
ACTE III - Scène 16
Samedi 31 Octobre, 22 : 17
<I Think I'm OKAY ~ Machine Gun Kelly ft. YUNGBLUD>
Dans la cuisine, trois filles déguisées en les Heathers sont plongées dans une conversation animée, assises respectivement sur une chaise, l'îlot de la cuisine et son comptoir. En nous voyant pénétrer dans la pièce, elles interrompent leur discussion pour nous dévisager d'un regard mauvais. Iris les ignore royalement et se dirige vers le placard, qu'elle ouvre avant d'en sortir une bouteille d'Ice Tea et une autre de vodka. Elle mélange les saveurs dans un verre et me tend le cocktail, que j'accepte docilement, avant de s'en préparer un à son tour. S'adossant au frigo pour le siroter, elle me scrute de ses yeux noirs.
« Ca fait bizarre de te voir avec les cheveux lisses et les iris rouges.
- Pourquoi, tu n'aimes pas ? Je la provoque pour rire.
- Non, j'adore. De toute façon, tu serais splendide quoi que tu portes. C'est juste que j'aime bien tes boucles et tes yeux verts. »
Mes joues me brûlant, je baisse mon regard vers le carrelage gris de la cuisine. Comment peut-elle lâcher des compliments ainsi ? Je sens ses yeux m'observer tandis qu'elle reprend une deuxième gorgée de son mélange alcoolisé et sucré. Je soupire profondément. Je peux me montrer plus entreprenante, moi aussi. Je ne suis pas si timide d'habitude, mais les yeux sombres et envoûtants d'Iris, ainsi que son rictus amusé, font surgir des facettes de ma personnalité enfouies en moi, dont je n'avais pas idée auparavant.
« D'habitude, tu me fais penser à une nymphe. Mais là, une nymphe reconvertie en vampire ! »
Je hausse un sourcil. Je relève la tête vers Iris, qui me dévisage, songeuse.
« Une nymphe ?
- Mais si, tu sais, les déesses mineures dans la mythologie grecque et romaine, explique t-elle. Ce sont des déesses de plantes, d'arbres, de rochers, de rivières. Comme dans Percy Jackson.
- Je sais ce que sont les nymphes, dis-je en repensant à ces créatures enchantées de l'univers de Rick Riordan. C'est juste que je ne me voie pas vraiment comme une déesse mineure. J'ai envie de régner sur davantage que juste un rocher. »
Iris éclate de rire. Je l'observe renverser sa tête en arrière, ses lèvres étirées et ses yeux plissés, le son joyeux de son rire tranchant l'air. Elle est splendide.
« D'accord, d'accord. Oublie cette histoire de nymphe. Quelle déesse veux-tu être ?
- Je ne sais pas, fais-je, curieuse. A quelle déesse je te fais penser ?
- Là, maintenant ? Je dirais Perséphone, la reine des Enfers.
- A cause de mon look de vampire ?
- Oui. Après tout, les vampires sont comme des morts, non ? Des âmes damnées ramenées à la vie qui survivent éternellement en se nourrissant du sang des êtres humains... »
Je souris. Perséphone me va plutôt bien. La fille de Déméter peut être parfois joyeuse et insouciante, déesse des fleurs et du printemps, mais d'autres, elle règne sur les âmes des Enfers avec son mari Hadès, contrôlant la maison des morts avec fermeté et élégance. Ce soir, avec mon look sombre et vampirique, je me sens très Perséphone.
Je réfléchis à quelle déesse pourrait correspondre à Iris.
« Et toi, ce soir, je te verrais bien en Artémis. Libre, confiante, belle et indépendante.
- Artémis ? Une vierge éternelle qui ne peut s'engager dans aucune relation ? »
Je lâche un juron, reprenant une gorgée de vodka-Ice Tea. Iris esquisse un sourire amusé, inclinant la tête sur le côté et posant un doigt sur sa joue.
« Ca n'a pas l'air de te plaire beaucoup. Tu n'as pas envie que je sois forcée à rester célibataire éternellement ?
- Pour être honnête, pas tellement.
- Ah bon ? Pourquoi ? » Demande t-elle innocemment, un sourcil levé.
Elle se rapproche de moi, lente et sensuelle, un air de défi sur le visage. Elle est superbe. Mon cœur bat à la chamade dans ma poitrine, mais je ne cède pas, conservant mon regard dans le sien.
« Je sais quelle déesse t'irais mieux. Aphrodite.
- La déesse de l'amour... » Souffle t-elle.
Nous nous taisons un moment. Nos visages sont dangereusement proches, et seuls les bruits de nos respirations respectives rompent le silence presque religieux dans lequel nous sommes plongées. Je ne quitte pas mes yeux écarlates des siens, et, sans détourner le regard, j'observe les diverses nuances tournoyer dans ses iris noirs, l'admiration, la confidence, le désir. Son regard est profond et impénétrable, et je me perds dedans, rêvant de me noyer dans les histoires, les larmes de tristesse comme de joie qui ont dû y vivre depuis toutes ses années. Le rythme de mon pouls s'emballe, mon cœur fait des bonds dans ma poitrine, emporté par une tornade d'émotions et d'envies. Nous ne sommes plus que nous deux dans ce monde, je ne vois plus qu'Iris, Iris et ses yeux si sombres et pourtant si étincelants et resplendissants de lumière, Iris et ses lèvres si pleines et attirantes, entre lesquelles s'échappent son souffle irrégulier dont le seul son pourrait me rendre folle, ses lèvres qui semblent m'appeler. Je suis certes trop éméchée pour réfléchir à ce que je ressens, pourtant, deux évidences s'imposent dans mon esprit : Iris est la personne la plus magnifique que j'ai jamais vu et j'ai une folle envie de l'embrasser.
Derrière nous, la Heather habillée de rouge lève les yeux au ciel et pousse un soupir exaspéré.
« Prenez une chambre, les lesbiennes ! »
Notre instant brutalement interrompu, je sursaute, ayant totalement oublié la présence des trois autres filles dans la cuisine. Iris fait brusquement deux pas en arrière, se cognant au placard derrière elle, puis se frotte l'arrière du crâne avec une grimace embarrassée. Je n'ose pas la regarder, beaucoup trop gênée, les pommettes et les oreilles écarlates.
« Dieu merci, je commençais à croire qu'elles allaient se mettre à baiser sur le comptoir, » Confie l'adolescente avec méchanceté à ses deux copines.
Celles-ci nous jettent des regards hésitants. Furibonde, je saisis mon verre de vodka-Ice Tea et le vide d'un trait. L'alcool me donnant le courage nécessaire pour répliquer, je pivote sur moi-même pour jeter un regard noir à la Heather qui a osé gâcher notre moment.
« La cuisine ne vous appartiens pas, à ce que je sache. Et je pense que vous dérangez plus que nous. Vous n'arrêtez pas de piailler alors que tout ce que nous faisions était de nous regarder.
- Pitié, vous vous bouffiez du regard, continue Heather rouge avec une grimace écœurée. Vous alliez vous sauter dessus d'une minute à l'autre. Ce que vous faites est déjà suffisamment dégoûtant, vous n'avez pas besoin d'exposer vos péchés en public en plus !
- Laisse les tranquille, Hannah, elles ne t'ont rien fait, ose timidement dire la Heather vêtue de vert, une petite brune qui ne doit pas avoir quinze ans, l'air embarrassé.
- Tais-toi, je ne t'ai pas demandé ton avis, » La coupe froidement la première fille, implacable.
La Heather verte s'empourpre et se recroqueville sur elle-même, la peur brillant dans ses yeux. La Heather en jaune, qui a l'air plus âgée et responsable, pose une main rassurante sur le bras de la petite dans un geste fraternel.
« Si encore elles étaient jolies, poursuit cruellement Heather rouge, continuant sur sa lancée. Personne n'a envie de voir une Black et une grosse se rouler des pelles, » Se moque t-elle.
Je serre les poings et m'approche d'elle, ne pouvant plus contenir la rage bouillonnant dans mes veines. Durant la dispute, un petit groupe de personnes s'était rassemblé autour de nous, attirés par le bruit du conflit, et sont restés les plus désireurs de potins et de drames. Désormais, une dizaine d'adolescents se tiennent dans la cuisine et nous regardent, certains avec anticipation, d'autres avec excitation. Les gens prennent rapidement leur parti et se mettent à nous encourager sois nous, sois les Heathers, comme si un match de boxe était sur le point de commencer. Alors que je me dirigeais vers la Heather rouge, envahie par la colère, Iris pose sa main sur mon épaule pour me retenir.
« Laisse, Beth. Elle n'en vaut pas la peine. Crois-moi, des connards homophobes comme elle, j'en croise tous les jours. Vaut mieux les ignorer que riposter, tu vaux mieux que ça.
- Comment tu m'as appelé, sale gouine ? Crache Heather rouge, la rage dansant dans ses yeux.
- Calme-toi, Hannah, on a compris, intervient d'une voix sage de Heather jaune. Viens, on s'en va d'ici. Cette soirée est nulle de toute façon. »
La tension est à son comble. Tous les élèves attendent, suspendus à nos lèvres, ce que Heather rouge va répondre. Nous nous foudroyons du regard, se demandant qui va craquer et sauter sur l'autre la première tels les deux derniers tributs vivants des Hunger Games. Soudain, la porte s'ouvre brutalement sur Théo et Oliver. Je me crispe aussitôt. Je ne sais toujours pas si mes sentiments à propos de Théo sont positifs ou négatifs, et j'ignore si dans cette dispute, il prendra mon parti. Mais quelque part, c'est un excellent test : s'il se place du côté des Heathers, je serais certaine qu'il n'est pas digne de ma meilleure amie.
Il demande d'une voix autoritaire, interrompant les piaillements de la foule s'étant rassemblé :
« Qu'est ce qu'il se passe ici ?
- Il se passe que ces deux gouines baisaient quasiment sous mon nez ! S'écrit Heather rouge d'une voix suraiguë en nous désignant d'un doigt accusateur.
- On ne s'est même pas touché ! Je rétorque.
- C'est vrai qu'elles ne se touchaient pas, fait Heather verte d'une petite voix.
- Oh, toi, ferme-la ! » Aboie la première.
La timide intervenante rentre sa tête dans ses épaules, mortifiée. Le public se tourne vers Théo et Oliver comme s'ils étaient les détenteurs de la vérité, attendant leur réponse face à la situation. Le brun aux yeux clairs m'adresse un regard étonné. Bien sûr, on ne se connaît pas beaucoup, mais depuis le temps que nous sommes dans la même classe, il ne soupçonnait pas mon attirance pour les filles – un peu comme moi, d'ailleurs. Je soutins son regard bleu pâle sans sourciller.
« Tout le monde a le droit de se toucher ou de s'embrasser à cette fête, finit-il par déclarer, implacable, très calme en contraste à ladite Hannah qui est hystérique. Si deux personnes vont trop loin en public, on peut leur demander poliment de continuer leurs affaires en privé. Mais il y a toujours des couples très affectueux durant les soirées, et on n'en fait pas tout un plat. Je ne vois donc pas la cause d'une si grande dispute.
- Mais elles sont lesbiennes ! S'égosille Heather rouge, les yeux écarquillés.
- Tout le monde, noir, blanc, hétéro ou pas, est autorisé à fêter Halloween dans cette maison, à l'inverse de toute personne qui discrimine un groupe, dont les homophobes, clame Théo. Tu n'es donc pas la bienvenue ici, Hannah. Comme je suis aimable, je te laisse deux choix : ou tu t'excuses à Beth et à son amie ici présente, ou je t'invite à partir de l'appartement. »
Pendant qu'il parlait, d'autres personnes ont pénétré dans la cuisine, curieux de voir quel drame était en train de s'y jouer. Je reconnais Dan et Louise, Mark et son pote Simon ainsi qu'Emily et Clara, qui me dévisagent avec étonnement. Tom et Olivia, le couple déguisé en Joker et Harley Quinn ayant organisés la soirée, finissent par arriver également, attirés par les cris. La moitié des lycéens de la fête observent à présent la scène comme les spectateurs d'une arène lors d'un combat de gladiateurs. La Heather rouge, l'air mi-choquée, mi-enragée, fixe chaque adolescent dans l'espoir de trouver un allié, en vain. Finalement, elle pousse un grognement de frustration et ramasse son sac au pied de l'îlot de la cuisine. Elle traverse la pièce et s'en extrait d'un pas rapide et coléreux, non sans nous foudroyer une dernière fois du regard, Iris et moi. Les Heathers verte et jaune s'échangent un regard hésitant, puis se lèvent à leur tour, s'excusent du bout des lèvres pour le conflit et rejoignent leur amie à l'extérieur.
***
<all the good girls go to hell ~ Billie Eilish>
« Circulez, il n'y a plus rien à voir, le spectacle est terminé, » Déclarent Oliver, Mark et Simon en guidant la foule vers l'extérieur une fois la porte d'entrée de l'appartement claquée.
Les élèves circulent, ayant déjà oubliés pour la plupart l'incident qui vient de se dérouler. Pour les plus coriaces, Tom et Olivia se chargent de remettre l'ambiance en lançant une musique très populaire sur les enceintes qui attire rapidement tous les adolescents sur la piste de danse. Alors que Dan et Louise se précipitent vers Iris en l'harcelant de questions, Théo, Emily, et Clara s'approchent de moi. Ils ont tous l'air paniqué, comme si quelque chose de grave venait de se passer. En faisant totale abstraction du fait que cela fait trois semaines que je ne lui ai pas parlé et qu'elle vient d'apprendre en public que j'aime les filles, Emily me lance précipitamment :
« Beth, enfin on te trouve !
- Mark nous a dit que tu étais à la soirée, ajoute Théo.
- C'est une urgence ! » S'exclame Clara.
Je les regarde les uns après les autres, confuse.
« Quoi ? Que se passe t-il ?
- C'est à propos de Zoé. Dis, est-ce que tu l'as vu dernièrement ? » Me presse Emily, me confrontant de ses grands yeux bleus écarquillés comme ceux d'un hibou.
Je sens la culpabilité envahir mes veines. Que s'est il passé avec Zoé ? Est-ce qu'elle va bien ? Ces dernières semaines, je ne l'ai pas vu, l'évitant quand on se voyait au lycée et ignorant ses textos. Je déglutis, tirant sur le col de mon débardeur noir avec anxiété.
« Pas tellement... J'avoue sur un ton miséreux. Pourquoi ? Qu'est ce qu'il s'est passé ?
- Putain, lâche Emily en passant une main dans ses cheveux blonds parfaitement ondulés. Nous non plus. A vrai dire, avec Clara, on lui a proposé plein de fois de se voir – avec toi – sur notre groupe Instagram. Mais tu ne regardais pas les messages et elle n'y répondait pas, alors on est sorties seulement toutes les deux. Quand j'y pense, j'ai même été vexée par son comportement, et je n'ai même pas cherché à comprendre si quelque chose n'allait pas... »
Sa voix se fait plus serrée, ses yeux s'envahissent de larmes. J'ignore si c'est par la culpabilité ou l'alcool. Tout à l'heure, Emily me semblait sérieusement éméchée, mais on dirait qu'elle a dessoulée très rapidement face à l'urgence de la situation. Je pose mes mains sur ses épaules, essayant de la rassurer alors que mon cœur bat à la chamade sous l'effet de la panique.
« Tu ne pouvais pas savoir, Emily, c'est normal. Que s'est il passé d'autre ?
- Je lui ai également proposé qu'on se voie, enchaîne Théo, l'air nerveux. Notre date au cinéma qu'on s'est fait le week-end des vacances était sympa, même si elle semblait un peu ailleurs. Mais elle a ignoré mes messages. Je n'ai pas insisté. Je pensais que je ne lui plaisais pas et qu'elle n'avait pas eu le courage de me le dire en face au rendez-vous, alors elle me ghostait à la place. »
Je me renfrogne. J'avais presque oublié le rendez-vous que Théo et Zoé avait partagé il y a deux semaines. Je pensais que j'étais passée au-dessus de cette histoire, mais apparemment pas, à la façon dont mon corps se tend aux paroles de Théo. Peu importe, ce n'est pas ce à quoi je dois songer à l'instant. Il s'est passé quelque chose avec ma meilleure amie et je dois trouver quoi.
« Je lui a quand même dit que j'irais à cette fête d'Halloween en précisant qu'elle était invitée, poursuit l'adolescent aux yeux clairs. A ma grande surprise, elle a répondu qu'elle viendrait.
- Et c'est ce qu'elle a fait, ajoute Clara. Mais elle n'étais pas déguisée et se comportait hyper bizarrement. Elle buvait énormément, on a essayé de la stopper mais elle est devenue violente et n'arrêtait pas de nous gueuler dessus et de nous repousser. On pensait qu'il n'y aurait que toi pour la calmer, comme tu es sa plus proche amie. Comme Mark et Simon nous ont affirmé que tu étais présente, on t'a cherché dans tout l'appartement, et on a plus fait attention à Zoé...
- Puis on a entendu le drame de la cuisine, » Complète Emily, envahie par la culpabilité.
J'entrouvre les lèvres, m'apprêtant à dire quelque chose, puis me ravisant.
« J'ai conscience que je vous dois des explications, commencé-je avec anxiété.
- Écoute, Beth, me coupe Clara, je ne sais pas ce qu'il s'est passé, et je pense que qu'on devra discuter plus tard de ton comportement des dernières semaines et ce qu'il est arrivé dans la cuisine. Mais sincèrement, maintenant n'est pas le bon moment. Pour l'instant, on va essayer de retrouver Zoé et de la calmer pour comprendre ce qu'il se passe. On verra le reste après.
- Merci, je murmure du bout des lèvres. Vous savez où elle est partie ? »
Théo secoue la tête misérablement, l'air rongé par la honte. Je le scrute quelques secondes, me rappelant qu'il m'a défendu contre la Heather un quart d'heure plus tôt et qu'à présent il est prêt à tout pour retrouver Zoé, une fille avec qui il n'a eut qu'un seul rendez-vous et qu'il ne connait que depuis deux mois. J'avais tort à son propos. C'est un type bien pour Zoé, et serait le parfait petit ami pour quelqu'un d'aussi spécial que ma meilleure amie. J'ignore pourquoi c'est aussi dur pour moi de l'admettre. J'ignore pourquoi je me sens aussi mal, le cœur brisé et le crâne douloureux par les sentiments confus qui se mêlent en moi, dès que je le regarde et que je pense à la relation qu'il partage avec Zoé. Mais je dois avouer que c'est quelqu'un de bien. J'imagine que ça aussi, tous les sentiments mauvais que je nourris à son égard, devront être mis au clair plus tard. Pour l'instant, ma seule priorité est de retrouver Zoé.
Iris, l'air inquiet, lève le pouce vers moi depuis l'autre côté de la salle où elle discute avec Dan et Louise pour s'assurer que tout va bien. Je lève le mien à mon tour, un faux sourire rassurant flottant sur mes lèvres. Puis je me précipite à l'extérieur de la cuisine et me met à fouiller de fond en comble l'appartement pour retrouver ma meilleure amie, à l'aide d'Emily, de Clara et de Théo.
***
<Natural ~ Imagine Dragons>
Je fouille les pièces, retourne la maison sans dessus dessous. C'est dur de me faufiler entre les adolescents dansant et buvant, tous déguisés et sautant en rythme de la musique puissante qui pulse à travers les enceintes stéréo, mais je fais de mon mieux, clamant haut et fort que je suis pressée et ordonnant à tout va qu'on me laisse passer. Je ne me reconnais plus, comme si un monstre protecteur avait pris possession de mon corps et rendait ma vision floue, poussant de façon inhumaine tous ces lycéens dans le but de retrouver Zoé le plus rapidement possible. Je suis comme activée en mode super meilleure amie, qui fait tout pour chercher la sienne, bousculant les adolescents, criant par-dessus la musique, farfouillant chaque recoin d'un immense appartement. Je me rappelle que Zoé n'est pas déguisée ce soir, selon Clara. Ca me facilite la tâche : je n'ai pas à regarder derrière chaque masque et costume pour vérifier si ma meilleure amie ne s'y trouve pas, et ce fait la différencie des autres. Autre indice, elle a beaucoup bu, elle est doit donc être sincèrement éméchée. Mais je ne sais pas si cette information me sera d'une grande aide : la plupart des jeunes présents à la soirée ont l'air bourrés, alors ça ne m'est pas très utile pour trouver Zoé.
Je retourne le salon, les chambres, les bureaux. A chaque seconde qui passe, je sens l'affolement m'envahir un peu plus. Je l'ignore pourtant : si je dépense toute mon énergie à paniquer, je n'en aurais plus pour m'activer à retrouver Zoé.
Finalement, en m'approchant de la seconde salle d'eau de l'appartement, je distingue un bruit irrégulier et déchirant, comme si quelqu'un sanglotait. Mon cœur se serre. Prudemment, je m'approche de la porte et toque doucement. Immédiatement, les pleurs cessent.
« Zoé ? » Je demande dans un murmure, envahie par l'inquiétude.
Silence radio. Je n'entends rien durant quelques minutes. Je commence à perdre espoir. Il ne doit sûrement pas s'agir de Zoé, mais d'une simple fille pleurant en vomissant comme il y en a à toutes les soirées. Pourtant, au bout de ce qui me semble une éternité, j'ouïs quelque chose d'autre, un peu comme des hoquets. Je colle mon oreille au battant : ce ne sont pas des hoquets mais un petit rire, qui commence presque inaudible avant de grandir, se métamorphosant en un véritable éclat de rire maléfique, et surtout affreusement faux. Instantanément, je reconnais le pouffement familier de ma meilleure amie. Mes doutes se confirment lorsqu'une voix froide s'élève :
« Beth. Tu veux me voir, maintenant ? C'est nouveau. »
Mon cœur éclate en un millier de morceaux en reconnaissant le timbre ferme de sa voix. Je supplie, les larmes aux yeux :
« Zoé, je t'en prie, laisse-moi entrer.
- C'est ouvert. »
Soudain, je me sens conne. Très conne. Mais ce sentiment s'envole bien vite, remplacé par la culpabilité que la phrase lâchée par Zoé m'a fait ressentir. Ce qu'elle a dit est parfaitement vrai, et sa colère justifiée. Je n'ai pas été présente pour ma meilleure amie dernièrement. J'ai agis comme une vraie connasse et le pire, c'est que j'en avais conscience. Au début en tout cas. Ensuite, j'ai complètement abandonné Zoé, goûtant à la vie sans elle et essayant de profiter de mon adolescence sous les conseils d'Edward. J'ai été une amie horrible et terriblement égoïste, pensant à mon propre bonheur uniquement et oubliant celui de Zoé.
Je pousse la porte et pénètre dans la salle de bain. Je frissonne aussitôt à cause du froid ambiant de la pièce, contrastant avec la chaleur des corps se mouvant de la piste de danse. Je parcoure rapidement la salle du regard : plutôt normale, avec du carrelage bleu, des étagères où se pressent trousses de toilettes et bouteilles de shampoing, des toilettes dans un compartiment séparé, une baignoire cachée des regards trop curieux par un rideau de douche et un lavabo au-dessous d'un haut miroir. Au-dessus, sur le mur peint en blanc, se trouve une petite fenêtre carrée ouverte, expliquant le froid ambiant de la salle de bain. Le vent frais de fin octobre s'engouffre dans la pièce, agitant les cheveux châtain-roux de Zoé. Zoé, que je reconnais, perchée sur le lavabo, ses longues jambes repliées sous son corps. Elle est dos à moi, face à la fenêtre, son visage exposé à l'air vivifiant, et observe la nuit depuis la petite fenêtre carrée. Elle m'ignore superbement, ne disant mot.
« Zoé... L'appelé-je doucement, m'approchant d'elle pas à pas. Je...
- Quoi ? Tu vas me dire que tu es désolée ? Que tu ne voulais pas commencer à m'ignorer sans raison il y a trois semaines ? Que tu ne voulais pas m'abandonner, t'amuser avec tes nouveaux potes et oublier que t'avais une meilleure amie ? »
Elle se tourne brusquement vers moi, me faisant sursauter légèrement. Ses joues sont trempées, son teint pâle et ses cheveux en bataille, l'air d'être collants d'alcool et emmêlés du manque de soin. De lourdes cernes qui ne sont en rien dues au maquillage se peignent de bleu et de violet sur son visage, témoignant de son manque de sommeil ces derniers jours. Ses yeux noisette sont rougis par les larmes, accusateurs, désespérés. Je sens mon cœur se fissurer dans ma poitrine.
« Écoute, Zoé... Je ne voulais pas... Je... »
Ma voix se brise. J'aimerais lui dire que je suis désolée, mais le mot me semble bien faible. Le dire ressemblerait davantage à une moquerie qu'à de sincères excuses. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je pensais quoi ? Que ma meilleure amie allait me sauter dans les bras dès que je reviendrais vers elle ?
« Je pensais que tu étais mieux sans moi, j'avoue d'une petite voix. Tu t'éloignais de moi, tu traînais davantage avec d'autres personnes... Alors j'ai pensé que... »
Elle éclate d'un rire sec et froid, faux, où se traduit toute sa haine et toute sa tristesse. Ce son me brise et m'horrifie, me provoquant un long frisson qui n'a rien d'agréable. Elle se moque de ma lamentable explication et je me sens plier sous le lourd poids de la culpabilité un peu plus chaque seconde. Son rire est terrifiant, pourtant, derrière lui, je perçois une pointe de désespoir, de supplication. Je connais Zoé depuis les couches, je vois bien qu'elle est abattue, à l'intérieur. Simplement, par fierté, elle drape cette tristesse de colère.
Quelque part, c'est ça, son costume d'Halloween : elle n'est pas déguisée à l'extérieur, mais je vois très bien le masque de haine qu'elle porte d'une habilité qui m'effraie.
« Tu as pensé que je n'aurais soudainement plus besoin de ma meilleure amie que je vois tous les jours depuis qu'on a six mois ? Je comprends, fait-elle, ses yeux brillants de colère.
- Je peux m'expliquer, je sanglote de façon des plus misérables. Hey, Zoé, si on allait à ce café où on traîne tous les mercredis pour partager un cookie géant ? Je te dirais tout.
- Je peux très bien entendre tes justifications ici. Alors ? »
En extérieur, elle a l'air de se régaler du spectacle, de me voir au plus bas devant elle comme elle l'était auparavant. Mais je sais qu'au plus profond de son être, elle pleure et tremble, se recroquevillant sur elle-même pour éviter de se briser un peu plus. Je cherche mes mots, cafouillant.
« Je n'étais pas bien, je me sentais malade... J'avais besoin de temps pour moi, pour réfléchir sur qui j'étais et le découvrir, et je devais le faire seule.
- Seule, elle commente en regardant ses ongles de main, l'air imperturbable, trop neutre pour être humaine. C'est vrai que traîner avec tes pires ennemis ou des gens que tu connais à peine au lieu de ta meilleure amie, c'est prendre du temps pour réfléchir sur ta personne, seule. »
Elle encadre ce dernier mot de guillemets qu'elle forme avec ces doigts.
« Dis moi au moins ce que t'as découvert, qu'on rigole ? »
Je pousse un profond soupir tremblotant. Je ne pensais pas devoir avouer mes sentiments à l'égard d'une fille dans ce genre de situation, mais je dois le faire, au moins pour que Zoé me pardonne.
« J'aime les filles, » J'avoue d'une traite, les mains tremblantes et le regard baissé.
Une, puis deux secondes s'écoulent. Les yeux de Zoé s'écarquillent brièvement. Puis elle éclate de rire, à nouveau. Tout mon corps est pris de légers spasmes alors que son rire faux envahit la pièce.
« C'est pour ça ? Tu ne m'as pas parlé depuis trois semaines parce que tu es lesbienne ? Mais putain, Beth, je m'en fous ! Tu te rends compte au moins à quelle point ton excuse est merdique ? »
Ma lèvre inférieure n'arrête pas de tressaillir. Zoé hurle à présent, emportée dans sa rage, les dents serrées, prise d'un accès de colère. Je ne sais plus quoi dire ni quoi faire.
« Ce n'est pas vraiment de ma faute, j'ajoute comme si ça pouvait me justifier. C'est Edward qui m'a conseillé de m'éloigner de toi, parce que je me sentais mal en ta présence et que...
- Edward ? Elle relève dans un souffle, fronçant ses sourcils broussailleux.
- Mais si, tu sais, Edward, je murmure, impuissante. Mon ami du théâtre. »
Comme si c'était possible, elle a l'air encore plus enragée.
« Alors c'est ça ? Tu m'as ignoré parce qu'un mec random au théâtre t'as dit le faire ? Oh. Et bien, ça pardonne tout, alors. Si c'est parce qu'Edward t'a dit de le faire... »
Elle se joue de moi, utilisant l'ironie pour me faire sentir mal. Et ça marche parfaitement. Je me demande alors comment j'ai pu être aussi stupide. Zoé a raison. Pourquoi ai-je appliqué les conseils d'Edward ? Pourquoi me suis-je comportée comme je l'ai fait ? Juste parce qu'Edward m'a dit de le faire ? Je ne pense pas pouvoir me détester plus qu'à cet instant.
« Tu sais ce qu'il s'est passé, moi, dans ma vie, pendant que ma meilleure pote a pris la décision de m'abandonner parce qu'elle aime les meufs au vingt-et-unième siècle ? (Elle saute habilement du lavabo pour faire face à moi, me dominant de tout son mètre quatre-vingt, et s'avance vers moi en me pointant d'un doigt accusateur.) Non, bien sûr, vu que tu as trouvé malin de m'éviter parce qu'un putain de mec t'as dit que c'est ce que tu devrais faire. Tu n'étais pas présente pour moi et tu n'as même pas pris deux minutes pour te demander ce que devenait ta meilleure amie ! Mais maintenant, tu es là. Alors, demande-moi. Vas-y, demande moi ce qu'il s'est passé dans ma vie ! »
Je tremble. Je ne pensais pas qu'un jour je pourrais me sentir menacée par Zoé. Je me trompais. La haine la métamorphose et c'est la chose la plus terrifiante que j'ai vu dans toute une vie.
« DIS LE ! » Elle m'ordonne dans un hurlement autoritaire, voyant que je ne réponds pas.
Mes spasmes redoublent, tout comme mes sanglots. Je balbutie :
« Que... Zoé, qu'est ce qu'il s'est passé ? »
Un faux sourire de satisfaction se dessine sur ses lèvres fines.
« Tu veux savoir ? Très bien ! Mes parents divorcent. Et ouais, génial ! Tu veux savoir la raison ? Mon père a trompé ma mère, alors elle l'a jeté dehors. Maintenant, il vit chez sa mère comme un pauvre gamin. Et ma mère, elle, va galérer encore plus à joindre les bouts et à garder notre appartement, alors qu'elle est déjà au fond du trou. Tout ça parce que mon putain de père a décidé qu'il serait marrant de baiser sa putain d'assistante ! MERDE ! »
Zoé gueule. Son poing frappe alors le miroir, de façon si brutale et soudaine que je sursaute, apeurée, et tombe au sol. Je me retrouve sur les fesses, face à la silhouette de Zoé qui a l'air d'une géante face à moi. Tremblante et misérable, les larmes creusant le maquillage pâle couvrant mes joues, je regarde de minces fissures se mettre à lézarder paresseusement la surface du miroir, autour de l'endroit où son poing a frappé. Zoé a elle-même l'air choqué de sa propre action. Elle ramène sa main vers elle, examine un instant ses jointures ensanglantées.
« Zoé... Je t'en prie... Calme-toi, s'il te plaît... » Je sanglote, suppliante.
Elle se tourne vers moi, faisant retomber sa bras en sang le long de son corps. Ses sourcils foncés que je trouvais si charmeurs m'effraient, jetant une ombre sur son visage ciselé. A moins que ce soit ses yeux, ses yeux noisette toujours si joyeux et énergétiques, qui à présent sont lourds de colère et de mélancolie. Elle lève sa main gauche, pointant du doigt la porte de la salle de bain. Puis elle prononce un simple mot, presque trop tranquillement.
« Dehors.
- Qu... Quoi ? Je bredouille, stupéfaite et apeurée.
- DEHORS ! »
Je n'insiste plus longtemps. Tremblante et effrayée, je me relève précipitamment et pousse la poignée de la porte, m'échappant de la petite salle d'eau. Courant vers la sortie de l'appartement, je bouscule les corps dansants n'ayant aucune conscience de ce qu'il vient de se dérouler à une dizaine de mètres qu'eux. J'ignore les cris d'Emily, Clara et Théo qui me demandent par-dessus la musique si je l'ai trouvé, et, sans même prendre la peine de récupérer mon sac et ma veste, je me précipite à l'extérieur, les sanglots secouant mon corps tout entier et brûlant ma peau.
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