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VI


Elle m'a nourrie, elle m'a formée, elle m'a offert de son ivresse

Elle a failli me voir tomber, me reprendre de justesse

Et quand sa nuit m'offrait l'asphalte comme seul et unique horizon

Elle s'est révélée comme la préface de toutes mes inspirations


Charades, Grand Corps Malade



 Au plus loin, il y avait Neptune. Uranus, avec ses satellites, et Saturne, avec l'anneau, celle dont le théâtre portait le nom. Jupiter, la plus grande, celle qui leur faisait de l'ombre. Un ban d'astéroïdes par là. En se rapprochant encore de l'astre, c'étaient Mars, puis la Terre, qui tournait et elles avec. Vénus, de la même taille, et enfin, à deux doigts de brûler sûrement, Mercure. Et au centre, il y avait... Enola.

Alix s'insulta mentalement. Elle ferma les yeux, tenta de chasser ses pensées stupides. La nuit était noire, et ça ne partait pas. Le sourire de cette illuminée restait gravé sur ses paupières, indélébile.

Ses pensées s'évadaient trop loin lorsqu'elles dansaient, alors, pour s'en détacher, elle avait consciencieusement appris l'ordre des planètes qui gravitaient autour d'elles. En partant du soleil, ça faisait, Mercure, Vénus, Terre, Mars. Des astéroïdes. Et malgré cela, ses pensées revenaient invariablement et toujours vers Enola. Elle avait tout essayé, calculer combien elle avait gagné dans la journée, compter les temps dans la valse ou encore les poils du chat. Même le regard de Némésis semblait équivoque : c'est trop tard ma grande, t'es foutue.

Une poubelle valsa dans un fracas quand Alix balança son pied dedans. Putain ! Elle s'arrêta en pleine rue et se prit la tête entre les mains. Sors de là, semblait-elle vouloir dire, sors de ma tête ! C'était à s'en arracher les cheveux. Elle saisit le masque qui lui recouvrait la moitié du visage et le lança contre un mur de toutes ses forces. Ça ne partait pas.

Elle était en train de tomber amoureuse d'Enola Fritz.

Parmi toutes les personnes qui peuplaient la cité, son crétin de cœur avait choisi une metteuse en scène, une illuminée, une... Une femme. Dans un grognement de rage, elle revint frapper le mur, cette fois de son propre poing.

Puis elle s'immobilisa, tenta de reprendre sa respiration. Ça sifflait sous son crâne. Et ça explosa. Elle redressa la tête, fronça le nez. Au milieu des nuages, une pluie de couleur retomba. Le bruit, ça n'était pas elle, c'était la ville. Elle soupira, se passa la main sur le visage. C'était donc aujourd'hui, le feu d'artifice.

Un nouveau claquement sonore retentit, larmoya du bleu. Un instant, le visage d'Alix était éclairé, ses cernes, son expression maussade. L'instant d'après, il se perdait à nouveau dans l'ombre. Dans son dos, elle entendait les cris et les rires, la foule en délire devant le spectacle. Peut-être que, depuis le théâtre, Enola le regardait aussi. Dans la rue où elle se trouvait, Alix, elle, était seule. Plongée dans la nuit, tout était noir. Seules des langues de lumière léchaient à intervalles réguliers les façades des immeubles. Elle en bas, dans une flaque d'ombre, restait là, démunie, et c'était cette même fatalité, la même que depuis sa naissance, qui semblait lui ouvrir les bras.

Alix avait déjà tout risqué. Sa famille, elle n'en avait plus. Sa santé, elle n'y veillait pas. Les rues, elle les dévalait en courant pour échapper aux forces de l'ordre, parce qu'elle menait une activité illégale, que ce qu'elle avait pu faire jusqu'ici aurait déjà suffi à l'envoyer en prison.

Elle n'avait vraiment pas besoin, en plus de tout ça, de se laisser aller dans les bras d'une autre femme.

Elle le sentait au fond d'elle. Avec Enola, elle pouvait être heureuse. Enola, elle se moquait bien de ses défauts, de ce visage figé qui ne souriait jamais. Au milieu de cette cité où c'étaient toujours les mêmes blocs de pierre, Enola, elle était unique.

Nouveau sifflement, nouveau claquement. Du rouge, du orange et du doré. Les applaudissements au fond, la rue noire devant elle. Elle ne savait même plus où elle allait.

Elle n'en voulait pas. Ces sentiments en trop, elle n'en voulait pas !

Un tournant passa, des lumières se dessinèrent. Sur le nuage de Valoran, nouvelle explosion d'étincelles bleuâtres. Les lucioles de feu retombaient en crépitant entre les silhouettes des blocs d'immeubles. Une musique s'éleva, ça n'était pas du piano. C'était beaucoup moins beau. On était bien loin du théâtre et de ses constellations, là, c'étaient la fumée et les rires gras. Il lui suffisait de s'y perdre un peu. Elle passa la porte, l'odeur la prit à la gorge, lui piqua les yeux. Trop de sons, trop de gens. On entendait encore les feux d'artifice au loin. Avant même qu'elle n'ait pu s'en rendre compte, un verre rempli avait atterri dans ses mains. Elle l'avait aussitôt porté à sa bouche, et pour le reste, tant pis. Les murs se mirent à tourner, une cigarette passa, des voix fortes dans son oreille. Un verre, un nouveau. Sa santé, elle n'en avait jamais rien eu à faire, de toute façon. Le liquide vert pomme se secouait dans les parois de verre, elle ne tenait déjà plus en place. Au fond du gosier, le goût de liqueur amère, et la fumée lui brouilla la vue.

Elle ne savait pas combien de temps elle était restée là-bas. Elle était bientôt de retour dans les rues sombres, titubante. Le feu d'artifice avait cessé, les gens étaient rentrés chez eux. Elle s'enfonça dans les ruelles, tentant de se rappeler de la route qui menait jusqu'à son lit. À un croisement, elle rencontra un homme qui tenta de lui refaire le portrait. Heureusement pour elle, l'inconnu était encore plus éméché qu'elle et, après quelques pas dans sa direction, s'effondra sur un tas de sacs poubelle.

La porte avait claqué derrière elle quand elle avait enfin retrouvé son appartement. L'alcool était légèrement redescendu, quoique. Elle se dirigea vers la salle de bain en se dépêtrant tant bien que mal avec ses vêtements. Son sweat vola, son t-shirt suivit. Elle plongea la tête dans le lavabo, se passa un grand coup d'eau froide sur le visage. Ça redescendit un peu. Quand elle releva la tête, elle croisa son regard. Ses cernes étaient immenses, ses pupilles dilatées, sa peau pâle. Elle avait pitié d'elle-même.

Elle se recula un peu, détailla son corps. Rien de particulier, un torse pas très musclé, des épaules pas bien larges. Un corps tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, ça n'accrochait pas le regard. Les yeux glissaient dessus sans en retenir les traits. Rien à y détester particulièrement non plus, mais... Alix le haïssait. Elle tapa du poing sur le miroir, des insultes quittèrent sa bouche. C'était à ce corps qu'elles étaient adressées. Elle l'insulta, encore, et encore, au point qu'elle en aurait presque pleuré.

C'est vrai, ça. Qui a décrété que le corps pouvait avoir un impact sur ça ? Sur l'humain ?

Cette nuit encore, quand elle se regardait dans la glace, Alix détestait son corps. Pas parce que c'était un poids à porter, ce n'était pas la malédiction habituelle.

Cette nuit, Alix le détestait d'être celui d'une femme.

*


Et encore, un implant sauta.

*

Ça commençait à tourner. Les souvenirs s'enfilaient comme des perles, s'enchaînaient de plus en plus rapidement. Elle en avait le tournis. Entre les courses dans les ruelles, les lendemains de cuite, les bagarres en pleine journée, elle cherchait un moment de pause. La pendule avançait lentement, elle ne trouvait pas le temps de s'y mettre. Elle n'avait pas non plus le temps de retourner au théâtre, et peut-être cherchait-elle à l'éviter. Et elle courait, encore, et toujours, et c'était peut-être la seule chose qu'elle faisait depuis le début de son existence. Elle s'épuisait à mesure que les jours passaient.

Tu dors la nuit ? T'as de ces cernes, ma vieille, c'est le travail ?

Ouais, aussi.

Sam hocha la tête sans oser demander plus. Il continua de farfouiller dans ses étagères pour trouver les pièces qu'il cherchait. Derrière le comptoir, Alix jouait négligemment avec un petit moulin en fer. La pulpe de son index rencontra une aile de métal fin, l'arrêta dans sa course, la fit tourner à nouveau. Un bruit retentit quand Sam fit tomber un carton par terre.

Merde.

Il y eut encore des sons épars, puis Sam reparut devant elle.

Tiens, je crois que c'est ce que tu cherchais. Tu es sûre que ça va ?

Ça va, ça va.

Au fond, ça n'était pas vraiment un mensonge. Alix avait rarement eu l'occasion de sourire dans sa vie, il fallait l'avouer. C'était la même gueule de déterrée qu'elle se trimballait depuis son enfance, plus ou moins.

Je te dois combien ?

C'est rien, c'est pour moi cette fois. Prends juste soin de toi, d'accord ?

Hm.

Prendre soin de soi, Alix n'était pas sûre de savoir exactement ce que c'était, ni ce qu'attendaient les gens quand ils lui faisaient une telle requête. Elle attrapa les pièces que Sam avait déposées sur le comptoir et les plongea dans sa sacoche.

Je risque de repasser demain, ou après-demain.

Ça marche, moi je bouge pas de toute façon.

Alix hocha la tête et se détourna pour repartir. Son pas ralentit pourtant quand son regard se baissa vers une étagère.

Sam ?

Oui ?

La jeune femme aux cheveux violets s'approcha et se pencha pour détailler le fruit de son soudain intérêt. Une grande boîte en bois vernie, dont elle fit aussitôt sauter le couvercle.

C'est quoi, ça ?

Elle entendit les pas de son ami dans son dos et celui-ci se pencha pour examiner la trouvaille d'Alix.

Ah, ça. C'est un lecteur de vinyles. Assez ancien, mais d'assez bonne qualité. Bon, je doute que ça t'intéresse. Quoique, avec ta metteuse en scène...

Alix fixa encore un instant l'objet avant de refermer le couvercle et de se tourner vers le vendeur, un petit sourire dans les yeux.

En fait, ça m'intéresse plutôt...

De retour dans sa chambre, Alix avait rapidement extrait les pièces détachées tout juste acquises de son sac, avait vérifié qu'elles iraient bien avec les projets en cours sur son bureau, puis s'était retournée vers le lecteur qu'elle avait posé presque négligemment sur son lit. Elle le fixa un instant, presque avec appréhension. Puis elle se retourna et alla chercher le vinyle de Schubert qui traînait dans un coin. Elle ouvrit la boîte, révélant le lecteur qu'elle alla brancher. Puis elle sortit délicatement le disque de sa pochette, admirant ce grand rond noir avant de le poser doucement sur la platine et de placer le bras sur la surface brillante du vinyle. La musique commença doucement, et son souffle se coupa.

C'était celle-là. Celle qu'elle avait entendue la première fois qu'elle avait mis les pieds dans le théâtre d'Enola. Elle l'avait reconnue aussitôt, il n'y avait pas d'hésitation à avoir. Elle ferma un instant les yeux, transportée à nouveau dans le hall lumineux, entre les bateaux en bois, puis perchée là-haut dans les poutres, le regard brillant de la metteuse en scène planté dans le sien. Si, alors, elle avait su...

Crescendo, et la mélodie accéléra. Le cœur d'Alix accéléra dans le même mouvement. Elle se laissa tomber sur son lit, son dos rencontra la couverture, les yeux fermés. La musique ralentit à nouveau, et désormais, elle pouvait le dire, elle n'avait jamais trouvé une mélodie si belle. Sans savoir, pour autant, si ça n'était que la musique, déjà magnifique, ou ce à quoi elle la reliait...

C'était plus magique que la valse, ça, elle pouvait bien le dire. Là, allongée sur son lit, Schubert dans les oreilles, elle se sentait tellement apaisée. Elle resta immobile, le cœur léger, le sourire de la metteuse en scène dans un coin de sa tête.

La musique s'arrêta, puis changea, et elle se redressa aussitôt. Elle voulait encore l'entendre. Elle se leva, se dirigea vers le lecteur et remit la première. Puis elle revint s'asseoir sur son lit, la pochette à la main. Elle la retourna pour jeter un œil aux titres, elle voulait savoir le nom de cette mélodie qui la suivrait partout désormais.

La fantaisie en fa mineur.

Lentement, Alix se leva, reposa la pochette. Elle resta un moment immobile, debout au milieu de l'appartement. Puis son pied se souleva, alla vers la droite. Puis devant. Lentement, elle forma un carré. Elle fronça les sourcils, essayant de se souvenir de comment c'était, la valse. Elle avait du mal à se rappeler, comme Enola n'était pas là pour la guider. Il fallait se concentrer sur le rythme, elle devait compter. Un, deux, trois... Quatre. Alix releva la tête, croisa son regard dans le miroir. Tout mouvement avait cessé, et elle se regardait juste, et elle se trouvait ridicule. Ridicule, d'être là, à danser seule dans son salon, sans même savoir le faire. Elle se rassit aussitôt sur son lit et se passa une main dans les cheveux. Quelle imbécile. Une valse, cela se danse sur une musique à trois temps. La fantaisie continuait de jouer sur un rythme binaire en fond, elle en aurait presque ri. Elle secoua la tête, ses cheveux suivant le mouvement. Une valse, enfin. Crétine.

Finalement, elle se contenta de fermer à nouveau les yeux. La musique apaisait son cœur mieux que n'importe quelle substance qu'elle avait pu consommer dans sa vie. Elle n'y avait jamais pensé, la musique, c'était comme le théâtre, ça n'était pas son truc. Enfin, jusqu'ici, c'était ce qu'elle pensait...

La musique s'arrêta, Schubert se tut. Alix se laissa juste tomber sur son lit. Elle se sentait vide, sans la musique. À vrai dire, même avec, ça n'était pas tout à fait plein. Elle rouvrit les yeux, tourna la tête, son regard accrocha la pulpe de ses doigts. Elle le savait, pourtant.

Peut-être bien qu'Enola lui manquait...


**

Le rouage s'enclencha, en entraîna un autre dans sa course, qui en entraîna un autre. Une clé sur le côté s'activa, se rabattit. Puis un autre rouage, plus gros, extérieur, prit le relai. Ça faisait un joli bruit de roulements mécaniques. Fermé. Le système s'arrêta, un doigt le relança aussitôt. Dans l'autre sens, cette fois. La clé, sur le côté, similaire à celle d'un instrument à vent. Le rouage prit le contre-pied, enclencha les deux autres. Ouvert.

Alix se pinça la lèvre en réenclenchant le mécanisme. Adossée au mur d'une ruelle, elle attendait patiemment que la clientèle se pointe. Elle avait déjà fait une vente le matin-même. Les patrouilles avaient fait des descentes vers midi, alors elle avait quitté le coin où elle se trouvait. Elle était retournée vers son poste habituel, et désormais, un peu ennuyée, elle jouait avec la serrure un peu particulière qui se trouvait entre ses mains.

Après un bon moment, des pas résonnèrent dans la ruelle. Alix se redressa, rangeant le mechanical dans sa sacoche avant de lever la tête. Elle ne savait pas encore si elle avait affaire à un client, un simple passant ou un voyou qui venait chercher la merde. Elle laissa simplement sa tête reposer contre le mur, la capuche rabattue comme à son habitude et les mains enfoncées dans les poches.

Mais son regard s'écarquilla quand la silhouette se précisa. Okay, aucune des trois propositions précédentes, finalement. Enfin, si... Mais non. Pas que.

Elle se redressa en se pinçant la lèvre, avant de jeter un œil alentour. Elle n'aimait pas la savoir ici, les ruelles n'étaient pas sûres. Quand la nouvelle arrivante se plaça face à elle, elle grommela.

Je t'avais dit d'arrêter de venir dans le coin, c'est dangereux.

Bonjour à toi aussi, répondit simplement la metteuse en scène avec un petit sourire.

Alix leva les yeux avant de lui offrir une moue.

Une nouvelle commande ? Œdipe ?

Le sourire d'Enola s'agrandit et elle mima un étirement, prenant quelques secondes avant de répondre.

Tu m'as l'air bien impatiente.

Alix secoua la tête et lui tira la langue. Enola se rapprocha encore en haussant les épaules.

Mais en fait, non. Pas de commande à passer aujourd'hui.

Ah bon ?

Le regard d'Alix s'était légèrement agrandi. Qu'est-ce qu'elle faisait là, alors ? Enola lui renvoya un regard mystérieux et vint s'accouder au mur comme Alix avait l'habitude de le faire.

Juste une petite surprise, rien de plus.

Alix soupira en la dévisageant. Enola avait l'air en forme. Ses joues étaient rosées, son regard pétillant. Elle était toujours vêtue comme un pingouin, et ça lui allait toujours divinement bien.

Tu ne portes pas ton masque ?

Je viens de l'enlever, ça va. J'aime mieux, pour parler. Toi, en revanche, tu l'as vraiment une fois sur trois.

Je l'oublie, ça va.

Enola leva les yeux au ciel, son sourire s'atténua un peu.

Tu sais vraiment pas prendre soin de toi, hein ?

Je sais même pas ce que ça veut dire.

Tu devrais en porter un, quand même... C'est pas bon pour tes poumons.

Hm.

Alix détourna le regard et Enola afficha un petit sourire carré, ne sachant pas quoi ajouter. Elle n'insisterait pas plus, parce qu'elle n'était pas sa tutrice légale non plus. La revendeuse semblait survivre à tout, de toute manière...

Tiens, du coup. C'est pour ça que je suis venue.

La metteuse en scène se pencha pour fouiller dans son sac. Alix haussa un sourcil en essayant de distinguer ce qu'elle cherchait, curieuse. Enola finit par sortir un petit objet et le lui tendre.

Je t'ai fait ça... Cadeau ?

Alix baissa les yeux et sa bouche s'entrouvrit pour former un O. Lentement, elle tendit la main pour saisir la miniature qu'Enola lui tendait.

Son cœur avait accéléré, elle tentait de l'ignorer. C'était une toute petite version de ces bateaux qui voguaient dans le théâtre d'Enola la première fois qu'elle y avait mis les pieds. De la taille de sa main, environ, en bois vernis, avec les cordages reproduits à la perfection. C'était merveilleux. Pendant un instant, Alix oublia qu'elle n'aimait pas qu'Enola vienne la trouver là, elle oublia que son cœur n'avait pas le droit de s'emballer pour quelque chose de si insignifiant. Car voilà, insignifiant, ça ne l'était en fait pas.

J'espère que ça te fait plaisir... Tu avais eu l'air de bien les aimer.

Je...

Alix laissa son regard parcourir le moindre détail de la miniature. Sa minutie la laissait sans voix. Il était juste merveilleux.

Elle releva les yeux vers Enola, c'était difficile de dissimuler les étoiles qui s'y trouvaient. Elle se mordit la lèvre et éleva une toute petite voix.

Merci...

Sur les lèvres d'Enola, un sourire franc se dessina. Ses yeux débordaient de tendresse en la regardant, mais l'attention d'Alix s'était déjà échappée vers le petit voilier. Magnifique. Le voilier, ou Enola, elle ne savait pas. Les deux, sûrement.

Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, si la représentation d'avant avait fait parler. Mais ce week-end, mon public s'est vachement agrandi !

Vraiment ?

Alix s'était tournée vers Enola alors qu'elles marchaient. Les rues défilaient, les nuages rougissaient. Sur son nez, elle portait le masque que la metteuse en scène l'avait un peu forcée à mettre.

Alix n'aimait pas qu'Enola aille dans les bas-fonds. Alors après avoir déposé le cadeau de la châtaine chez elle, elle avait obtenu qu'elles restent ensemble à condition d'aller au théâtre. Enola avait l'air de s'en moquer tant qu'elles pouvaient passer un peu de temps tous les deux. Ça aussi, Alix aurait préféré ne pas le voir.

Oui. À la fin, j'ai même rapidement présenté La Machine Infernale et les gens avaient l'air emballés. Je voudrais pas m'avancer, hein... Mais j'ai bon espoir que le théâtre regagne en popularité.

Non pas seulement son théâtre à elle, mais le théâtre en général. Enola était une passionnée, et voir cette passion se transmettre chez ceux qui l'ignoraient jusqu'alors dessinait dans son regard de nouvelles couleurs. Alix se contentait d'écouter, sans rien ajouter. Ça ne servait à rien, de dire qu'elle était heureuse pour elle, Enola le savait déjà.

Je crois que, pour Cocteau, je vais mettre un peu le paquet. Enfin, c'était déjà prévu. Je sais que ce que les gens aiment, c'est le spectaculaire. J'espère qu'en venant plus souvent, ils finiront par redécouvrir l'amour du jeu et de la langue.

Alix hocha la tête, même si, encore une fois, ça lui était toujours un peu étranger, tout ça. Ce qu'elle avait aperçu jusqu'alors, ça n'était que les décors et la mécanique derrière. Les pièces, elle ne les avait jamais vues jouer.

Mais à côté d'elle, Enola avait l'air heureuse.

Celle-ci tourna la tête vers elle pour lui sourire, et les yeux d'Alix se plissèrent légèrement. Ça faisait des petites rides sur le côté des yeux, c'était ça, sa façon de sourire. Autour d'elles, la ville s'agitait, les voitures rivalisaient de vitesse, les gens couraient sans s'arrêter. Mais la présence d'Enola rendait tout plus paisible, ça lui permettait d'entendre le battement du cœur de la ville et son rythme lent.

Et bientôt, le théâtre se dessina et Enola poussa la porte. Alix la suivit, les sourcils haussés.

Ce n'était pas fermé ?

Non, ma collègue est là avec les acteurs, ils répètent.

Le pas de la metteuse en scène claqua sur le sol du hall d'entrée quand les talons de ses chaussures cirées rencontrèrent sa surface brillante. Alix la suivait, aussi silencieuse qu'un chat.

Ils répètent et toi tu les abandonnes ?

Ils n'ont pas besoin de moi à chaque fois !

Alix leva les yeux au ciel. Au fond d'elle, elle savait qu'Enola consacrait ses journées et ses nuits à ce théâtre et qu'elle avait le droit de prendre l'air, surtout avec ce qui se préparait. Mais quitter une répétition pour venir lui donner un bateau, ça n'était pas quelque chose qu'elle aurait pensé d'elle.

Elle haussa les épaules pour elle-même et suivit Enola quand celle-ci souleva le rideau. En bas, sur la scène, quatre personnes semblaient échanger. Leurs voix s'élevaient, sans qu'on ne puisse distinguer ce qu'elles disaient. Mais l'une d'entre elle s'éleva en les voyant arriver.

Ah, Enola, t'es là ! On a pratiquement fini.

La metteuse en scène descendit l'allée d'un grand pas, dépassant rapidement les rangées de sièges pour arriver devant la scène.

—  Déjà ? Vous avez pu répéter les deux scènes ?

Oui. Ça commence à rendre vraiment bien. On se disait que, vu la disposition du décor, on pourrait...

Alix arrêta d'écouter. Pendant quelques instants, son regard resta fixé sur Enola qui écoutait sa collègue en hochant régulièrement la tête. Puis il bascula sur la jeune femme, ses pommettes hautes et ses longs cheveux rouges. Derrière elle, une autre femme portait une combinaison noire et les cheveux courts, puis un homme avec un œil bionique et un t-shirt imprimé et un dernier acteur couvert de tatouages. Voici donc la Sphinx sûrement, et à côté, lequel était Œdipe, lequel était Anubis ? Comme ça, c'était difficile à dire. Derrière eux, le décor n'était pas encore en place, ils l'avaient simplement simulé avec des chaises, une table et des draps. Pour travailler leurs positions, très certainement.

Alix baissa l'un des sièges rouges pour s'y asseoir en attendant la fin de la conversation. C'était étrange, c'était la première fois qu'elle s'asseyait là. Ici, à quelques mètres de la scène, elle se sentait spectatrice pour la première fois. Elle tenta d'imaginer ce que ça allait être, avec les acteurs en place, leurs costumes sur le dos, le vrai décor recouvrant le plateau. Et les lumières, la musique. Là-haut, Henry attendait de pouvoir suivre de son trait les mouvements d'un acteur ; et quelque part au-dessus de sa tête, Gigi était en place, prête à déployer ses ombres étoilées. Du côté de la pré-production, Alix n'ignorait rien ; mais qu'en serait-il, quand il ne s'agirait plus de mécanique, mais bien de spectacle vivant ? Depuis son siège, elle prenait conscience de cette différence cruciale entre le rêve d'Enola et le sien. Ça ne l'avait pas frappée jusqu'alors, parce que, de la metteuse en scène, elle n'avait vu que la machiniste. Mais quand, dans son petit appartement, elle passait ses nuits le dos courbé sur des robots et des créatures de métal, Enola, avec son regard pétillant et sa gestuelle d'illuminée, c'était avec des humains qu'elle travaillait.

Peut-être qu'au fond, ça les reflétait assez bien, toutes les deux.

Son regard se dirigea à nouveau vers la metteuse en scène, un peu plus bas. Celle-ci avait bondi sur le plateau et faisait des grands gestes en montrant le décor. Un instant, elle s'adressait à un acteur, semblait mimer elle-même son rôle, puis elle vagabondait à l'autre bout de la scène, sautait par-dessus une chaise, écartait les bras. Elle attrapa les feuilles de la main de sa collègue pour lire le texte de Cocteau à voix haute, souligna quelques mots, en expliqua le sens réel, la façon dont il fallait les prononcer. Son bras indiqua ensuite le plafond, et elle décrivit l'emplacement des spots et les variations de lumière. Sa voix s'élevait, augmentait ou s'atténuait, elle courait d'un point à un autre, s'arrêtait un instant pour converser avec l'actrice, repartait aussitôt. Ce morceau d'humain-là et toute l'énergie qu'il déplaçait de ses bras, il était proprement fascinant. Alix ne parvenait plus à détacher son regard d'elle, de ses yeux brillants. De la passion qui la transportait et la faisait voler au-dessus du commun des mortels.

Si un rêve devait trouver son accomplissement ici, c'était bien celui d'Enola Fritz. Alix voulait croire que le public s'agrandirait, que le théâtre vivrait à nouveau chez les gens. Enola vivait pour ça, pour son théâtre, elle s'y donnait tout entière. C'était presque bouleversant de la regarder comme ça, à ce point plongée dans son art qu'elle ne s'apercevait même pas des regards sur elle. Un peu en hauteur, enfoncée dans son siège rouge, Alix aurait voulu pouvoir contempler ça toute sa vie.

Enfin, la conversation s'acheva. Tous en bas se remirent en mouvement. Chacun ramassa ses affaires, éparpillées sur les sièges du premier rang. Enola redressa la tête vers Alix et lui annonça qu'elle raccompagnait ses collègues jusqu'à la porte d'entrée, parce qu'elle devait fermer. Alix hocha juste la tête et Enola remonta la pièce à grands pas, suivie des quatre autres silhouettes. Pendant quelques minutes, on entendit encore leurs voix dans le hall, puis la grande porte claqua.

Bientôt, Alix entendit le chuintement du rideau et se retourna. Enola reparut et lui offrit un petit sourire. Elle entra plus franchement dans la pièce et s'étira.

Bon, on monte dans mon chez-moi ?

La revendeuse haussa un sourcil, intriguée. Les mains d'Enola se glissèrent dans les poches de son jean alors qu'elle lui renvoyait un air malicieux.

Elles avaient quitté la salle de représentation par une porte discrète non loin de la scène. Là, c'étaient des escaliers en bois, tous simples, sans décoration particulière. Alix avait suivi Enola à l'ascension de quatre étages, la main sur la rampe, évitant de trop regarder en bas. Sur le palier, une nouvelle porte se dessina et Enola l'ouvrit, l'invitant à le suivre.

Alix entra dans un couloir en bois, le regard affûté au moindre détail. C'était donc là qu'Enola vivait. Elle s'était aménagée un petit espace sous les combles, où le plafond prenait la pente du toit. Elle sortit du couloir pour arriver dans une pièce plutôt grande, avec un canapé, un bureau, quelques meubles et un lit double dans un coin.

Bon, c'est pas non plus très grand donc la visite est rapide. La porte là, c'est la cuisine, ici il y a la salle de bain et les WC. Sinon, c'est tout dans cette pièce. C'est là que je dors, que je mange, que je lis. C'est à peu près tout. En général, je suis surtout dans le théâtre.

Alix hocha la tête lentement en détaillant le décor. Ici, c'était assez simple. Enola avait assez de rêves entassés en bas, elle n'avait pas semblé vouloir en encombrer son habitat. Il y avait quelques tableaux, deux trois babioles ici et là. Dans un cadre, une photo d'elle plus jeune avec une vieille femme qui la serrait dans ses bras.

Le fait que l'appartement se trouve sous le toit rendait tout de même le lieu confortable. Il y avait des coussins et des lampes çà et là et ça suffisait à donner à la pièce un certain charme. Alix garda encore un instant le nez levé, à observer les oiseaux de papier accrochés au plafond et les dessins d'enfant sur une poutre. Puis elle reporta son regard sur Enola qui, devant une commode, enlevait sa petite écharpe blanche pour être plus à l'aise.

C'est, hm... Confortable, ici.

La metteuse en scène laissa échapper un petit rire dont la mélodie s'évanouit vers le plafond. Elle se retourna vers Alix avec un air calme.

Je te sers à boire ?

Heu... Je veux bien de l'eau, oui. Si tu as.

Évidemment que j'ai, tu crois que je vis où au juste ?

Alix se mordit la lèvre, tandis qu'Enola se contenta de rire en allant ouvrir le frigo. Elle revint avec deux verres et une bouteille d'eau fraîche dans la main alors qu'Alix bafouillait en essayant de se justifier.

Pardon, réflexe... Je... Je sais pas, je suis fatiguée.

Enola lui tendit son verre sans pouvoir retenir son sourire moqueur et l'invita à prendre place sur le canapé. Là, la châtaine laissa sa tête retomber sur le dossier, tandis qu'Alix restait droite comme un piquet, sans trop savoir où se mettre.

En fait, maintenant qu'elle y réfléchissait, c'était sûrement la première fois qu'elle se trouvait chez quelqu'un d'autre que chez elle.

Mais bordel, tout ce temps, qu'est-ce que tu faisais de ta vie, Alix ?

Elle n'osa rien ajouter, se contentant de boire en observant encore ce qui l'entourait. Enola, la tête reposée sur le canapé, avait fermé les yeux et semblait se reposer. Elle avait l'air si paisible. Pas en train de se poser un milliard de questions comme Alix à cet instant. Ou alors, elle le cachait bien.

Un miaulement retentit soudain et Alix haussa les sourcils quand Némésis surgit de derrière un meuble. Le chat l'observa un instant, avant de s'approcher à petit pas.

Tu l'as gardée ?

Enola ouvrit un œil, aperçut Némésis et referma la paupière en souriant.

Ben oui. T'as vu comme elle était toute fine ? Il était affamé ce chat. Moi j'aime bien l'avoir ici.

Némésis s'arrêta un instant devant Alix avant de bondir sur ses genoux. La jeune femme manqua de renverser le contenu de son verre et leva la main pour gratter le crâne de l'animal.

Je vois.

Le silence s'installa à nouveau, seulement brisé par les ronronnements du chat. Alix avait penché la tête vers lui et continuait ses petites papouilles avec attention. Discrètement, Enola rouvrit les yeux et sourit en la voyant faire.

Puis elle se redressa, laissant ses coudes retomber sur ses genoux, la tête tournée vers son invitée. Elle se racla doucement la gorge, l'air soudain un peu moins sûre d'elle.

Au fait...

Hm ?

Le chat vint se frotter contre le ventre d'Alix et l'attention de celle-ci restait accaparée par la boule de poil, même si elle tendait l'oreille à ce que disait son hôte.

J'avais... Une proposition, pour toi. Une idée qui m'est venue, enfin t'es pas obligée d'accepter.

Alix fronça les sourcils en relevant la tête vers la châtaine. Celle-ci sembla chercher ses mots, un peu hésitante sous le regard perçant de son aînée.

Je... Rah, maintenant que j'y pense, je sais même pas si ça pourrait vraiment marcher.

Dis-moi.

La voix d'Alix était douce, comme si elle cherchait à l'encourager. C'était bizarre de voir Enola hésitante comme ça, elle toujours si sûre d'elle. Alix voulait qu'elle retrouve sa confiance habituelle, parce qu'elle commençait à se sentir légèrement mal à l'aise.

Je me disais que tu pourrais venir travailler avec moi. Je veux dire... Le théâtre me demande vraiment beaucoup de boulot et ça m'enlèverait un poids d'avoir une machiniste. Tu pourrais te consacrer à tout l'aspect machine du théâtre, moi sur les décors et la mise-en-scène. Et puis, à côté, tu pourrais proposer tes services pour réparer des mechanicals, par exemple, un truc du genre.

Alix papillonna des yeux face à la proposition. À ses côtés, Enola évitait son regard.

Comme ça... T'aurais plus à vivre dans les bas-fonds ou à travailler illégalement et risquer sans cesse de te faire chopper. Ce serait plus sûr pour toi.

Alors c'était ça. Enola s'inquiétait. Alix se pinça les lèvres en réfléchissant. Face à son mutisme, Enola risqua un regard vers elle.

Bien-sûr, c'est qu'une proposition ! Un truc qui m'a traversé l'esprit. Tu peux y réfléchir aussi longtemps que tu veux, s'il faut...

La metteuse en scène jouait avec ses doigts, l'air plus très à l'aise. Elle se mordait la lèvre en attendant une réponse. De son côté, le cerveau d'Alix tournait à pleine allure. Elle essayait d'imaginer ce que ce serait, d'accepter de venir travailler ici. Passer ses journées sur les mechanicals du théâtre, à réfléchir avec Enola à des effets de mise-en-scène. Vivrait-elle ici ? Pourrait-elle gagner suffisamment de quoi vivre, sans trop dépendre de la metteuse en scène, ses journées seraient-elles remplies ? Au fond, l'idée était assez séduisante. Mais elle avait besoin de temps pour y penser.

Parce que, malheureusement pour elle, il y avait un autre élément en jeu.

Je... Je vais y réfléchir, lâcha-t-elle finalement.

Elle hocha la tête pour elle-même, avant de se tourner à nouveau vers Enola. Celle-ci acquiesça, l'air encore un peu tendue, avant de lui offrir un petit sourire.

D'accord. Tu me rediras. Prends ton temps.

Le silence parut à nouveau. Alix regardait par terre, sans trop savoir où se mettre. Même si la proposition était tentante, elle n'était pas trop sûr de l'aimer, parce qu'elle la mettait au pied du mur. Ça la tendait un peu.

Oui, elle avait besoin de temps pour y penser.

Elle se tourna à nouveau vers Enola, réussit à capter son regard. Ça faisait du vacarme, tout ce qui se bousculait sous son crâne. Son amie était si près d'elle, et elle ne pouvait pas faire semblant d'y être indifférente.

Dis, pourquoi...

Un instant, elle se pinça la lèvre, puis croisa le regard de la metteuse en scène qui attendait silencieusement la suite. Le chat miaula et quitta ses genoux. Elle prit une inspiration et demanda enfin :

Pourquoi tu te soucies de moi comme ça ?

Enola haussa les sourcils et la dévisagea. Que répondre à cela ? En face d'elle, le regard d'Alix parcourait son visage à la recherche d'une réponse. Elle ne se rendait compte que maintenant d'à quel point elles étaient proches l'une de l'autre. Sans trop savoir pourquoi, quand elle répondit, sa voix était un peu plus basse.

Fais pas semblant. Toi aussi, tu te soucies de moi.

Alix déglutit.

Ça veut rien dire.

Et Enola lui répondit par un tout petit sourire. Elle réduisit encore l'espace entre elles, se retrouva bientôt tout près de son visage. Et alors, elle chuchota :

Menteuse.

Alix ferma les yeux, et l'instant d'après, elle sentait les lèvres d'Enola sur les siennes.










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