violets se traçant sous ses yeux qui témoignent de son manque de sommeil, et constatant un teint terne et des joues creusées. En fait, Zoé semble avoir sérieusement maigri ces dernières semaines. Je ne l'avais pas remarqué, car Zoé est très fine naturellement, sa minceur accentuée par sa grande taille, mais en voyant ses côtes saillantes et ses longues jambes flottants dans le jogging qui lui allait parfaitement bien il y a deux mois, je prends conscience du poids qu'elle a dû perdre.
Je ne sais pas pourquoi, mais une citation que j'avais étudié au collège en latin me vient à l'esprit (Ouais, j'ai pris option latin au collège, chose que j'ai regretté amèrement par la suite, faisant trois ans d'heures de cours supplémentaires avec un prof qui parlait ultra lentement pour un voyage qui a été finalement annulé – heureusement que Zoé était avec moi, d'ailleurs, sinon je n'aurais pas survécu) : « », un esprit sain dans un corps sain... La situation de Zoé en représente le parfait contraire. Elle a vécu des choses terribles dernièrement, sa meilleure amie l'abandonnant en même temps que sa famille tombait en morceaux. Le désespoir et la souffrance qu'elle a dû ressentir, superposés aux petites nuits et repas manqués, ont dû se répercuter sur son corps et sa santé : ses cheveux se sont ternis, sa peau s'est fait pâle, maladive et cernée par la fatigue, elle a perdu énormément de poids. Encore une fois, la honte et la culpabilité m'envahissent.
Zoé croise ses bras maigres, et me jette au visage d'une voix sèche :
« Alors ? Je n'ai pas toute l'après-midi. Si tu préfères, tu peux retourner chez toi...
- Non, non ! Je réplique aussitôt, les yeux écarquillés. C'est juste que... (Je désigne du doigt le lit de Zoé collé au mur, au pied duquel s'empilent de nombreux cartons). On peut s'asseoir ? »
Ma meilleure amie semble peser le pour et le contre, puis finit par hocher la tête. Je m'installe sur le matelas fin et jette un œil à la pièce. Elle est comme transformée, avec toutes les affiches, photos et décorations dépouillés de ses façades. A droite du lit simple, le mur que Zoé et moi avions peint en bordeaux ensemble il y a quelques années de cela, apportant du peps et de l'énergie à la pièce, a retrouvé sa couleur initiale. Je trouve ça triste : on ne dirait plus la chambre de Zoé.
Je me tourne vers ma meilleure amie, qui, assise à côté de moi sur le lit, me fixe avec impatience – même si une lueur de tristesse brille dans son regard, me brisant le cœur. Je baisse mes yeux sur mes genoux, prenant une grande inspiration avant de commencer mon histoire :
« D'abord, je dois te dire que je suis désolée pour mon comportement ce dernier mois. Je t'ai traité horriblement et j'aimerais avoir une bonne excuse, mais ce n'est pas le cas. Je t'ai dis que j'avais des explications, mais c'est un mensonge, je n'ai rien à expliquer qui puisse me pardonner – je me suis simplement comportée en vraie connasse parce que je pensais que c'était la bonne chose à faire pour nous deux. Je me trompais, et sans m'en rendre compte, j'agissais comme la meilleure amie la plus horrible que la Terre ait jamais porté. Tu n'es pas obligée de me pardonner, Zoé, mais je veux simplement être là pour toi... Tu traverses un moment difficile et je refuse que tu le vives seule. Tu es ma meilleure amie et je t'aime. »
Si seulement elle savait à quel point je pense ces derniers mots...
Hésitante, j'ose relever mes yeux verts qui rencontrent ceux de Zoé. Je suis étonnée de trouver des larmes dans son regard dur, qu'elle s'efforce de camoufler.
« Je veux... (Sa voix se brise en un sanglot, et une première larme dégringole de son œil pour rouler sur sa joue. Zoé la chasse avec son doigt.) Je veux juste comprendre. Pourquoi ? »
Je ne sais pas quoi dire. Désorientée, je la regarde pleurer devant moi, son visage restant le plus passif possible tandis que les sillons transparents de ses larmes brillent sur sa peau.
« Tu l'as bien fait pour une raison, non ?
- Et bien... (Je soupire.) Pour te dire la vérité, je n'allais pas très bien durant cette période. Tu te rappelles, la semaine où je ne suis pas venue en cours car j'étais malade ? Je n'étais pas vraiment malade. Enfin si, mais ce n'est pas l'unique raison pour laquelle j'ai manqué le lycée. C'était tellement le bordel dans ma tête, je me sentais super mal, et... Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais ça avait un rapport avec toi. »
Zoé fronce ses sourcils foncés. Je ne lui laisse pas le temps de parler et poursuis.
« Et c'est pour ça que je ne suis pas venue ! Le week-end, j'ai demandé conseil à Edward, un ami du théâtre, et il m'a conseillé de m'éloigner un peu de toi pour que je réapprenne à vivre par moi-même. Comme une idiote, j'ai mal interprété ses mots et je t'ai ignoré complètement à la place. Pendant les vacances, je faisais tellement d'autres choses que j'avoue t'avoir un peu oublié... Je ne sais pas quoi dire. J'ai été égoïste, je ne pensais qu'à moi en commençant à t'éviter.
- Mais pourquoi ? Insiste ma meilleure amie, ses sanglots redoublant d'intensité. Pourquoi tu n'allais pas bien ? Tu m'as dit que ça avait un rapport avec moi. Est-ce que j'avais fait quelque chose de mal ? Dis-moi !
- Non ! Protesté-je aussitôt, horrifiée. Tu n'as rien fait de mal ! C'est moi !
- Alors explique-moi, je t'en prie, ou je ne pourrais jamais te pardonner. »
Mon esprit tourne à cent à l'heure. Devrais-je lui raconter mon côté de l'histoire? Je ne sais pas si maintenant est le bon moment pour lui avouer mes sentiments, mais je pourrais lui avouer... une partie. Prenant une grande inspiration, je me lance dans mon récit, lui exposant tout ce qui s'est passé dans ma vie ce dernier mois... ou presque. Je lui narre donc l'arrivée d'Iris au théâtre, comment je me suis sentie lorsqu'elle me racontait son crush sur Théo et mon impression qu'elle s'éloignait de moi. Le rouge aux joues, je lui explique la découverte de mon attirance pour les filles grâce à Iris, puis je termine mon récit, omettant habilement la réalisation de mes sentiments pour elle.
« Quand nous nous sommes vues à la fête d'Halloween et que j'ai appris par quoi tu étais passée durant les vacances, je me suis sentie tellement mal, je conclue misérablement. Encore une fois, je suis tellement désolée. Je suis une connasse, la pire meilleure amie de l'existence et tu as tous les droits de me détester. »
Je baisse mon regard sur le tissu des draps du lit, mortifiée par la honte.
« Je ne te déteste pas, » Réponds doucement Zoé, à ma grande surprise.
Je relève brusquement la tête vers elle, les yeux exorbités, stupéfaite.
« Que... quoi ?
- Je ne te déteste pas, répète t-elle. Et tu n'es certainement pas la pire meilleure amie de l'existence. T'as merdé, oui, et sérieusement... Mais je ne te déteste pas pour autant. »
Je reste bouche bée. Me demandant si elle plaisante, je la dévisage, plus qu'ébahie.
« Te réjouis pas trop vite, ajoute t-elle aussitôt, un rictus – léger, mais tout de même visible – tordant ses lèvres fines. T'es quand même une connasse. »
Je ris doucement, plus de soulagement que d'autre chose. Zoé me regarde, l'œil complice. Je suis tellement heureuse de retrouver ma meilleure amie que je pourrais fondre en larmes à cet instant. D'ailleurs, je sens mes yeux s'humidifier par l'émotion. Je ne peux juste pas y croire. Malheureusement, le sourire de Zoé se fane un instant plus tard.
« Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Que tu étais jalouse, que tu te sentais mal parce que je flirtais avec quelqu'un et que tu avais l'impression que je m'éloignais de toi ? On aurait pu en parler. »
Les coins de mes lèvres retombent à leur tour. Je soupire, troublée.
« Je ne sais pas... J'imagine que je me sentais bête. Je me disais que c'était normal que tu t'éloignes, après tout, tu as une vie aussi, et on ne pouvait pas rester aussi proches qu'en maternelle toute notre vie... Si ? Je ne sais pas. Je me disais probablement que j'étais idiote de ressentir de la peine parce que tu voyais d'autres gens. Je pensais que c'était moi qui avais un problème, que tu te rapprochais de Théo et des autres parce que j'étais trop ennuyante. Je me rends compte à présent que ça n'a rien à voir. J'ai été jalouse par égoïsme. »
Zoé m'observe avec véhémence pendant que je déblatère. Une fois mon discours terminé, elle pose alors sa main sur ma cuisse, l'air sincèrement concernée. Un frisson familier me parcoure, mais il n'est pas aussi intense que la dernière fois.
« Beth... Tu es ma meilleure amie. On se connaît depuis toujours, on est toujours là l'une pour l'autre et on se soutient peu importe la situation. Rien ni personne ne pourra te remplacer. Jamais. D'accord, Théo me plaît beaucoup, il est beau, gentil et drôle, mais... »
Je me mords la lèvre pour contenir la jalousie et la douleur qui brûlent dans mon ventre.
« Il ne sera jamais toi. C'est un mec qui m'attire, pas ma meilleure amie que j'aime (je sens mon estomac faire des loopings, mais m'efforce à me reconcentrer : elle ne veut pas le dire comme ça, Beth. Focus). Et ce n'est pas parce que je rencontre d'autres personnes que je m'éloigne de toi pour autant ! D'ailleurs, j'ai trouvé ça assez drôle que tu me dises que tu avais peur que j'aie d'autres amis... »
Je l'analyse, étonnée.
« Pourquoi ?
- Beth ! S'exclame t-elle, me faisant les gros yeux comme si c'était évident. Moi, j'ai juste toi comme véritable amie. Bien sûr, il y a Emily et Clara, mais elles sont davantage des copines que des personnes à qui je peux me confier... Au karaté, je parle à des gens, mais je ne sors certainement pas traîner avec eux le week-end ou durant les vacances ! Chaque année de collège et de lycée, on parlait à quelques élèves de notre classe qu'on oubliait aussitôt l'année suivante ! Tu es ma seule et unique vraie amie, Beth. Mais toi... Tu as un tas d'autres amis ! »
Je la fixe, sourcils froncés, ne comprenant pas un mot de ce qu'elle dit.
« Toutes les personnes du théâtre, Edward, Willow, Lilly, Fatouma, Yun, Léo et maintenant Iris, je peux tous te les citer tant tu me parles d'eux ! Poursuit Zoé. Tu les connais depuis tes onze ans et c'est évident que vous êtes infiniment proches. Il n'y a qu'à voir tes yeux lorsque tu me parles d'eux !
- Je croyais que tu n'écoutais pas quand je parlais de théâtre... Je balbutie, ahurie.
- Si, bien sûr que si, j'écoutais ! Je n'arrive pas à croire que tu m'as cru. Je ne suis pas mordue comme tu l'es, mais je ne déteste pas le théâtre. Je prétendais juste que je trouvais ça vieux et chiant parce qu'en vérité, je me sentais un peu jalouse à chaque fois que tu me parlais de tes amis... Dans ta bouche, ils avaient l'air si cool et vous aviez un lien si fort ! Alors, à côté, je regardais ma vie et constatais à quel point je n'avais que toi... et je me sentais mal. »
Je suis abasourdie. Déboussolée. Alors comme ça, elle aussi, elle jalousait les personnes avec qui je me rapprochais ? Et puis maintenant que j'y pense... elle a raison. Zoé ne me parle jamais de ses autres amis durant nos conversations. Elle n'a personne à part moi, alors que j'ai Edward et sept autres amis géniaux au théâtre, et c'est moi qui étais possessive lorsqu'elle allait vers d'autres gens ? Je ne réalise qu'à présent à quel point j'étais ridicule, et je me sens encore plus coupable.
Zoé se tourne vers moi. En me voyant recroquevillée sur moi-même, honteuse, elle tord son visage dans une grimace où peut se lire une pointe d'amusement.
« On est si stupides, soupire t-elle en renversant son visage vers le plafond, un rictus demeurant cependant sur ses lèvres. On a été tellement obnubilées par nos propres ressentis qu'on a oublié que notre meilleure amie en avait aussi... Et on n'a pas pensé à communiquer.
- Complètement stupides, confirmé-je. On est deux idiotes, n'est-ce-pas ?
- Une idiote et une connasse, » Rectifie Zoé.
Elle me jette un regard amusé. Et j'explose de rire. Bientôt, Zoé joint son rire au mien, et nous rions, nos deux corps secoués de spasmes. On est tellement stupides. Bientôt, les larmes rejoignent les rires, des larmes d'hilarité, de bonheur et surtout, de soulagement. Au bout de quelques minutes à rire à s'en tenir les côtes, Zoé redevient sérieuse et m'annonce, me regardant droit dans les yeux :
« En fait... je suis désolée pour notre dispute de samedi. J'étais bourrée, j'étais en colère, et j'ai dis des choses que je ne pensais pas. Surtout, je me suis moquée de toi quand tu m'as dit que tu aimais les filles. C'était cruel – après tout, je n'ai aucune idée de ce que ça fait de découvrir quelque chose comme ça dans ce monde homophobe ! En tant qu'hétéro, je n'ai aucune expérience dans ce domaine, alors je n'aurais jamais dû te rire au visage quand tu venais de me confier une chose aussi importante pour toi. »
Même si je savais que Zoé n'aimait que les mecs, mon cœur a un pincement douloureux.
« Je te pardonne, je réponds doucement, touchée qu'elle se soit excusée pour une chose aussi insignifiante. Tu étais énervée pour une raison tout à fait justifiée, et on dit tous des choses qu'on regrette dans une dispute – surtout quand on est bourrée de surcroît.
- Merci. Alors, je te pardonne aussi. »
Mes yeux deviennent ronds comme des assiettes.
« Tu... tu es sûre ? Je bredouille, abasourdie. Tu n'es pas obligée de me pardonner, tu sais. Je veux juste être là pour toi, mais tu peux prendre ton temps...
- Je suis sûre, m'interrompt Zoé en hochant la tête, une lueur assurée dans son regard noisette. T'as été une vraie connasse, mais réjouis-toi que j'ai besoin de toi dans ma vie ! Par contre, dans les prochaines semaines, t'as intérêt à être au taquet, hein. Tu devras m'écouter me plaindre de mon prof de karaté pendant des heures, m'aider pour mes devoirs de maths et payer tous les cookies qu'on ira manger au café à côté du lycée ! »
J'acquiesce, un immense sourire allant de part et d'autre de mon visage et mes yeux humides. Je suis si heureuse que j'oublierais presque que je suis censée m'éloigner de Zoé un moment pour laisser s'en aller mes sentiments pour elle, que je suis nulle en maths et que je n'aime pas les cookies. Je m'en fous. Je ferais n'importe quoi pour Zoé.
Je saute presque sur elle pour la câliner. Elle rigole, surprise par mon soudain élan d'affection, et répond rapidement à l'étreinte. A cet instant, j'oublie mes sentiments pour elle, j'oublie son corps m'enlaçant, je suis simplement heureuse d'avoir retrouvé Zoé, pas la fille dont je suis amoureuse, mais ma-meilleure-amie-pour-toujours Zoé. Lorsque nous nous séparons, je me sens calmée, sereine – et tellement, tellement heureuse. Mon sourire s'efface néanmoins en voyant Zoé scruter la chambre autour d'elle, de la tristesse dans le regard.
« Cet endroit va me manquer, soupire t-elle. Je n'arrive pas à croire que je le quitte...
- Tu veux en parler ? Questionné-je, hésitante. Ou... »
Zoé secoue la tête, les yeux fermés pour contenir ses larmes.
« Non. Pas maintenant. Peut-être plus tard, lorsque j'aurais pris du recul sur la situation. Pour le moment, je veux juste me changer les idées. »
Un sourire assuré prend place sur mon visage. A vrai dire, depuis l'instant où Zoé m'a pardonné, j'avais une pensée me trottant dans la tête...
« Alors, j'ai la parfaite idée pour ça. »
***
<Sweater Weather ~ The Neighbourhood>
« Et voilà ! » S'exclame d'une voix joyeuse la coiffeuse qui s'occupait de moi, me passant un dernier coup de peigne puis s'éloignant pour admirer son œuvre.
J'ouvre mes yeux, m'examinant dans le large miroir qui me fait face. La coiffeuse – une certaine Cindy, latino aux cheveux décolorés – me débarrasse de la serviette qui m'entoure, de façon à ce que je puisse mieux voir ma nouvelle coupe. Je scrute mon image dans la glace, tourne la tête de droite à gauche, enfouis ma main dans ma nuque pour faire courir mes doigts sur ma peau. La sensation m'arrache une crispation. Je n'ai pas l'habitude de sentir d'aussi courts cheveux sur mon crâne.
« Magnifique. Vous aimez ? Moi, je trouve que ça vous va très bien. »
Un peu lourde, à force, la Cindy. Mais je dois admettre qu'elle a fait du bon boulot. Je n'étais jamais allée à ce salon de coiffure auparavant, c'est Emily qui me l'avait conseillé il y a maintenant quelques mois... et elle a bien fait ! Même si je ne savais pas vraiment ce que je voulais comme coupe en arrivant dans le magasin (à vrai dire, j'étais certaine que je voulais changer, le problème était que je ne savais pas comment), Cindy m'a aussitôt prise en charge. Ultra professionnelle, elle m'a installé dans un fauteuil, balancé une serviette autour du cou et m'a montré des dizaines de coupes différentes sur des modèles parfaits sur les photos des magazines en papier glacé qui traînaient sur le bord du miroir. Un peu hésitante, j'ai finis par désigner une coupe au hasard, pas trop osée, mais assez différente de mon ancienne pour que j'ai l'impression de changer de tête. Un sourire maléfique sur son visage au teint mat, Cindy a sorti ses ciseaux et les a fait tourner dans ses doigts de façon très stylée et pas du tout rassurant. S'en est suivit les trente minutes les plus longues de ma vie : je ne savais absolument pas ce que la coiffeuse faisait de mes cheveux, et j'étais si terrifiée du résultat que je préférais garder mes yeux fermés que de regarder ce potentiel désastre. C'est vrai, quoi, ce serait comme assister à sa propre mort ! Totalement masochiste, si vous voulez mon avis. Tout ce que je pouvais faire était entendre Cindy couper mes cheveux avec des clac, clac sortis tout droit de films d'horreur et imaginer mes boucles brunes tomber, tourbillonnant avec mélancolie dans les airs avant de s'échouer pathétiquement sur le sol.
Mais, à la fin, lorsque j'ouvre les yeux... je suis agréablement surprise. Mes cheveux forment habituellement un trou noir de nœuds et de boucles, mais là, pour la première fois depuis des mois, je les vois coiffés. J'ai choisi à tout hasard une coupe au carré ; à présent, mes boucles sombres soigneusement domptées frôlent mes épaules tandis qu'une frange légèrement ondulée balaye mon front. La coupe allonge mon cou et affine mon visage, en plus d'avoir l'air beaucoup plus simple à brosser. Avec ça, fini les galères avec son peigne dès six heures du mat' !
« Vous aimez ? » Insiste Cindy.
Cette fois, son ton est plus sec. Je la comprends. Elle a galéré pendant une demi-heure pour transformer ma masse emmêlée en une jolie coupe bien propre, et au lieu de la féliciter et de la remercier pour son travail, j'ignore ses questions, préférant observer mon reflet et toucher mes cheveux. C'est comme sortir de scène après un spectacle de théâtre où tu es particulièrement fière de ta performance, avancer vers tes parents et leur demander avec un grand sourire s'ils ont aimé, et qu'ils ne t'adressent pas un regard tant ils sont occupés à rire de blagues de quarantenaires avec les parents des camarades de ton groupe – croyez-moi, pour l'avoir vécu, c'est douloureux. C'est pourquoi je sors de ma propre contemplation pour adresser un sourire à la coiffeuse :
« C'est superbe. Merci beaucoup, j'adore. »
Elle a un sourire satisfait. Bon, je sais ce que vous pensez. Une coupe de cheveux pour se changer les idées, c'est super cliché, et je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais, étrangement, aujourd'hui, j'avais envie d'évoluer, de passer à autre chose, comme pour quitter une phase de ma vie pour avancer dans une autre... Et parfois, changer de tête aide à changer tout le reste. Je pense que Zoé aussi en avait besoin, voire plus que moi : elle a vécu tellement de choses horribles ces derniers mois, et a dû passer par tellement d'émotions différentes qu'à présent, elle doit être complètement perdue. Une jolie coupe ne règle certes pas tous nos problèmes, mais c'est le changement psychologique que ça entraîne qui compte.
Je me lève de mon siège pour payer, mais avant, je vais jeter un coup d'œil à ma meilleure amie, dont la coupe est gérée par une coiffeuse couverte de piercings qui s'occupe d'elle dans la seconde partie du salon de coiffure. J'ignore totalement quelle coupe elle a opté pour : comme l'emmener ici était une surprise, à son arrivée, elle ne savait pas du tout non plus ce qu'elle allait choisir. Nous avons eu à peine le temps de discuter en entrant dans le magasin, car Cindy et piercings-lady nous ont entraînées dans différents compartiments sans nous laisser le temps de protester. Maintenant, je suis encore plus curieuse de voir ce qu'elle a choisi.
J'ai à peine le temps de pénétrer dans l'autre partie du salon que Zoé arrive vers moi, la tête tournée vers piercings-lady qui la suit de près, la couvrant de compliments. Et... je reste bouche bée. Zoé a tout coupé. Tout. Ce n'est même pas une coupe à la garçonne comme j'en ai envisagé l'option, mais quasiment un rasage de tête, tout ce qu'il reste sur son crâne étant un fin duvet châtain semblant terriblement doux au toucher. Je suis choquée par la radicalité de son choix de coiffure, mais à la fois, je suis impressionnée. Zoé a eu l'audace de demander une quasi boule à zéro à sa coiffeuse alors que j'ai tremblé pour un carré, et quand elle s'approche de moi avec le pas assuré d'un modèle marchant sur son podium, pas une once de regret ne vient obscurcir son visage. En me voyant, ses yeux marron s'éclairent et un sourire vient égayer ses traits, terriblement sérieux ces derniers temps. Putain, elle est magnifique sont les premiers mots qui me viennent à la bouche. La coupe courte fait ressortir ses sourcils épais et broussailleux et son regard déterminé tout en adoucissant la forme de son visage. Avant, Zoé était déjà jolie, mais là, la beauté et la puissance qui s'émanent de son être n'ont aucun mot qui puisse les décrire... Elle est indescriptible.
« Tu es... tu es... Je balbutie.
- Chauve ? Suggère Zoé, maligne, en dressant un sourcil.
- J'allais dire splendide, mais ça aussi, lâché-je dans un rire nerveux.
- Merci. Toi aussi. »
Je la regarde sourire. Zoé a encore beaucoup de choses difficiles à vivre, le protocole du divorce de ses parents, son déménagement chez ses grands-parents, la confrontation avec son père qui devra bien se faire un jour, et cætera, en comptant la révélation que je m'apprête à lui faire avant la fin de l'après-midi. Mais à cet instant, elle a l'air heureux et c'est tout ce qui compte.
Nous récupérons nos vestes et je paie pour les deux coiffures. Zoé ne dépense pas son énergie à protester : elle sait que je ne changerais pas d'avis, me sentant encore bien trop coupable et étant trop investie dans la mission reconquérir-sa-meilleure-amie pour la laisser payer. Lookées comme des déesses avec nos nouvelles coupes, nous sortons donc du salon de coiffure.
« Et si on goûter au café où nous allions tous les mercredis ? Ca fait un bail que nous n'y ne l'avons pas visité, et nos petits rituels me manquent, » Je propose sans réfléchir tandis que nous nous baladons dans la rue sans but précis.
C'est vrai. Ca fait si longtemps que je n'ai pas vu ma meilleure amie et qu'on n'a pas fait ces petites habitudes qui rythmaient notre vie de meilleures-potes-à-la-vie-à-la-mort ! Zoé m'a tellement manqué que j'ai envie de rester accrochée à elle durant un mois entier pour rattraper toutes les sorties et les rituels qu'on a loupé. Mais ce ne serait pas possible, pensé-je tristement, me souvenant de la conversation avec mes parents de jeudi soir. Alors autant en profiter maintenant.
Les yeux de Zoé s'arrondissent, brillants de gourmandise comme ceux d'un félin (mais pas du genre tigre ou lion affamé, plutôt du type chat à qui on remplit sa gamelle de croquettes). Sans même prendre le temps de répondre, elle m'attrape par le poignet et m'entraîne dans les dédales des rues du quartier, et je la suis en riant, n'ayant de toute manière par le choix car sa poigne est bien trop forte pour que je puisse espérer me détacher. Quelques instants plus tard, nous sommes au café, à cinq minutes environ de notre lycée. C'est un samedi après-midi, mais, étant en début novembre, le café n'est pas trop bondé. Un des serveurs qui bossait déjà là lorsque nous avons commencé à venir ici – Jo, je crois, un blond qui adore papoter avec les clients – nous reconnait et nous fait signe. Nous nous approchons et il nous désigne une table pour deux à l'intérieur (il fait plutôt frisquet et je ne veux pas risquer d'attraper un rhume, après toutes les fois où je ne suis pas venue en cours ces derniers temps, mes parents feraient un infarctus si je tombais encore malade). Nous nous installons et Jo nous apostrophe :
« Ca va les filles ? Ca fait un bail que vous n'êtes pas venues, je commençais à m'inquiéter ! »
Je commence à répondre quand il me coupe, me laissant perplexe (et légèrement offusquée).
« Woaw, Zoé, ta coupe de cheveux ! S'exclame t-il, toute son attention fixée sur ma meilleure amie. J'adore ! Très rock'n'roll, dit-il en faisant le signe du rock'n'roll de sa main, son index et son auriculaire dressés et le pouce retenant l'annulaire et le majeur repliés sur eux-mêmes.
- Merci, fait la concernée avec un grand sourire.
- Moi aussi j'ai une nouvelle coiffure, » Marmonné-je, toujours vexée.
Zoé m'adresse un regard amusé. Jo m'ignore complètement, continuant sur sa lancée.
« Vraiment, c'est super osé. Je suis fan.
- Bon, on peut prendre notre commande maintenant ? » Je l'interromps.
Zoé pouffe. Jo daigne enfin me prêter attention, me dévisageant d'un regard jugeur avant de soupirer et de se reprendre :
« Oui, bien sûr. Un cookie géant à partager, comme d'habitude, j'imagine ?
- Évidemment, réponds aussitôt ma meilleure amie.
- En fait... Je la coupe d'un ton hésitant. Ca ne te dérange pas si on prend autre chose ? »
Zoé me fixe avec des gros yeux comme si je lui avais proposé d'avaler nos vomis respectifs.
« Quoi ? Pourquoi ? »
Je me tortille sur ma chaise, embarrassée, puis finis par avouer :
« Je n'aime pas tellement les cookies, en vrai. »
Elle en tombe presque de sa chaise tant elle en est stupéfaite.
« Pardon ? Donc tu vas me dire que ça fait plus d'un an qu'on se partage des cookies géants tous les mercredis à ce café alors que tu n'aimes pas ça ?
- Ce serait bizarre si je te disais que oui ?
- Carrément bizarre, confirme t-elle.
- Alors, si ce n'est pas un cookie géant, ce sera quoi ? » Nous coupe Jo, ennuyé (Il y a beaucoup de gens qui en coupent d'autres dans cette conversation).
Je le foudroie du regard.
« Je vais prendre un cheesecake, merci.
- La même chose, renchérit Zoé. Ou non, plutôt, prenez le plus gros cheesecake que vous possédez et amenez-le avec deux petites cuillères. »
Jo s'éloigne vers le bar du café. Je me penche vers Zoé, étonné par son choix.
« Même si je choisissais autre chose, tu auras pu quand même prendre un cookie, tu sais.
- Oh, s'il te plaît, Beth. (Elle balaye ma remarque avec sa main.) Je pourrais vouer un culte aux cookies, bien sûr, mais mon plaisir principal en allant à ce café, c'est de partager mon dessert préféré avec toi. Mais toi, alors, pourquoi as-tu accepté de manger ces cookies à la base ?
- Pour toi, » J'avoue d'une petite voix.
Zoé roule ses yeux comme si c'était la réponse la plus stupide qu'elle ait jamais entendue.
« Beth, Beth. Tu dois vraiment apprendre à faire preuve de volonté dans la vie. »
Je glousse légèrement. Même face à un aveu aussi important et ridicule que celui que je viens de faire, Zoé sait trouver quelque chose de drôle à dire pour détendre l'atmosphère. Bientôt, Jo nous ramène l'immense part de cheesecake et nous l'entamons, armées de nos petites cuillères.
« Ca ne vaut pas un bon cookie, mais je dois admettre que c'est plutôt pas mal, » Constate Zoé en goûtant le gâteau.
Je pose ma cuillère sans y avoir touché. Certes, j'adore les cheesecakes, mais j'ai l'estomac trop noué pour manger quoi que ce soit. Il est plus de seize heures, et si je ne déclare pas mes sentiments à Zoé maintenant, je ne le ferais jamais. C'est bête d'avouer mon amour à ma meilleure amie à peine une heure après que l'on se soit réconciliées, mais je dois le faire. Mes parents ont raison, Edward a raison. Si je n'ose pas et que nous continuons à rester collées l'une à l'autre tout le temps comme avant, mes sentiments ne feront que grandir et je serais encore plus blessée à la fin.
« Zoé, j'ai quelque chose à te dire, » Je déclare, la gorge serrée.
***
<Take Me To Church ~ Hozier>
Elle s'arrête de manger. Le contour de sa bouche est barbouillé de crème, un détail aussi touchant qu'amusant, en contraste avec sa nouvelle coupe punk.
« Oui ? Je t'écoute. »
C'est fou. Lorsqu'on se persuade qu'on va sauter le pas et oser faire quelque chose de dur, on est déterminés par cette idée... jusqu'à ce que le moment vienne. Ca marche avec tout : par exemple, quand je me suis dis que j'allais me mettre au sport à la rentrée de seconde. Toute la journée, j'ai ressassé dans ma tête que le soir à dix-huit heures pétantes, j'allais réaliser une séance de sport de trente minutes en suivant une vidéo Youtube. Au final, crevée, je me suis inventée la première excuse qui me tombait sous la main pour déclarer que je ne pouvais pas la faire ce soir et que je ferais mon sport le lendemain. Même chose quand je me suis convaincu que j'allais apprendre la langue des signes sur Internet. Et même chose lorsque j'ai dû avouer que j'aimais les filles à mes parents, pas plus tard que jeudi, et cætera, et cætera... Là, c'est pareil. J'étais déterminée à déclarer mon amour à Zoé hier et aujourd'hui, jusqu'à ce que le moment arrive... Et que je me retrouve comme une conne, terrifiée, tremblante, incapable de parler.
« Je... je... balbutié-je avant de soupirer. Non, rien, oublie. »
Zoé m'attrape la main pour la serrer dans la sienne. Son regard noisette est sérieux, mais la crème étalée sur son visage lui donnent un côté tellement attendrissant que je ne peux pas m'empêcher de sourire.
« Tu peux tout me dire, tu sais. »
Je sais, pensé-je. C'est là que je me rends compte à quel point Zoé est une personne incroyable, et à quel point elle mérite mon honnêteté. Garder le silence serait égoïste, ce ne serait juste ni pour elle ni pour moi. Alors je prends une grande inspiration et me lance, plongeant mes yeux verts dans les nuances brunes du regard de Zoé.
« Je crois avoir des sentiments pour toi. Depuis pas mal de temps déjà. »
Ca y est. C'était tout. C'était dit.
Je souffle profondément, ma respiration tremblante.
J'aimerais baisser le regard, m'enfoncer sous terre, ou partir d'ici, m'enfuir à l'autre bout de la Terre où je ne ressentirais pas la pression de ce que Zoé pourrait me répondre. Mais je me force à rester là, bien droite, regardant ma meilleure amie dans les yeux.
Silence.
Zoé ne dit rien. Son visage est figé dans une expression estomaquée. Ne le voyant pas répondre, je m'efforce à poursuivre mon récit, gorge serrée.
« Je ne m'en suis rendue compte que quelques jours auparavant. C'est Edward qui me l'a dit, et immédiatement, ça été comme une évidence. Après tout, c'était parfaitement logique. Si je me sentais autant malade lorsque tu me contais ton attirance pour Théo, ce n'étais pas parce que j'étais jalouse de toi – c'était parce que j'étais jalouse de lui. Je ne supportais pas de vous voir flirter gentiment et vous rapprocher petit à petit car je te voulais uniquement pour moi. Quelques semaines plus tard, je me rends compte que je ne suis pas hétéro. Tu es ma meilleure amie depuis qu'on est toutes petites, on est tout le temps fourrées ensemble et toujours là l'une pour l'autre. Comment pouvais-je ne pas tomber amoureuse de toi ? »
Nouveau silence. Zoé me fixe, ses yeux noisette troublées. Sa main tremble légèrement dans la mienne. Finalement, elle délace ses doigts des miens et ramène sa main contre sa poitrine comme si elle s'était brûlée, ou que j'étais atteinte d'une maladie contagieuse. Suite à ce geste, je sens mes doigts se refroidir en même temps que mon cœur se brise en mille morceaux. Je la regarde tristement. Zoé a l'air choqué, presque horrifié.
Puis un rire nerveux sort de ses lèvres, bien trop faible pour être sincère.
« Tu plaisantes, n'est-ce pas ?
- Zoé... Je murmure, sentant les larmes me monter aux yeux.
- Sérieusement, Beth ? C'est quoi cette blague ? Juste après qu'on se soit réconciliées, tu me fais un coup comme ça ! Tu sais quoi ? Ce n'est pas marrant. »
Je secoue la tête, les premiers pleurs s'échappant de mes yeux verts, le cœur en miettes.
« Ce n'est pas une blague. C'est la vérité. »
Elle scrute mon visage, suspicieuse, effarée. Zoé peut lire en moi comme dans un livre ouvert et elle en a parfaitement conscience. Elle sait différencier la vérité du mensonge, et ce qu'elle voit dans mon regard la terrifie.
« Mais... Iris ? Chuchote Zoé sans y croire.
- Une personne peut me plaire alors que j'en aime une autre, » Je réponds tout aussi bas.
Elle baisse ses yeux. Je peux voir mille lueurs tourner à cent à l'heure dans son regard tant elle est bouleversée par ma révélation. De toute évidence, elle me croit, à présent. En même temps, tout est parfaitement cohérent, et Zoé est une fille intelligente. Elle réalise maintenant que tout cela n'est pas une vaste blague mais bel et bien la réalité. Elle sait que je ne suis pas du genre à plaisanter là-dessus, surtout alors que l'on vient tout juste de se réconcilier, ce serait cruel. Et puis, si je ne disais pas la vérité, comment expliquer ma jalousie maladive quand elle me racontait son crush sur Théo ? La seule option logique est celle-ci et elle en a parfaitement conscience. Simplement, la révélation est dure à avaler. Ce n'est pas tous les jours qu'on apprend que sa meilleure amie d'enfance et notre principal pilier dans la vie éprouve des sentiments pour nous...
Je me lève de ma chaise. Je dois la laisser seule avec toutes les pensées qu'elle ressasse, le temps qu'elle avale et accepte ma confession.
« Je pense que je vais y aller. Je te laisse réaliser tout ça pour le moment... Et de mon côté, j'ai aussi besoin de temps pour laisser s'envoler mes sentiments, » Je déclare avec douceur.
Vive comme un félin, Zoé relève vers moi son regard plein de larmes et m'attrape brusquement par l'avant-bras, sa poigne ferme me faisant grimacer.
« Attend ! Beth, ne me laisse pas, je t'en prie... »
Les larmes dévalent son visage et ses joues creuses. Je ne sais pas quoi faire. Je la regarde, désemparée, tandis qu'elle réaffirme sa prise.
« Je m'en fous que tu sois amoureuse de moi ! Je m'en fous, tu sais, je peux faire avec. Mais s'il te plaît, ne m'abandonne pas une seconde fois. Tu es ma meilleure amie et j'ai besoin de toi. J'ai besoin de toi, Beth, s'il te plaît, s'il te plaît, ne pars pas... » Sanglote t-elle.
Je voudrais fondre en larmes avec elle, mais je m'efforce à être forte pour nous deux.
« Je sais, et je suis tellement désolée. Mais je ne t'abandonne pas, Zoé. Pas cette fois. Tu pourras toujours m'appeler, m'envoyer des messages, ou venir me parler quand tu en as besoin. Si tu veux me confier tes sentiments par rapport à ce qui arrive dans ta vie familiale en ce moment, ou sur autre chose, tu pourras toujours venir me voir et te confier à moi. Je ne cesserais pas d'être là pour toi, Zoé, je vais juste... m'éloigner un moment, le temps que mes sentiments s'en aillent. »
Elle renifle, mais me lâche l'avant-bras.
« Je ne veux pas que tu t'éloignes...
- Je serais toujours ta meilleure amie, reprenne-je. Tu sais pourquoi je t'ai avoué mon amour ? C'est parce que tu es une personne géniale et que tu mérites mon honnêteté. Je t'ai dis cela parce que je ne veux pas te mentir plus longtemps, Zoé. J'ai conscience que dernièrement je n'ai pensé qu'à moi et t'ai traité misérablement, mais j'ai besoin d'être encore un peu égoïste, pour quelques mois au moins, pour que je prenne le temps d'aller au-delà de mes sentiments. »
Elle me regarde. Des larmes se pressent et se multiplient dans son regard, dans lesquelles se mêlent tristesse, colère, confusion et les milliers d'autres émotions qui l'habitent à cet instant. Je la comprends. Je ne sais pas comment je réagirais à sa place, mais ressentir comme un milk-shake d'émotions différentes et inconnues explosant dans mon cœur et mon cerveau, me laissant bouleversée et ne sachant pas comment réagir, ça me connait.
« Je fais ça pour nous deux, j'insiste doucement. Pour qu'ensuite, on puisse retourner à la normale, redevenir les meilleures amies du monde et oublier toute cette histoire.
- Je ne sais pas si j'arriverais un jour à l'oublier, » Murmure Zoé, toujours ébranlée.
Mon cœur se serre. Moi non plus, pensé-je.
Puis, alors que je m'apprêtais m'en aller pour de bon, Zoé me prends une nouvelle fois par le poignet et m'attire vers elle. Surprise, je me laisse entraîner par son poids et me retrouve contre ma meilleure amie. Son visage est enfoui dans ma nuque, l'eau salée de ses larmes s'écoulant sur ma peau, et ses bras agrippant mon dos comme si j'étais le seul radeau l'empêchant de se noyer. Nous nous câlinions souvent, bien sûr, avant tous les évènements qui ont secoué nos vies ces derniers mois, mais jamais... comme ça. Jamais des étreintes tellement puissantes et émotionnelles que tu voudrais éclater en sanglots et serrer la personne contre toi comme si ta vie en dépendait. Je réponds finalement à l'embrassade, me fondant contre son corps, mes deux bras encerclant sa taille et ma tête s'enfouissant dans son cou. Nous restons enlacées dans ce câlin d'au revoir encore une poignée de secondes, peut-être même quelques minutes, jusqu'à ce que je me défasse de l'étreinte avec des gestes doux et prévenants pour ne pas la brusquer.
« Tu pourras quand même venir au déménagement ? Chuchote Zoé d'une voix aussi désespérée que déboussolée. Je pense que j'aurais besoin de ta présence...
- Évidemment que je serais là, réponds-je avec sincérité. Je serais toujours là pour toi, Zoé, simplement... de loin. »
Elle acquiesce tristement. Je lui accorde un dernier regard, où j'essaye de lui transmettre tout mon amour, mon amitié et mon soutien envers elle. Puis, mélancoliquement, je saisis ma veste et sors du café, luttant contre l'envie de me retourner pour courir à nouveau vers ma meilleure amie.
Pourtant, lorsque je marche dans la rue sur le chemin du retour, je sens que mon cœur est plus léger, défait d'un poids qui l'alourdissait depuis des semaines déjà. Je ne mens plus à personne, et je suis réconciliée avec ma famille, tous mes amis du théâtre et du lycée.
Je peux enfin respirer.
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