ACTE II - Scène 11
Vendredi 16 Octobre, 19 : 57
<Stolen Dance ~ Milky Chance>
Aujourd'hui, j'arrive au théâtre avec une demi-heure d'avance, tout comme Edward, Willow, Léo, Fatouma, Lilly et Yun. En effet, nous nous rassemblons tous les sept, sans notre nouveau membre Iris et sans notre prof de théâtre Adam, pour se mettre d'accord sur ce que nous allons faire samedi soir, pour la nuit d'intégration d'Iris dans ce club de théâtre.
Les nuits d'intégrations sont quelque chose qui a été mis en place il y a trois ans, lorsque tout le groupe commençait à bien se connaître et à former une véritable famille. C'est Fatouma qui a proposé l'idée, en déclarant que ce serait bien d'organiser une soirée à l'arrivée de chaque nouveau membre dans la troupe pour fêter sa venue, en ajoutant que ce serait aussi une belle occasion de nous amuser tous ensemble. Évidemment, son projet a plu à tout le monde. C'est pourquoi, à l'arrivée de Willow dans le club, il y a deux ans, nous avons fait organisé la première nuit d'intégration pour célébrer son arrivée. Les grands-parents de Lilly ont un domaine avec une immense maison en bord de ville, et possèdent une petite prairie parcourue de gazon et de fleurs, entourée d'arbres. Après maintes et maintes supplications de la part de la jeune rousse, ils ont accepté de nous prêter le lieu pour un week-end. Alors, nous sommes tous venus chez ses grands-parents et on s'est juste installés là, dans la prairie, avec des tapis de sols, des sacs de couchage, ainsi que de la nourriture et des boissons (à l'époque, la troupe avait entre treize ans pour Lilly et Léo et seize ans pour Yun, alors l'idée d'amener de l'alcool ne nous avait même pas effleuré l'esprit. Nos esprits innocents se sont donc contentés de jus de fruits et de sodas). Et, allongés dans nos duvets, nous avons passé une soirée assez calme, à rire, discuter, manger, boire en regardant les étoiles, avant de s'endormir tous ensemble au petit matin. C'était un souvenir réjouissant, mais cette année, nous avons décidé de voir les choses en plus grand. Comme personne n'a rejoint notre petite troupe l'année passée, nous avons été assez déçus de ne pas pouvoir réitérer une soirée d'intégration et nous nous sommes amusés à imaginer la nuit parfaite, encore plus folle et festive que la dernière. Les yeux brillants et des idées plein la tête, nous nous sommes inconsciemment préparés pour la nuit d'intégration du prochain membre.
A l'arrivée d'Iris, nous avons rapidement créé un groupe WhatsApp avec toute la troupe à l'exception de la nouvelle arrivée pour en discuter, mais à vrai dire, j'ai été si peu active dedans (L'idée de recevoir des milliers de notifications chaque jour ne me plaisait pas des masses, alors j'ai fini par les désactiver, puis par ne plus jamais aller checker la conversation de ce groupe, tu connais) que j'avais presque oublié que nous devions faire une fête d'intégration pour elle. Cela ne m'est revenu à l'esprit seulement lorsqu'Edward m'a appelé, dans la fin d'après-midi, pour me rappeler de venir une demi-heure plus tôt au théâtre dans le but d'organiser concrètement la soirée, qui aura lieu samedi soir. En même temps, cette semaine, j'avais l'esprit trop chargé en pensées et en émotions pour réfléchir à ce genre de choses...
Mais ces derniers jours ne se sont pas si mal passé, finalement. Ils étaient... différents, mais pas en mal. Parfois, Zoé me manquait terriblement. Parfois, je m'amusais tellement que je l'oubliais presque. Lundi soir, ma meilleure amie a fait une nouvelle tentative d'approche : à la fin de l'horrible cours de maths de Mme Lopez, elle est venue me voir et m'a proposé de l'accompagner au karaté. J'ai hésité. Bien sûr que je l'ai fais. Même si on s'était disputé à la pause déjeuner, elle revenait me voir, et quelque part, ce simple fait m'a touché, même si une expression froide était inscrite sur son visage et que son ton était détaché, me montrant qu'elle m'en voulait toujours. J'ai compris qu'elle me donnait une dernière chance. Du genre je ne sais pas ce que t'as, mais s'il te plaît, restons amies, même si tu as été une vraie connasse toute la matinée. Alors, j'ai ouvert la bouche, je n'ai pas su quoi dire, je l'ai refermé, j'ai hésité encore, puis j'ai repensé aux paroles d'Edward et à la journée que j'avais passée. Même si je voulais constamment revenir vers Zoé en courant, j'avais rencontré d'autres personnes, j'avais passé des moments sympathiques avec Mark et des moments inoubliables avec Iris, Dan et Louise (A part lorsque cette dernière m'a demandé, lorsque nous nous sommes séparés à midi pour rejoindre nos classes respectives, si j'étais la fille de la vidéo qui avait buzzé sur Instagram il y a quelques semaines. J'ai nié avec conviction sous le regard amusé d'Iris). Je m'étais ouvert aux autres et je crois, même après une simple journée, que je me suis sentie un peu différente, plus confiante. Alors je n'ai pas répondu. Je me suis contentée de secouer la tête avant d'attraper mon sac et de me serpenter hors de la salle de classe. En rentrant chez moi, j'ai vu Zoé qui prenait la direction du gymnase où elle assiste à ses cours de karaté accompagnée de Théo, et mon cœur s'est serré.
Toute la semaine qui a suivi, Zoé ne m'a plus adressé la parole, ni même un simple regard. Elle agissait comme si je n'existais pas, tout simplement, parlant avec Emily, Clara et Théo et m'ignorant superbement. Je voyais bien que Clara et Emily étaient mal à l'aise avec la situation. Je les voyais me regarder en coin, compatissantes, je les voyais se diriger vers moi par réflexe, s'interrompre, hésiter, puis se retourner, je les voyais ne comprendre absolument rien de ce qui se passait entre Zoé et moi. Nous nous sommes déjà disputées, bien sûr, mais c'était de petites disputes idiotes - tu sais, du type tu-ne-m'as-pas-calculé-ce-matin ou t'as-mangé-mon-dessert-alors-que-j'allais-chercher-de-l'eau - et c'était la première fois qu'on arrêtait carrément de parler. Et pour quoi ? Moi-même, je l'ignore. Je ne sais plus si ce que je fais est juste ou non, je ne sais plus ce que je veux faire, ce que je suis censée faire, je ne sais plus quel est mon but. Mercredi, alors que chaque fois après les cours, d'habitude, nous partageons un cookie géant au café du coin, Zoé ne m'a pas adressé un regard et s'est tourné directement vers Théo dès que la sonnerie a résonné dans l'établissement. A quelques mètres derrière elle, en rangeant mes affaires, je l'ai entendu lui parler de notre café et des cookies qu'ils faisaient. « Oh, ils sont délicieux, t'imagines même pas. Ca te dirait qu'on mange un bout là-bas ? Je meurs de faim. » Bien sûr, le brun a accepté, et je les ai regardé partir ensemble en discutant et riant. Un feu mauvais brûlait dans ma poitrine, et c'est là que j'ai réalisé. Mon pire cauchemar est devenu réalité, et j'en suis la cause. Alors que je craignais que Zoé finisse par m'abandonner et me remplace par Théo, c'est exactement ce qu'elle fait, tout ça à cause de moi. Mais est-ce vraiment un cauchemar ?
Je ne sais pas. A vrai dire, je suis confuse à propos de pas mal de sujets différents depuis lundi. Je ne comprends pas grand-chose à ce que je vis, mais je fais avec. Edward m'a dit de ne pas me prendre la tête, que j'étais jeune et que la seule chose dont je devrais me préoccuper à seize ans, c'est de vivre et de m'amuser. Je crois qu'il a raison. Je devrais arrêter de réfléchir et simplement profiter de ma jeunesse. Les vacances de la Toussaint sont là, et je pense que ça va être plus simple pour moi de me laisser aller un peu plus, sans le lycée, sans les cours, sans Zoé, juste moi et la troupe traînant ensemble, faisant des expériences, testant nos limites, rigolant un bon coup, discutant, dansant, chantant, vivant.
Lundi soir, je me suis effondrée sur mon lit comme à mon habitude et je me suis plongée dans les réseaux sociaux pour oublier cette journée plutôt perturbante. J'ai remarqué, sur Instagram, qu'un compte demandait à s'abonner au mien. En le regardant d'un peu plus près, j'ai reconnu que ce profil était celui d'Iris. J'ai accepté sa demande et me suis mise à épier son compte. Sa bio était assez simple, avec son prénom, son âge, son lycée, ainsi qu'un hashtag #BlackLivesMatter et un drapeau LGBTQ+ multicolore (Je me suis rappelée qu'Iris m'avait avoué aimer les filles ce midi) (Non, en fait je mens, je ne m'en suis pas rappelée puisque ça avait tourné dans mon esprit tout l'après-midi). J'ai regardé ses publications. Il y en avait pas mal, des photos de paysages pour la plupart : des clichés superbes de plages au sable blanc et à la mer transparente, des montagnes majestueuses aux milles couleurs qui s'élevaient vers le ciel, des sites connus ou non des différents pays qu'elle avait visité. Il y figurait également des photos d'elle, seules ou avec des amis, où elle était toujours aussi souriante et magnifique. Elle qui fait de la randonnée avec un groupe de potes. Elle qui agite un drapeau lesbien lors d'une Marche des Fierté, à Paris. Elle qui se baigne dans une rivière avec un garçon de dix-huit ou dix-neuf ans lui ressemblant étrangement. Elle, plus récemment, dans une photo en noir et blanc, avec Dan et Louise. Sur le cliché, ils sont tous les trois assis sur le banc du coin où Louise va pour fumer : je le reconnais facilement, avec ses tags, sa mousse et son bois pourri. Iris est au centre, en tailleurs, les yeux fermés. Dan est à sa droite, tournant dos à Iris, il est recroquevillé sur lui-même, penché sur un livre. Louise est à sa gauche, dans la position inverse, également dos à Iris, elle a le visage renversé vers le ciel qu'iel scrute de ses grands yeux bleu clair, une cigarette à la main. C'est la dernière photo qu'elle a posté.
J'étais toujours perdue dans la contemplation du profil de l'adolescente lorsque j'ai reçu un message privé. C'était Iris. J'ai senti les battements de mon cœur s'accélérer et je me suis précipitée pour voir le contenu du message.
@Iris_Siar : Salut Beth ! C'est Iris, haha :) Je voulais juste te dire que j'ai écouté l'artiste que tu m'as conseillé, Yungblud, et j'ai adoré ! Ses chansons sont rythmées comme il faut, ses paroles sont géniales et sa voix est juste incroyable. J'ai regardé le clip de Polygraph Eyes il y a une demi-heure environ et depuis je suis perdue dans ses chansons, j'enchaîne un clip avec un autre sans pouvoir me stopper. Aide-moi !!!!
Ca m'a fait sourire comme jamais. J'étais si heureuse qu'Iris ait véritablement écouté le chanteur dont je lui avais parlé, et qu'elle l'ait en plus adoré ! Je lui ai répondu aussitôt :
@BethK : Désolé, mais je n'ai aucune idée comment faire pour arrêter, je ne vais pas pouvoir t'aider mais si tu trouves, dis-le moi ;) Je suis super contente que ça te plaise ! Et ce que j'admire aussi chez lui, c'est qu'il parle de sujets tellement diverses et importants, tu ne trouves pas ?
Nous avons continué ainsi toute la soirée. On a parlé de Yungblud, évidemment, puis de nos groupes favoris, des chansons qui nous plaisaient, qui nous touchaient particulièrement. Nous avons parlé presque tous les jours par messages depuis, et c'est juste génial. Je commence à apprendre de plus en plus à connaître Iris. Au début, elle me semblait presque irréelle tant elle était parfaite : sublime, intrigante, souriante, sûre d'elle, intelligente, rayonnante. Presque comme une divinité, un être à part, un peu comme la fille dans Le Cinquième élément. Mais, plus nous bavardons, plus je prends conscience qu'elle est humaine, qu'elle a des sentiments et des défauts comme tout le monde. Je me rends compte qu'Iris n'est pas si parfaite. Et ça me plait. En fait, je crois que la préfère ainsi, et j'ai désormais encore plus envie de la connaître davantage, de passer du temps avec elle et de me rapprocher d'elle.
La semaine a continué sur le même rythme. Je passais mes cours avec Simon et Mark, que je me surprends à trouver de moins en moins chiants et de plus en plus drôles et sympas, et mes pauses à midi avec Iris, Dan et Louise. Et je me suis surprise à apprécier ces derniers jours, où je traînais avec des gens différents que d'habitude pour faire des choses différentes que d'habitude. Peut-être que le changement n'est pas si mal, finalement. Dans tous les cas, en arrivant au théâtre ce vendredi soir, je me perçois légèrement... différente. Changée dans le bon sens du terme. Je me sens plus sûre de moi, plus ouverte d'esprit, moins prise de tête. Et je crois que j'apprécie cela.
***
<Tightrope ~ Janelle Monae ft. Big Boi>
Lorsque je pénètre dans le petit théâtre, je repère les six autres membres du groupe assis ensemble au centre de la scène. Génial, je suis encore la dernière (en même temps, je m'obstine à être en retard même quand je suis en avance, ducon) ! Je dévale les escaliers d'un pas rapide et atteins les planches, me glissant entre Edward et Léo pour prendre place dans le cercle. Face à moi, Fatouma me scrute d'un regard mauvais. Elle tient dans ses mains un carnet rempli de notes et un stylo, et je comprends rapidement que c'est elle qui gère l'organisation de la nuit d'intégration d'Iris, demain soir. Logique, Fatouma est sûrement celle parmi nous qui est la plus sérieuse, organisée et autoritaire. Elle est parfaite pour jouer les cheffes, distribuer les tâches de chacun et trouver des idées pour la soirée. Je comprends à son air sévère qu'elle prend son rôle très à cœur.
« Beth, tu es en retard ! Encore... Tu n'as pas intérêt à l'être pour demain !
- D'accord, Adam, je râle en imitant une voix stupide.
- Peu importe, nous pouvons désormais commencer, » Déclare la jeune fille en se détournant de moi, non sans m'affubler un dernier regard noir.
Je me repositionne en tailleurs sur le parquet de la scène. Sans même avoir à tourner la tête, je sens le regard moqueur d'Edward posé sur moi. Je lui fais mon plus beau doigt d'honneur.
« Très bien, reprends Fatouma. Nous allons donc faire un résumé rapide de ce qui a été dit sur le groupe WhatsApp pour ceux qui ne sont pas actifs, continue-t-elle en m'administrant un regard appuyé tandis que je me recroqueville sur place. Débutons par les choses les plus évidentes : le lieu de la nuit d'intégration. Willow, je te donne la parole. »
Je ne peux pas m'empêcher de pouffer devant ses grands airs de chef. A côté de moi, je vois que Lilly et Léo se retiennent avec peine d'exploser de rire, tandis que Willow a un rictus amusé.
« J'ai un pote, au lycée, dont le grand frère tient un bar pas loin d'ici, dans la Croix-Rousse, commence t-iel. J'y suis déjà allé deux ou trois fois avec cet ami, parce que son frère nous file parfois des boissons gratuites. L'endroit est très sympa, plutôt petit, mais confortable. J'ai discuté avec lui et il a accepté, en tant que propriétaire, de me prêter le lieu, mais seulement à partir de vingt-deux heures samedi soir - et on devra le rendre propre dimanche à neuf heures.
- Génial ! S'enthousiasme Fatouma après avoir pris quelques notes. Donc, on a le lieu. Parfait. Tu as l'adresse ?
- Pas sur moi, mais je vous l'enverrais sur notre conversation WhatsApp. Le pub est à environ cinq minutes en voiture du théâtre, et trente minutes à pied. D'ailleurs, ajoute t-iel, l'immeuble où il se trouve est très bas et le bar possède un accès au toit. C'est un toit plat, donc je me disais que c'est là où on pourrait dormir, avec des matelas et des sacs de couchage, comme pour ma propre nuit d'intégration, explique t-iel. Le propriétaire pourra me passer les clés.
- Bonne idée, confirme Fatouma en prenant des notes. Qu'est ce que vous en pensez, vous ? »
Tous les membres de la troupe approuvent en disant que c'est une excellente idée qui, en plus, règle la question du couchage.
« Super ! Donc tout le monde apportera un oreiller, un duvet et un matelas. J'en ai en plus chez moi, donc j'apporterais également ceux pour Iris. Je propose donc que certains d'entre nous, demain soir, dont toi, Willow, se retrouvent au bar à vingt-deux heures. Ils récupéreront la clé du bar et se chargeront d'installer toute la nourriture, les boissons et les décorations que nous auront préparés ou achetés durant la journée. Pour aller chercher Iris, c'est Yun qui s'en chargera. Yun ? »
Le brun hoche la tête et prends la parole.
« Je suis le seul à avoir un permis et une voiture, explique le Coréen. C'est donc moi, avec peut-être une autre personne, qui ira chercher Iris chez elle vers vingt-deux heures trente. Comme vous le savez, je connais ses parents, et je les ai appelé en début de semaine : ils sont d'accord que je leur emprunte leur fille la soirée et la nuit. Nous en avons déjà discuté sur le groupe, mais je trouve que la soirée d'intégration aura plus d'effet si elle est surprise, contrairement à la dernière pour Willow. »
Tout le monde confirme. Même si je n'ai absolument pas vu leur conversation WhatsApp, je suis parfaitement d'accord avec Yun. Une soirée, c'est toujours plus sympa si c'est une surprise...
« Je sais où elle habite, alors quelqu'un sonnera chez elle à vingt-deux heures trente tandis que j'attendrais dans ma voiture. Je me suis organisé avec ses parents, elle sera dans le salon avec eux à ce moment, et ils lui demanderont d'ouvrir la porte. C'est ce qu'elle fera, et en nous voyant, elle ne va bien sûr rien comprendre, et on ne va bien sûr rien lui dire. Je propose qu'on lui bande les yeux pour avoir plus d'effet mystère.
- Ca fait très sexuel, non ? Fait remarquer Willow en riant.
- On s'en fiche, c'est une bonne idée, répond Fatouma, en notant « bander les yeux » sur son carnet. Donc, après, tu la conduiras elle et l'autre personne jusqu'au lieu du bar, où on attendra tous avec une banderole « Bienvenue dans la troupe ! ».
- On est obligé, pour la banderole ? Râle Lilly. Ca fait très « goûter d'anniversaire ». »
Fatouma la fait taire d'un foudroiement du regard.
« Nous construirons cette banderole, articule Fatouma, implacable, en regardant Lilly droit dans les yeux. D'ailleurs, c'est même toi qui vas t'en charger personnellement, Lilly. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
- Très bien. J'ai le droit de refuser ?
- Non.
- Putain, t'es pire que le dirlo de mon lycée, » Se plaint Lilly en levant les yeux au ciel.
Fatouma ignore la plainte et se tourne à nouveau vers nous.
« A présent, distribuons les rôles de chacun. Déjà, pour le soir. Yun conduira donc la voiture, et je me disais qu'il pouvait être accompagné de quelqu'un, qui sonnera à la porte et fera une petite improvisation du genre oui bonjour, je viens escorter votre fille, blablabla. C'est aussi cette personne qui bandera les yeux d'Iris et la conduira jusqu'à la voiture. Il faut que ce soit quelqu'un qui connaît assez bien Iris. Qui a été le plus proche d'elle, jusque-là ? »
Nous nous regardons tous, échangeant des regards interrogateurs. Qui, au théâtre, est le plus proche d'Iris ? A vrai dire, Iris est un vrai électron libre, qui bavarde et rigole avec tout le monde sans problème et s'entend parfaitement avec toute la troupe. Edward finit par prendre la parole :
« Beth, tu es dans son lycée, non ? Fait-il avec l'air de quelqu'un qui prépare un mauvais coup.
- Heu, bah, ouais, je bafouille sans comprendre.
- Et vous parlez de temps en temps ? » Insiste Fatouma.
Je hausse les épaules en pensant à cette semaine où, effectivement, nous avons beaucoup parlé et partagé, au lycée comme par messages.
« Oui, on discute pas mal, surtout dernièrement.
- Alors c'est parfait, tranche la brune avec un air de juge (Je la verrais bien avec une perruque poudrée et une robe, à crier « Adjugé ! » en tapant marteau contre une table avec son marteau). C'est toi qui seras avec Yun dans la voiture, sonnera à la maison d'Iris et lui bandera les yeux. Tous les autres, donc moi, Edward, Léo, Lilly et Willow, attendront à l'adresse du bar pour récupérer les clés et aménager le lieu en installant les décorations, la nourriture et les boissons. »
Je me fige. En quelque sorte, aller chez elle, rencontrer, même très brièvement, sa famille, ça me fiche la trouille. Je fais du théâtre depuis que je suis toute petite, c'est ma passion, je n'ai pas peur du ridicule, des larges publics ou de me mettre en scène. Pourtant, la responsabilité que me file Fatouma sans même me donner mon avis ne peut pas m'empêcher de me rendre nerveuse.
« Dernier point, annonce Fatouma en jetant un coup d'œil à l'heure affichée sur son téléphone. Qui s'occupe de quelles courses, des décorations, de la bouffe, de l'alcool ?
- Vu que je suis le seul majeur, je devrais m'occuper de l'alcool, propose Yun. Il ne vaut mieux pas que Léo ou Lilly débarquent dans une boutique en demandant de la vodka, plaisante t-il. Et puis Willow pourra m'accompagner, vu qu'iel est le deuxième plus âgé. Comme iel aura dix-huit ans en février, le vendeur n'y verra que du feu. Ca te va, Willow ?
- Très bien, accepte t-iel avec un sourire. Ca va y aller sur les alcools forts !
- Parfait, dit la brune en notant tout cela. Je vous laisse gérer pour les différentes boissons et les quantités, ou vous nous demanderez conseil sur le groupe WhatsApp, parce qu'on a plus beaucoup de temps. Pour la nourriture et les boissons non alcoolisées, je pense qu'on aura besoin de plus de bras. Edward, Léo et Beth, je vous laisse gérer ? »
Nous hochons la tête pour confirmer. Lilly a une expression indignée.
« Et moi, alors ? S'emporte la rousse.
- Toi, tu fais la décoration avec moi, tranche Fatouma avec un sourire diabolique. On a une banderole de bienvenue à faire, ma grande ! »
En roulant des yeux, la jeune fille pousse un râle de mécontentement et s'effondre sur le dos. L'organisatrice de la soirée l'ignore superbement et relit ses notes.
« Oh merde ! S'exclame soudain Léo, nous faisant tous nous retourner vers lui. On n'a pas de DJ ! Il nous faut un DJ ! Ou du moins une playlist de musiques.
- Je gère ! L'interrompt Willow. Sans vouloir me vanter, j'ai de plutôt bons goûts en matière de musique, et je connais des chansons qui mettent l'ambiance.
- Splendide, fait Fatouma en soupirant de soulagement. Willow, tu nous sauves la vie.
- Je sais, je sais, sourit hautainement le.a concerné.e avec un air supérieur.
- Je vous relirais bien ce que j'ai écris, enchaîne la brune, mais il est bientôt vingt-heures trente, on a plus le temps ! Je vous enverrais tout le résumé de mes notes sur le groupe, et je voudrais que tout le monde les lises, ajoute t-elle en détachant chaque mot et en me regardant fixement, me faisant déglutir. Je me fiche de quand vous allez faire les courses dans la journée de samedi, mais je veux que demain soir à vingt-deux heures, vous soyez au bar - sauf pour Beth et Yun qui seront dans sa voiture - avec tout ce qu'il faut pour la soirée, déco, bouffe, boissons, de quoi dormir. Compris ? »
Nous acquiesçons. Fatouma referme précipitamment son carnet et s'écrit :
« OK. Maintenant, DISPERSEZ-VOUS ! »
Nous nous dispersons aussitôt à travers la scène et feignons d'attendre l'arrivée d'Adam, discutant, se marrant ou révisant le texte d'audition pour les deux « Juliette » du remix de « Roméo et Juliette » qui a lieu aujourd'hui.
***
<lovely ~ Billie Eilish, Khalid>
Adam pénètre dans le bâtiment quelques minutes après la fin de notre discussion. Le blond tient sous son bras des liasses de papiers que je devine être le premier jet du remix de la pièce, ou du moins le début. En arrivant vers la scène où nous discutons tous dans des coins opposés, moi plongée dans une conversation à propos du bac de français avec Willow et Fatouma et les autres dispersés à rire et à bavarder, je le vois s'étonner de nous voir tous présents - à part Iris, que je trouve d'ailleurs étrange de ne pas être déjà arrivée.
« Edward, Beth, qu'est ce que vous faites là ? » Demande t-il, les sourcils froncés.
Je lève un regard confus vers Adam. De quoi veut-il parler ? A quelques mètres de moi, Edward fait la même chose, me jetant un œil plein d'incompréhension avant de reporter ses yeux bleu électrique sur notre prof de théâtre.
« Je croyais que vous n'étiez pas autorisé à entrer dans ce théâtre avant minimum dix minutes après l'heure du cours ? C'est pour ça que vous êtes toujours en retard, non ? »
Tous les autres membres de la troupe explosent de rire, probablement plus pour se moquer de nous que pour la blague d'Adam. Je me force à lâcher un gloussement. A vrai dire, sa blague n'était pas vraiment drôle, un peu trop lourde et maladroite à mon goût. Notre professeur de théâtre a seulement vingt-sept ans, mais il me semble que dès lors que sa fille Félicité soit venue au monde, il a commencé à multiplier les « dad jokes », des plaisanteries pas vraiment fines dont il est le premier fan et que son audience fait semblant d'apprécier pour ne pas le vexer. Peut-être a-t-il toujours blagué ainsi : cependant, depuis la naissance de sa fille, moi et le reste de la troupe le remarquons davantage et avons décidé que le fait qu'il soit maintenant père est la seule explication rationnelle à ses plaisanteries pas vraiment marrantes. Mais, quelque part, ça le rend plus attachant encore, lui donnant une image de papa un peu lourdaud tentant de divertir son public (nous).
« Ha, ha, très drôle, » Je marmonne entre mes dents tandis que Edward a la même réaction semi-vexée, semi-amusée.
Adam arbore un sourire fier. A côté de moi, Willow et Fatouma ne prennent pas leurs pincettes pour se foutre de ma gueule. Je ne comprends pas pourquoi ils font ça, depuis que la punchline de notre prof n'avait rien de très offensif. Puis je saisis rapidement que peu importe les circonstances, mes très chers et aimés camarades saisirons chaque opportunité qui se présentera à eux pour se moquer de moi. Sympa, les gars, je vous aime moi aussi.
Nous continuons de nous taquiner et de nous moquer gentiment les uns les autres durant une dizaine de minutes, pendant qu'Adam arrange ses copies comme à chaque début de cours, en attendant qu'Iris arrive. La jeune fille apparaît aux alentours de vingt heures quarante-cinq, essoufflée, s'excusant maintes fois de son retard : apparemment, elle aurait raté son bus car celui-ci serait arrive en avance. Moi et les autres organisateurs de la nuit d'intégration d'Iris nous échangeons un regard appuyé : nous aurions pu passer un quart d'heure de plus à organiser tranquillement la soirée et au lieu de cela, nous nous sommes pressées comme des citrons (ha, ha) pour que ladite Iris ne nous surprenne pas dans notre conspiration, pour qu'au final, la concernée se pointe avec un quart d'heure de retard. Déprimant. Adam lui sourit, la rassurant :
« Ne t'inquiètes pas, Iris, il y a des personnes qui arrivent bien plus tard, sans aucune excuse. »
En finissant ses mots, son regard gris-vert se pose sur moi et Edward. Je laisse échapper un râle d'exaspération en levant les yeux au ciel. Sérieusement ! D'accord, on a quelques minutes de retard à chaque fois, mais ce n'est pas comme si on ratait la moitié du cours, si ?
Iris suit le regard d'Adam pour se tourner vers nous. Ses yeux sombres s'éclairent d'une lueur d'amusement et elle semble se détendre, laissant un rictus planer sur ses lèvres.
« Pourquoi est ce que ça ne m'étonne pas... » Dit-elle en ancrant son regard dans le mien.
Étonnement, son ton moqueur me dérange beaucoup moins que ceux des autres membres de la troupe. En fait, il m'enfièvre plutôt, faisant s'accélérer mon pouls ainsi que ma respiration. A cet instant, tout en elle me trouble : la lueur de défi tourbillonnant dans ses iris noirs, son petit air supérieur, le rictus ornant sa bouche, ses doigts fins pianotant sur le dossier du siège à côté d'elle, la façon dont ses lèvres rouges et pulpeuses se tordent dans un sourire mesquin, traçant une ombre dans le creux de sa joue droite...
Je baisse le regard, les joues empourprées, et secoue la tête. Je pense à quoi, sérieux ?
« Bon ! S'exclame Adam en tapant dans ses mains pour attirer l'attention de tout le monde, me faisant sursauter. Maintenant que nous sommes au complet, nous allons pouvoir débuter la partie intéressante de ce cours : les auditions pour les rôles principaux de la pièce ! »
Léo et Lilly se mettent à siffler et à applaudir en s'entre-criant des encouragements. Adam les fait taire d'un regard, puis jette un œil à la fiche qu'il tient dans ses mains.
« Il y a donc six personnes auditionnant pour ces rôles : Fatouma, Lilly, Léo, Willow, Beth et Iris. Seules deux d'entre elles obtiendront les rôles des deux « Juliette » de mon remix de « Roméo et Juliette ». Les quatre autres devront se contenter de rôles secondaires. Puisqu'Edward et Yun ne participent pas aux auditions, c'est eux qui m'aideront à former le jury et à décider des deux membres de la troupe qui joueront Naïma et Gabrielle, les deux filles principales de ma pièce remplaçant Roméo et Juliette. Les attributions des personnages ne seront dévoilées que durant le prochain cours, la semaine après les vacances de la Toussaint. »
Nous hochons tous la tête comme des soldats se préparant pour une mission. Même si je prends un air assuré, je ne peux m'abstenir d'avoir le trac, me mordant nerveusement la lèvre inférieure et jouant avec mes doigts. D'accord, je suis déjà montée sur scène des dizaines de fois, mais c'est la première fois que je participe à une audition pour avoir un rôle ; d'habitude, je laisse les protagonistes aux autres, me contentant de rester en arrière-plan tout le long de la pièce. D'accord, j'ai révisé le texte de l'audition comme une dingue : j'ai fais des recherches à son sujet, je l'ai joué et rejoué dans ma chambre des centaines de fois sur des centaines de tons différents, je l'ai appris par cœur à force de le relire. Mais cela ne m'empêche pas d'être nerveuse à l'idée de me mesurer contre mes camarades de théâtre en participant à cette audition.
« Vous allez donc tous passer sur scène les uns après les autres, enchaîne Adam, pendant que Edward, Yun et moi vous jugeront depuis la première rangée du public. Je prendrais des notes et déterminerais si votre performance est suffisamment bonne pour le rôle pour lequel vous avez auditionné. Vous pouvez jouer avec votre texte, bien sûr, mais vous n'avez le droit de ne performer sur scène qu'une seule fois. Très bien, maintenant que tout est clair, c'est Lilly qui va commencer. »
La rouquine a un sourire de défi tandis qu'elle attrape sa feuille où figure le texte de l'audition. Elle gonfle la poitrine, pleine d'assurance, et gravis les quelques marches la séparant de la scène pour monter sur les planches de bois clair. Adam a allumé le spot de lumière et l'a braqué sur le centre de la scène, comme un grand cercle de lumière blanche, et Lilly se place au centre tandis que nous nous installons tous sur la première rangée de sièges du public, les trois jurés au centre. Je vois le professeur de théâtre lui faire un léger signe de tête, lui donnant le signal pour démarrer.
Lilly commence donc à déclamer son monologue, regardant parfois le texte dans ses mains. Lilly est une excellente comédienne, bien sûr, tout le monde dans la troupe l'est. Au théâtre, chacun sait jouer merveilleusement bien, avec leurs atouts et leurs désavantages, et chacun est différent dans sa manière de jouer. C'est ça qui est incroyable : alors qu'on s'est entraîné toute une semaine à jouer le texte d'une certaine façon qui nous semble la meilleure, lorsqu'on assiste aux auditions de nos amis, on peut observer leurs différents points de vue sur le texte et la manière dont ils ont choisi de l'interpréter. Je me rends alors compte que sur le texte d'Adam, il n'y a pas la moindre indication de comment le personnage doit se comporter. Je comprends rapidement que c'est fait exprès : il voulait voir comment chacun de nous allait visualiser le texte et le jouer. Intelligent. Mais du coup, ça me fait stresser encore davantage.
Le point fort de Lilly, c'est sa passion. Elle se glisse parfaitement dans la peau du personnage et l'interprète avec entrain, on s'y croirait presque. Mais elle a aussi quelques points faibles : par exemple, elle a du mal à retenir ses tirades, et c'est pourquoi elle interrompt souvent son jeu d'acteur pour jeter un œil au texte. Ce n'est qu'une demi-seconde de déconcentration, mais je le remarque quand même, et je me dis que j'ai eu de la chance d'apprendre par cœur l'extrait de l'audition. Sinon, sa façon de jouer est si fougueuse qu'elle peut parfois paraître un peu trop : pas assez juste, trop dramatique pour être réaliste. Mais c'est ce qui plaît généralement aux spectateurs, et outre ces petits détails, la performance de Lilly est tout simplement excellente. Je sens mes mains devenir moites lorsque mon amie salue son public avant de sauter des planches avec agilité pour rejoindre la première rangée, et je les essuie nerveusement contre mon jean.
« Fatouma, à toi ! »
La brune au teint mat ne se le fait pas dire deux fois et grimpe les petits escaliers menant à la scène avec une grâce digne d'une reine. Lorsqu'elle commence à déclamer le texte, je vois qu'elle l'a étudié très sérieusement. Comme moi, elle a appris le texte par cœur et n'a même pas pris la peine de l'apporter sur scène. Fatouma ne possède pas la fougue de Lilly mais davantage la « justesse » qui est souvent demandée aux acteurs de cinéma, elle n'en fait pas trop, elle joue comme elle est censée jouer, avec peut-être un peu trop de sérieux et pas assez d'émotions. Mais Fatouma est tout de même incroyable, sa performance est à tomber. Avec Yun, Edward et moi, elle a été une des premières à intégrer la troupe, et ça se voit qu'elle n'a pas passé ses années au théâtre à chômer. La jeune fille peut paraître discrète de loin, mais lorsqu'elle monte sur scène, elle resplendit, plus fière et élégante que jamais. Lorsqu'elle finit sa prestation, nous l'applaudissons tous et Adam appelle Léo.
Le petit gars aux boucles brunes a peut-être l'air d'être une de ces personnes qui passent leur temps à plaisanter et à embêter leu entourage, mais cela ne l'empêche pas d'être un excellent acteur. Peut-être un peu too much, comme pour Lilly, mais tout bonnement spectaculaire, et je me demande comment autant d'énergie peut provenir d'un aussi petit corps. Le tour de Willow me coupe également le souffle : iel a toujours été l'un des meilleurs comédiens de notre troupe, malgré le fait qu'iel soit arrivé il y a deux ans seulement. Pourtant, ses dernières années, le.a brun.e a joué des rôles principaux à tous ses spectacles. Lorsque je le.a vois performer parfaitement le texte de l'audition, je sens les battements de mon cœur s'accélérer et la respiration me manquer, ainsi que des sueurs froides tremper mon dos et mon front. Après ce passage je n'ai aucune chance de remporter le rôle d'un des personnages principaux. J'aimerais disparaître sous terre et annuler mon audition, joindre le jury avec Adam, Edward et Yun, ne jamais monter sur scène à nouveau. Pourtant, dès que Willow a terminé sa performance, le prof de théâtre déclare :
« Très bien, Willow. Beth, c'est à toi. »
J'ai à peine le temps de protester ou d'inventer une excuse à la con qu'Edward, installé sur le siège à côté de moi, me pousse sur les escaliers démunie de mon texte.
Je grimpe les quelques marches et me place au centre de la scène inondée de lumière. Le spot éclaire un cercle opalescent autour de moi d'une lumière si puissante que je peux à peine distinguer les visages de mes amis parmi le public. Ils ne sont que huit placés là devant moi, et je suis montée des milliers de fois sur des scènes de théâtres, parfois bien plus grandes que celle-ci. Pourtant, c'est bête, mais je stresse. Mon cœur bat à une vitesse folle et une fille pellicule de sueur recouvre mon corps. Je plisse les yeux pour tenter d'apercevoir les visages de mes camarades au premier rang. Adam me fait signe d'y aller, les sourcils froncés, tandis que Yun a l'air de s'inquiéter de ne pas me voir jouer, en bon grand frère de la troupe qu'il est. Je tourne la tête un peu plus loin et remarque Iris qui me fait un grand sourire d'encouragement, les pouces levées. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais je sens mon ventre se réchauffer doucement devant son doux sourire et son expression enthousiaste. Je repère alors Edward qui imite ironiquement Iris, levant bien haut ses pouces et m'affublant d'un sourire forcé. En le voyant ainsi, c'est plus fort que moi, j'éclate de rire. Mes muscles se détendent et un sourire tranquille se met à flotter sur mes lèvres. Encore une fois, Edward a réussi à me faire oublier mon trac, et je lui en suis reconnaissante.
Alors, plus à l'aise, je ferme les yeux pour rentrer dans mon personnage : une jeune fille folle amoureuse et indignée que ce droit lui soit altérée par la société, se battant contre sa mère qui n'a clairement pas les mêmes opinions qu'elle. Curieusement, je n'ai pas besoin de me forcer pour me glisser dans la peau de l'adolescente. Les indignations et les colères qu'elle ressent explosent aussitôt dans mon cerveau, mêlées à la tendresse du profond amour qu'elle voue à sa copine. C'est donc sans effort que j'ouvre les yeux et que je commence à jouer.
« Non ! Tu ne comprends pas, Maman. Toute ma vie - ma vie entière - j'ai prétendu être quelqu'un que je n'étais pas pour plaire aux autres, pour vous plaire, à vous. Je me suis construite une image de petite fille parfaite, une inconnue, et je me suis cachée derrière pour qu'on m'apprécie et m'accepte. Mais j'en ai marre de me cacher, Maman. Dis moi, as-tu déjà ressenti un amour tellement fort que tu n'as qu'une envie, c'est de hurler à toutes les oreilles susceptibles d'entendre que tu aimes quelqu'un et que tu en es fière ? Je suis qui je suis, je suis amoureuse et j'ai envie de le crier au monde entier. Et peu importe si la personne que j'aime n'est pas du genre que je suis supposée chérir ! Qu'est ce que c'est, au fond, le genre ? Pourquoi est-ce important dans le cœur des gens ? Pourquoi moi être amoureuse d'une fille diffère d'être amoureuse d'un garçon à tes yeux ? Putain, Maman, j'ai dix-sept ans, et oui, j'aime les filles, et oui, je suis tombée follement amoureuse d'une fille, et au lieu de penser à profiter de ma jeunesse et de ma petite amie comme tous les adolescents de mon âge le font, je dois me préoccuper de vieux imbéciles qui pensent que l'amour est quelque chose d'immoral. Je suis fatiguée de ce monde.»
Silence. Je m'interromps quelques secondes, la respiration hachée. Sentir mes huit camarades suspendus à mes lèvres depuis les sièges du public me confère une sorte de puissance qui m'élève au-dessus des autres, telle une divinité. C'est moi qui leur fais cet effet là.
« Tu as raison, Maman, j'ai dix-sept ans, je ne sais rien à l'amour. Mais ce que je sais, c'est que j'aime quelqu'un et que c'est la sensation la plus merveilleuse que je n'ai jamais ressenti. Je sais que je ne me suis jamais sentie aussi chanceuse, comblée, et heureuse de ma vie. Et je sais que je n'ai aucune envie de cacher ou d'étouffer cette euphorie pour une poignée de personnes qui sont trop étroits d'esprits pour accepter que deux personnes s'aiment. »
J'achève le texte en regardant le fond du public camouflé par l'ombre, mes bras retombant le long de mon corps, ma poitrine se soulevant au rythme de ma respiration rapide. Ma colère éclatante s'est à présent teintée de désespoir, de lassitude. Je fixe encore un instant ou deux ce point invisible, puis j'abandonne mon personnage pour diriger mes yeux verts vers mes amis. J'ai du mal à distinguer leurs expressions faciales à cause de la lumière blanche du spot illuminant la scène et me faisant plisser les yeux, mais je crois voir de l'émotion - ainsi qu'une surprise qui me laisse mitigée - peinte sur leurs visages. Me dandinant sur mes pieds, je baisse le regard sur mes Converses, un peu gênée - jusqu'à ce que des applaudissements éclatant dans la salle me font relever le visage.
Edward s'est levé de son siège pour m'applaudir de toutes ses forces, me sifflant même et me criant des compliments. Bien vite, Iris l'imite, un grand sourire étirant ses lèvres rouges, puis c'est au tour de Yun, de Lilly et de tous les autres qui se lèvent pour m'acclamer. Oubliant aussitôt la gêne, je me mets à sourire comme jamais et mes joues rosissent de bonheur. Emportée dans le moment, j'exécute même une petite courbette avant de rejoindre mes camarades de la troupe sur les sièges du public, une douce chaleur tambourinant dans mon cœur et un immense sourire ancré sur mon visage.
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