I
Mon premier c'est du bitume, c'est de la matière, désolé
C'est des fenêtres dans des cubes face à un horizon morcelé
Et puis c'est des couloirs sans courbes entre deux falaises de béton
Tant de construction humaine et si peu de nature qui lui répond
Grand Corps Malade, Charades
Valoran, la cité-monde. Octobre 2092.
La ville se situe sur l'île du Soleil Levant, dans le Nouveau Japon. Elle est bâtie non loin des ruines de Kyoto. Il s'agit d'une cité-monde, ou cité-état, indépendante de toute autorité autre que la sienne. Métropole internationale, la langue la plus pratiquée y est l'anglais, mais on y trouve du japonais moderne, du coréen, du français, du malais, et sûrement toutes les autres langues encore courantes.
La cité est dirigée par une oligarchie, et les megacorporations y ont les pleins pouvoirs. Puits de richesses et bijou de la technologie, le taux de pauvreté et de criminalité y reste cependant anormalement élevé. Système capitaliste par excellence, la cité connaît une croissance démographique impressionnante qui a progressivement conduit à une surpopulation.
Valoran est connue internationalement pour sa superficie, son architecture moderne, ses actions et sa richesse, mais également pour ses bijoux de la plus haute technologie, nés de la cité : les mechanicals.
Dans une minuscule chambre au seizième étage d'un vieux building branlant des quartiers mal famés, une jeune femme s'était réveillée. Elle ne savait plus ni le mois, ni l'année, ni même vraiment qui elle était. Les pensées parasitées par des semaines de demi-coma volontaire, elle était incapable de replacer ses souvenirs les plus récents. Quant aux plus anciens, même eux étaient embrumés.
Se lever était mission impossible. Le corps enfoncé dans le matelas, lourd de métal, immobile depuis quelques semaines, elle se sentait vidée de ses forces. Il lui fallait d'abord remuer un peu pour permettre au sang de circuler à nouveau correctement dans toutes les parties de son corps.
Avec un grognement, Alix tenta de se redresser pour caler son corps contre l'oreiller. Cette simple action requérait une force qu'elle n'avait plus. Elle parvint enfin, de longues minutes plus tard, à faire glisser le coussin sous son dos et à s'appuyer contre le mur. Son torse n'était pas encore à la verticale, mais c'était déjà mieux que rien.
Elle émergeait doucement, et elle ne savait pas s'il lui valait mieux se concentrer sur ses inquiétants troubles de mémoire ou sur l'état désastreux de son corps. Non, ce n'étaient ni des insectes, ni du lichen à la surface de son épiderme ; mais si son corps n'avait pas encore moisi, son véritable état n'était guère mieux.
La plupart de ses membres avaient été remplacés par des implants mécaniques. Les mollets, les genoux, des parties du bras, le dos des mains, l'épaule droite, l'arrière de la nuque, et sous la peau, une partie du colon. Et ce qu'elle sentait grouiller tout ce temps sur sa peau, c'étaient les tissus de chair qui tentaient de se recoudre maladroitement sur la surface métallisée des implants. Du sang s'écoulait de la couture de ceux-ci, au niveau des membres qu'elle avait remués, et les nerfs étaient tendus à l'extrême dans les zones entre chair et métal.
Son corps était en phase de rejet.
Alix soupira lourdement, les yeux baissés, les membres lourds. Elle était incapable du moindre mouvement. Respirer était déjà un martyr. Les plaies étaient sûrement infectées, et sa chair remplacée par le métal ne se reconstruirait certainement pas. La jeune femme balaya d'un regard fatigué les plaques de métal, imaginant les câbles et les puces sous la surface. Elle s'y connaissait assez dans ces engins-là pour savoir qu'elle était probablement foutue.
Le fait que, durant son demi-coma prolongé, elle n'ait pas été tuée par la faim ni la soif relevait de la capacité de certains implants à nourrir en vitamines et nutriments. Cela dit, si ce dispositif l'avait maintenue en vie, le manque de nourriture et d'eau sur une si longue durée ne pourrait que laisser des séquelles physiques et mentales irréparables. La robotique, dans cet âge d'or de la technologie, savait faire des merveilles, et plus encore que ce que l'homme avait jamais pu envisager. Mais l'on ne pouvait enlever au corps humain son essence propre. L'organisme, avec tous les mécanismes du monde, ne pouvait survivre uniquement de métal. Seulement, ça, elle n'y pensait apparemment déjà plus quand elle avait sombré dans son demi-sommeil.
Quelques jours qu'elle était là. Elle tentait de se rappeler des évènements qui avaient précédé. Ce qui avait bien pu se passer pour qu'elle se retrouve dans ce lit, le corps dévoré d'implants et aux portes de la mort. Elle avait beau creuser, fouiller plus loin qu'elle ne l'avait pu avant son réveil, rien ne revenait. Seulement des bribes, qui concernaient essentiellement son enfance, qui allaient rarement plus loin. Elle revoyait les lumières d'un bar, le soleil rasant les buildings, des machines entre ses doigts. Elle s'appelait Alix, de cela elle était sûre. Elle était née et avait vécu sa vie entière dans la ville-monde de Valoran, où elle se trouvait toujours. Cet appartement miteux était le sien. Elle avait très jeune été séparée de sa famille, avait presque toujours vécu à son compte, et depuis longtemps dans les quartiers mal fréquentés, les bas fonds grouillants de la pire vermine. Elle avait travaillé comme barmaid, avait couru dans les ruelles. Elle ne croyait pas avoir toujours été absolument seule. Mais hors de ces quelques informations, elle ne se souvenait de rien. Et sur la vingtaine d'années déjà dépassée de sa vie, ces quelques fragments ne pesaient pas lourd.
Désormais affalée sur ce lit, son esprit était vide et son corps agonisait. Même si la sensation des insectes sous sa peau était partie, elle ressentait toujours la douleur, peut-être même plus fortement maintenant qu'elle la voyait. Chaque membre de son corps semblait hurler. À certains endroits, du sang craquelé s'effritait, vers d'autres coutures, il coulait à nouveau, lentement, comme des filets de magma pâteux. Alix serra les dents quand elle tenta de bouger. C'était une véritable torture.
Les sensations étaient difficilement descriptibles. Il y avait la douleur pure, celle d'un robot dont on n'a pas pris soin, et qui blesse la chair. Les éclats de métal enfoncés dans ses membres et le sang qui en coulait. Puis la douleur du rejet, celle du corps qui signale que ça ne va pas. L'envie de vomir, très forte, sûrement la faute au colon. Le picotement le long des coutures, à l'endroit des limites entre robot et femme. La sensation de manque, aussi. Comme si le corps appelait, qu'il avait besoin de plus. Plus de nourriture et d'eau, ou plus d'implants, c'était difficile à dire. Enfin, l'engourdissement, si fort, de cette carcasse qui n'avait pas fait un seul mouvement durant des jours. De la pointe de l'orteil jusqu'aux parties du corps écrasées, ou le sang parfois ne circulait plus. Dans le constat de sa condition, Alix se sentait complètement étrangère à ce corps détruit, ça ne pouvait pas être le sien.
Et elle savait qu'elle pouvait, si elle en avait envie, replonger dans le sommeil, et elle finirait bien par en mourir. Oui, se laisser mourir, c'était sûrement la solution la plus évidente, pas la moins douloureuse, mais celle qui requérait le moins d'efforts. Mais malgré son incapacité à bouger, Alix n'aimait pas cette solution là. Personne ne viendrait la chercher, semblait-il, mais tout de même, elle devait essayer de se lever. De soigner un peu ce corps, d'essayer d'être vivante au moins une dernière fois avant que tout le mécanisme ne s'effondre.
Avec un râle, elle se redressa sur le coude. C'était le bras gauche, celui qui avait le moins d'implants. La douleur s'était instantanément réveillée dans tout le membre, mais elle décida de l'ignorer. Son équilibre était précaire, peut-être même qu'elle s'évanouirait avant de pouvoir terminer son action. Mais qui ne tente rien...
Son regard s'abaissa sur son avant-bras, contre le matelas. Il y avait un implant enfoncé dans la chair, entre l'intérieur du coude et le poignet. Les veines étaient bleuies à cet endroit. Du sang s'était remis à couler, le métal brillait. Alix pouvait sans mal dire que, de tous ses implants, c'était l'un des plus récents.
La douleur était à la limite du supportable ; Alix elle-même, à la limite de l'humain. Tremblante, elle leva son bras droit, sa main se dirigea vers l'implant. Comme au ralenti, et son souffle était bas. La chambre, plongée dans un silence de mort. Il n'y avait pas d'insectes, on n'entendait plus rien.
Un doigt s'enfonça dans la chair, le long de la bordure de métal, là où le tissu de peau était si fragile qu'elle pouvait sans difficulté le déchirer. Ses dents se serrèrent, ses ongles accrochèrent le rebord de l'implant. La douleur était telle qu'elle crut tourner de l'œil. Les muscles endoloris, elle força pourtant, et tira.
Dans un bruit un peu gluant, l'implant fut arraché de la chair. Encore relié par des fils, il retomba sur le bras, ses pointes de métal rencontrant la chair à vif et l'hémorragie immédiate. Tout se mit à tourner, et Alix s'effondra sur le matelas, dans son propre sang.
Les soirs de Valoran voyaient le soleil se coucher plus vite à cause de la taille des immeubles, mais pour quelques heures, le ciel était encore rouge.
Comme au ralenti, quand l'implant se décrochait du bras en griffant la chair.
Et Alix hurla.
**
— Alix, c'est ça ?
Où suis-je ?
Autour, c'était un tumulte de voix. Des bruits de pas incessants, la marche des passants complètement indifférents. La rue était sombre, elle ne voyait pas grand-chose.
— Toi, c'est Alix, c'est ça ?
— Oui, c'est ça...
Le ciel, rouge entre les immeubles. La chaleur du soir contre le bitume. Les feux de signalisation clignotant les uns après les autres.
— Tu devrais mettre un masque, Alix.
— Pas besoin, j'm'en fous.
Les bruits de la ville la berçaient doucement. Une symphonie urbaine qu'elle n'avait jamais cessé d'entendre. Les voix emmêlées, les drones dans le ciel, et la mélodie des roues sur l'asphalte qui peuplait ses nuits. C'était familier. Apaisant.
— T'as quel âge, en fait ?
L'enfant ne répondit pas. Les mains contre ses genoux, ceux-ci ramenés contre son corps, elle avait le dos collé au mur d'une ruelle, non loin d'une avenue plus large, bien plus fréquentée. Son regard était perdu dans le vide, elle était un peu pâle. La capuche noire d'un sweat bien trop grand était rabattue sur sa tête.
— Tu vois ces nuages au-dessus de toi ?
Lentement, la petite fille leva la tête. Là-haut, chatoyant les immeubles, il y avait une légère brume. Trop haute pour qu'elle l'atteigne, trop basse pour qu'il s'agisse de nuages naturels. Les néons de la ville la paraient de rouges et de bleus, renforçaient son apparence artificielle.
— Tu crois vraiment qu'avec une telle pollution de l'atmosphère, une gamine comme toi doit se promener le nez à l'air ?
— M'en moque.
Elle n'entendit qu'un soupir. Son regard quitta le nuage de pollution, se posa vers une flaque non loin. Il ne pleuvait plus, des néons se reflétaient dedans, c'était joli.
— Tiens.
L'enfant ne réagit pas. Mais un objet assez lourd tomba sur ses genoux, et elle finit par redresser la tête pour l'examiner.
— C'est pas ta taille, j'ai pas de modèle enfant sur moi. Mais ça sera déjà mieux que rien. Prends soin de tes poumons, surtout à ton âge, d'accord ?
Alix restait muette comme une tombe. Lentement, elle souleva le masque dans ses mains. Assez simple, le type qu'elle voyait sur le nez de tous les passants. Un masque qui ne recouvrait que la moitié du visage afin de protéger les zones respiratoires ; une structure en métal, et un filtre noir à l'intérieur.
— Mets vite ça sur le nez, et ne tarde pas à rentrer. Les émanations ne sont pas forcément bonnes pour les yeux non plus.
Alix se redressa, porta le masque à son visage. Il était bien trop grand, il faudrait qu'elle le tienne, ou il lui retomberait le long du cou. Elle entendit un ricanement, et reçut une tape sur l'épaule.
— Allez, va-t-en. Assure-toi de manger correctement et de ne pas traîner dans le coin quand il fait nuit, d'accord ?
La petite hocha la tête sans trop se préoccuper des paroles qui lui étaient adressées. Le masque maintenu contre son visage rond, elle s'élança dans la ruelle sans un regard en arrière ni un merci. Le bruit de sa course ricocha entre les immeubles, et seul un soupir se fit entendre derrière elle.
— Elle est bien trop jeune pour déjà se retrouver là. Elle n'a personne... C'est tout sauf un terrain de jeu pour enfants ici.
La silhouette, celle d'une adulte, se pencha pour tousser. Elle avait donné son unique masque à la gamine des rues. Il fallait vite rentrer désormais, l'air saturé de pollution, ça n'était pas bon pour des poumons vieillissants non plus.
Elle se tourna simplement vers la ruelle déserte, où l'enfant avait disparu. Un rictus apparut, un tout petit peu triste. Et dans la lumière des néons, un petit peu bleu.
Par-dessus leurs têtes, la couleur vive du ciel s'estompait déjà.
— Si tu restes ici, il ne faudra jamais cesser de courir, Alix.
**
Son souffle était court. Le front pressé contre le matelas, les yeux fermés, les dents serrées. Elle prenait de lentes inspirations, comme après une course effrénée, quand on tente tant bien que mal de calmer les battements de son cœur.
Des fils sortaient de son avant bras gauche comme s'ils y avaient poussé. Ils reliaient le corps de l'humain à l'implant robotique, rouge sur les draps. Et malgré la douleur, Alix tenta de se redresser.
C'était monstrueux. La vision comme la sensation la dégoûtaient de son propre corps.
Mais l'implant qui avait sauté révélait un pan de sa mémoire. Comme si sous chaque plaque de métal s'étaient infiltrés des fragments de souvenirs. Elle était à moitié là, cadavérique sur ce lit, et à moitié ailleurs, perdue dans les limbes. Les rues défilaient derrière sa rétine, il lui suffisait de s'y perdre un peu...
**
— Et tu n'oublieras pas, le camion passe à dix-sept heures. Tu laisseras le bar à Yohanna pour aller le décharger et poser tout ça dans la réserve. Il y a des spiritueux hors de prix, alors ne fait surtout rien tomber, sinon je déduis ça de ta paie.
— Bien reçu.
La silhouette de l'homme, bedonnant dans son t-shirt gris sale, fit le contour du bar en passant un coup de torchon dessus d'un geste artificiel. Puis il le lança à la jeune femme qui le reçut entre ses mains et le rangea sous l'évier.
— Je serai de retour en début de soirée pour gérer la happy hour. D'ici là, vous gérez. N'oublie pas de sourire aux clients, c'est important. Même si tu sais pas faire.
Je sais sourire, j'en ai juste pas envie, nuance.
Alix hocha simplement la tête et se redressa quand elle entendit le bip sonore du lave-vaisselle.
— Je vais aller débarrasser.
— Bien. Je te laisse, à tout à l'heure, gamine.
La « gamine », plus proche de la jeune adulte, salua son patron et disparut derrière la porte sur laquelle une pancarte indiquait : « réservé au personnel ». De l'intérieur, elle entendit les pas du quadragénaire quitter la pièce.
En silence, elle débarrassa le lave-vaisselle, puis s'assura que tout était en ordre pour l'ouverture. Elle alla éteindre le plafonnier, remplaçant celui-ci par les lumières du bar et les néons aux murs. L'ambiance devint tamisée, le silence maître des lieux. Sa collègue ne tarderait pas.
Une quinzaine de minutes plus tard, le pub était ouvert. Alix et Yohanna s'activaient autour du bar, la première servant les pressions derrière tandis que la seconde courait de table en table, un plateau à la main. Les alcools coulaient à flot, les rires résonnaient, les néons grésillants faisaient mal à la tête.
Le décor était riche, le bar brillant, tout le mobilier semblait excessivement coûteux. Il fallait dire, le patron n'était pas pauvre. Le bar rameutait du monde, les prix augmentaient constamment. Alix ne prenait pas le temps de s'y attarder, une bière dans la main qu'elle tendait à un client.
— Travailler ici, ça doit être vachement bien payé, non ?
La serveuse ignora la question, attrapa le billet qu'on dirigeait vers elle et l'encaissa sans un mot avant d'aller reprendre du service plus loin. Quelques minutes plus tard, elle abandonnait Yohanna aux rapaces pour décharger le camion. À peine arrivée dans la cour, la conductrice lui déchargea un lourd carton sur les bras.
— Allez, morveuse, au boulot.
Alix grinça les dents et porta le carton jusqu'à la réserve. Elle fit plusieurs allers-retours, veillant à ne rien casser. Les bras endoloris, elle salua mollement la livreuse après l'avoir payée. Celle-ci fit démarrer son véhicule sans un mot, laissant derrière elle Alix dans un nuage de fumée.
La soirée s'allongea, la jeune femme ne sentait plus ses jambes. Le bar puait l'alcool et la cigarette, le son ne baissait pas d'un décibel. Le patron, Yohanna et elle ne savaient plus où donner de la tête. Jusqu'à deux heures du matin, ils allaient et venaient, servaient du mousseux dans des verres de cristal, et quelques fois, Alix était missionnée dans les toilettes pour nettoyer les dégâts des clients qui avaient bu plus loin que leur imposait leur limite.
La nuit était noire quand les deux employées se retrouvèrent dehors. Le bar était complètement vide, en partie nettoyé. Il faudrait revenir tôt le lendemain pour s'y remettre. Dans sa main, Alix serrait les quelques billets collants que son patron l'avait laissé emporter. Elle recevait toujours sa paie le jour même, ce qui lui permettait au moins de pouvoir toujours manger sans gaspiller son salaire avant. Bien payé, hein ? Tss.
Alix quitta Yohanna à un coin de rue, se retrouva devant une minuscule supérette ouverte à toute heure de la nuit. Elle y entra, s'acheta avec une partie de ce qu'elle avait gagné la nuit même un vieux sandwich rassis, s'engouffra dans les ruelles en dévorant son maigre repas en vitesse avant de se le faire voler. Après une volée de marches au bout d'une impasse, son appartement se dévoila. Ou plutôt, une simple pièce, mal éclairée, mal isolée, entassée au milieu d'autres toutes similaires. Elle laissa les quelques billets qu'il lui restait dans une caisse sous le plan de travail, ça ferait son loyer ce mois-ci. D'un geste las, elle enleva ses chaussures, se défit de sa veste, et sans même prendre une douche, elle s'effondra sur le matelas.
Son regard se perdit dans le plafond sale. Elle était épuisée, son patron lui avait fait la remarque, les cernes immenses, ça n'était pas attrayant pour les clients. Lentement, elle se passa la main sur les yeux. Depuis combien de temps cette situation durait-elle ?
Son bras retomba sur le lit, son regard bascula vers la fenêtre. Elle ne savait même plus pourquoi, quand le soleil apparaissait entre les immenses immeubles, elle continuait de se lever. Son travail l'épuisait, elle ne faisait rien d'autre de la journée. Cela lui rapportait à peine de quoi vivre. Quand elle ne travaillait pas, elle dormait. Une fois par mois, il fallait payer le loyer, et bien, bien trop souvent, il fallait se nourrir. Alix avait essayé de réduire sa consommation afin de mettre de l'argent de côté, mais elle avait de nombreuses fois failli s'évanouir pendant son service, et c'était quelque chose que le patron ne laisserait jamais passer. Les besoins du corps humain était la chose la plus contraignante qu'elle portait avec elle.
Les volets étaient grands ouverts, et dehors, la rue était sombre. Pas de néons dans ce genre de quartier. Que de la crasse. Entre la chaleur de la nuit, ce nuage de pollution permanent, cette routine qui menait à l'usure, Alix se demandait si tout cela valait le coup.
Elle avait une vraie idée en tête quand elle était partie, pourtant. Les mechanicals. La pointe de la technologie, que l'on ne trouvait qu'à Valoran. Alix avait toujours été fascinée par leur existence. Elle les avait observés dans la rue, en avait vu se créer, se détruire. Le culte qu'on pouvait porter à ces machines. Et elle-même avait voulu s'approcher de plus près.
Mais ce que l'on raconte est faux. On ne part jamais de rien. Ceux qui ont réussi venaient forcément des classes aisées, tranquilles, là où la première question à se poser était celle de leur avenir, et pas de ce qu'ils mangeraient le soir-même. Alix avait voulu se donner une chance, trouver un travail temporaire, un tremplin. Attendre que l'occasion se présente, que ce jour-là, elle soit prête.
Le lendemain, elle retournerait au bar. Elle répéterait les mêmes gestes, intercepterait les mêmes paroles, porterait encore le même masque. Pas celui de métal qui la protégeait des déchets de cette cité, celui qui, adapté aux traits de son visage, était devenu son expression par défaut. Elle ne sourirait pas pour les clients. Tant pis pour ce que son patron en penserait.
Parce qu'elle n'en pouvait plus de se poser sans cesse la même question.
Je serai où, demain ?
**
Verre d'eau, cachet, droit dans la trachée. Alix déglutit douloureusement. Sa tête bascula et elle ferma les yeux.
Elle avait terriblement mal, mais quand même, ça allait mieux.
Lentement, le dos contre le mur, elle prit une grande inspiration, pas mécontente d'avoir trouvé des anti-douleurs dans le placard de sa salle de bain.
Elle ne savait même plus comment elle avait réussi à se lever. Elle savait juste que, portée par sa mémoire qui revenait doucement, elle en avait voulu plus. Elle voulait savoir. Comment, de l'enfant qui courait dans les rues à la jeune adulte qui perdait déjà goût à la vie, elle s'était retrouvée là. Prisonnière de ce corps qui n'était plus le sien.
Lentement, elle passa une serviette trempée sur son avant bras. Elle avait coupé les fils, l'implant gisait au sol désormais. Dans sa chair, une cavité était creusée, et des vaisseaux sanguins avaient été sectionnés, causant une hémorragie intense qu'elle avait pu stopper rapidement. Elle avait de la glace au frigo, une trousse de premiers soins. Elle avait tenté de désinfecter la plaie trop profonde, mais la douleur était si intense qu'elle avait aussitôt arrêté. Elle avait fini par sortir un briquet. Pas très conventionnel, certes, mais elle n'avait que ça. Elle avait déniché un morceau de tissu au milieu du bazar ambiant de son bureau, dont on avait fini par ne plus pouvoir apercevoir la surface. Il avait suffi de le maintenir sous la flamme, assez longtemps pour qu'il devienne brûlant. Avec un briquet, ça n'allait pas très vite, mais elle n'avait pas réellement le choix. Alors quand elle estima que le tissu était suffisamment chaud, elle le plaqua contre ses plaies.
Sans qu'elle ne puisse la retenir, une larme coula sur sa joue et elle dut se mordre la lèvre. Comme si jusque là, la douleur n'était pas suffisante... L'anti-douleur ne faisait pas d'effet sur son action soudaine. Mais elle n'en démordit pas. La cautérisation, ça datait quand même. De quelques siècles. Et elle savait que ce n'était pas toujours si bon qu'on le disait, surtout pas de cette façon. Elle était en train de donner aux bactéries une raison supplémentaire de venir la grignoter.
Mais de toute manière, elle n'en avait plus pour longtemps, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
Quand la plaie fut cautérisée, le flot de sang cessa. Alix laissa retomber tout le poids de son corps contre le matelas, en sueur. Elle ne savait même plus où elle trouvait encore la force de continuer. Mais il le fallait bien.
Lentement, elle entoura son bras d'un tissu fin, dans lequel elle coinça deux petites barres de fer. Son membre resterait maintenu ainsi, elle l'espérait. Et en y réfléchissant bien, continuer sur cette voie serait la pire chose à faire. elle devrait, pendant qu'il lui restait quelques forces, en rester là, quitter son appartement, chercher un hôpital. Essayer, grâce à la technologie moderne, de se faire soigner, même s'il faudrait des années de travail au service de la cité ensuite pour rembourser les soins.
Mais Alix restait pragmatique. Une trop grande partie de son corps avait été remplacée par des implants, et ne pourrait plus vivre sans ni se remodeler après les avoir enlevés. Ses plaies s'étaient sûrement déjà infectées depuis des jours. Et le manque de nutriments et d'eau que son corps avait connu ces dernières semaines serait à jamais irréparable. Même si elle était capable de sortir de l'hôpital un jour, elle en mourrait avant d'avoir fini de rembourser les frais. Non, ce n'était pas la solution qu'elle choisirait. Quoiqu'elle fasse de toute façon, d'ici quelques jours au mieux, elle serait morte.
Ce qu'elle souhaitait vraiment, que la douleur cesse, oui, mais surtout, se souvenir. Elle avait besoin de se rappeler de tout. De savoir quels évènements l'avaient amenée dans cette position.
Et si ses souvenirs étaient fragmentés et répartis dans chacun de ses implants, alors elle les ferait tous sauter un à un.
L'implant mécanique reposait toujours contre le sol, éventré. Des images tournaient dans la tête d'Alix. Le pavé des ruelles, si proche de son regard les fois où elle s'était faite tabasser dans ces coins sombres. Les bouteilles de spiritueux en rangées dorées dans la réserve, les sachets de poudre sous les tables du bar. Les pièces détachées de mechanicals qu'elle faisait tourner dans ses doigts.
Et, quelque part, un peu flou, le rideau de velours, rouge et lourd, de la scène vide d'un théâtre.
Le regard éteint, Alix tenta de se raccrocher désespérément à ces images qui s'effaçaient déjà. Ses yeux glissèrent le long de son corps et de ces surfaces métallisées dont elle devait encore s'affranchir. Elle se mordit la lèvre, dans la pièce, c'était le silence. Lentement, son bras se dirigea vers son mollet gauche. Près d'elle, de l'eau, les anti-douleurs, le briquet et le morceau de tissu, des serviettes et des barres de fer.
Et les souvenirs qui afflueraient bientôt, plus retenus aux confins de sa mémoire pour longtemps.
Le théâtre, tout cela, devait lui revenir.
Elle ferma les yeux.
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