Chapitre 5 - Court bonheur retrouvé
Céleste pria son père de ne point ébruiter l'affaire de sa mésaventure. Elle savait bien que se plaindre au Principal de l'établissement ne servirait à rien et ne ferait qu'empirer les choses. Alors elle poursuivit sa routine coutumière et monotone avec la lassitude d'un damné. Elle apprit à ignorer les remarques désobligeantes qui n'avaient fait que croître depuis que Roseline l'avait menacée. Chaque jour, elle avait l'impression de s'enfoncer plus profondément, progressivement, dans le sol, prisonnière de son maussade quotidien. Délivrées de leur "amitié" avec l'adolescente, Tiphaine et Eulalie devinrent exécrables. Tous les coups bas étaient permis, et les autres élèves se rallièrent bien vite à leur cause, si bien que le calvaire de Céleste ne fit que s'accroître de jour en jour.
À la sortie de son cours de Sciences et Vie de la Terre, la jeune fille aperçut son sauveur invisible à l'angle du couloir. Elle se précipita vers lui et lui tapota l'épaule. Thomas se retourna, la mine surprise, mais son étonnement disparut bien vite pour laisser place à un visage impassible.
— Céleste. Salut.
— Je... Je ne t'ai pas remercié pour ce que tu as fait, l'autre jour. Tu sais, le cadenas... le casier...
Le garçon haussa les épaules.
— Inutile de me remercier. Je ne vois pas pourquoi je t'aurais laissé crever, je ne tiens pas particulièrement à avoir une morte sur la conscience.
Et, sur ce, il tourna les talons.
— Eh bien tu es le seul de ce collège à penser ainsi ! lui cria l'adolescente. Les autres n'auraient eu aucune difficulté à supporter la vue de mon cadavre.
— Navré, Wonderline, mais je pars dans trois semaines.
***
Quelques jours plus tard, le niveau de tolérance de Céleste chuta violemment alors que l'amusement de ses camarades augmentait d'un cran.
Alors que la jeune fille pénétrait dans le réfectoire, son plateau entre les mains, Eulalie trouva le moyen de la faire trébucher, et elle s'étala de tout son long dans les débris de son déjeuner en miettes. Des rires gras s'élevèrent alors dans la salle tandis que la victime entreprenait de ramasser ce qui restait de son repas, les joues et le front cramoisis.
— Bah alors ! railla Tiphaine. On est maladroite, Wonderline ?
Et elle donna un coup de pied dans le plateau en morceaux de Céleste.
— Tu ne comptes tout de même pas gâcher de la nourriture, Céleste ! susurra Eulalie. Si ?
Elle appuya du plat de la main sur la tête de sa victime, qui s'affaissa dans sa purée d'épinards. Les rires se firent plus bruyants, plus violents.
Humiliée, Céleste sentit bouillir en elle une fureur noire. Saisissant le bras de Tiphaine, et la tira violemment vers le sol. Les deux amies ripostèrent par des coups, et leur victime refusa de se laisser surpasser. Hélas, les autres élèves présents dans le réfectoire se jetèrent dans la mêlée et la jeune fille se roula en boule sur le sol, la tête entre ses bras, des points de toutes les couleurs dansant sous ses paupières.
— STOOOOOP !
Les élèves s'écartèrent en masse, surpris et légèrement apeurés.
— Allez, allez ! Dégagez ! Dispersez-vous bande de moutons ! La récré est terminée.
Céleste saisit la main secourable que lui présentait son sauveur et se releva avec difficulté. Elle fit alors face à nul autre que... Thomas Marx.
— J'ai une nouvelle dette envers toi, on dirait, murmura-t-elle.
— Tu n'as aucune dette à payer. Si j'ai fait ça, c'est simplement parce que leur lâcheté m'a donnée envie de vomir. Je déteste les élèves qui suivent le mouvement sans réfléchir et qui s'en prennent à plusieurs à une personne plus vulnérable.
— Je ne suis pas vulnérable, protesta Céleste.
— Si, tu l'es. Ou, du moins, tu t'es inconsciemment mis en tête que tu l'étais.
— Et... Tu les empêcheras à nouveau de me faire du mal, à l'avenir ? demanda innocemment la jeune fille.
Ces mots lui avaient échappé, et à peine furent-ils sortis de ses lèvres, elle maudit intérieurement sa demande incongrue et son ton implorant.
— Je veux juste qu'une chose soit claire, Céleste : nous ne serons jamais amis, que tu le veuilles ou non. Tu m'as déjà causé bien trop de problèmes par le passé. Et je ne suis pas là pour te servir de garde du corps.
L'adolescente acquiesça en silence, les joues rouges pivoines, alors que son camarade tournait les talons et disparaissait dans un couloir adjacent.
***
Céleste se sentait honteuse. Honteuse d'avoir voulu croire que l'incident aurait au moins eu l'avantage de changer les choses. Et pourtant, son existence reprit sa perpétuelle et mélancolique monotonie. Éric travaillait toujours d'arrache-pied, et rien ne semblait pouvoir lui faire prendre conscience de la situation de sa fille.
Un jeudi soir – qui s'avérait faire partie de ces rares soirées durant lesquelles Céleste avait la chance de partager son dîner avec son père –, la jeune fille faisait tourner sa cuillère dans sa soupe de lentilles, la tête reposant dans la paume de sa main gauche, tout en énumérant les tristes incidents désormais coutumiers qui peuplaient ses journées.
Ce ne fut qu'au bout d'un certain temps qu'elle prit conscience qu'Éric, le nez plongé dans un dossier épais de six centimètres, n'écoutait pas le moindre mot s'échappant des lèvres de sa fille.
— Tu m'écoutes, ou bien tu as quelque chose de plus intéressant à faire ? s'écria sèchement cette dernière avec fureur en laissant tomber sa cuillère, qui tinta bruyamment contre les parois du récipient.
M. Wonderline leva la tête, ses sourcils en accent circonflexe trahissant sa surprise.
— C'est bien ce que je me disais, fit Céleste avec une répugnance exagérée, tu n'écoutes pas le moindre mot de ce que je prononce ! Comme d'habitude, en fait...
Son père se passa une main dans les cheveux, et remonta ses lunettes sur le bout de son nez, alors qu'un soupir las faisait trembler sa poitrine.
— Oh, excuse-moi, Céleste... Des affaires importantes... (il jeta un coup d'œil à sa montre.) Bon sang ! Déjà vingt et une heures ! Je dois y aller...
— Des affaires plus importantes que moi-même, je suppose ! railla la jeune fille, une colère contrôlée frémissant dans un recoin de son cœur, se préoccupant peu du sens égocentrique qu'avaient prises ses paroles.
Éric se leva précipitamment et attrapa son manteau.
— Bon, j'y vais... Bisous, à demain, chérie !
Mais Céleste, tandis qu'elle pouvait sentir une fleur empoisonnée aux multiples épines éclore dans sa poitrine, laissa cette fureur naissante la submerger, et alors que son regard s'assombrissait à la manière d'un ciel d'orage, elle sauta sur ses jambes et gagna l'entrée en deux grandes enjambées. La main sur le battant, elle claqua violemment la porte que son père venait d'ouvrir et par laquelle il s'apprêtait à sortir.
— Non.
Abasourdi par la réaction brutale et inattendue de sa fille, M. Wonderline se contenta de fixer l'adolescente avec effarement.
— Non, tu ne vas pas t'en aller, tu vas m'écouter, pour une fois.
Fermant les yeux, elle s'efforça de calmer les battements violents de son cœur qui faisaient bondir sa cage thoracique, et de défaire avec douceur le nœud formé dans sa gorge.
— Céleste...
— Non, ne dis rien ! Je t'en prie, ne dis rien ! Juste : écoute. J'en. Ai. Assez ! Assez, tu entends ?! Assez ! Assez de ce quotidien maussade, triste et monotone, assez de tous ces imbéciles qui attendent à chaque coin de rue pour répandre leur venin, assez de ne pas être normale ! Mais surtout, surtout, assez de te voir te défiler, fuir comme un lâche plutôt que de te dresser devant mes cauchemars. Assez que tu me laisses seule et que tu aies encore plus de mal que moi à supporter la perte de Maman... Mais enfin, Papa ! Est-ce vraiment à moi de te rappeler le rôle d'un père ? Elle ne reviendra pas, elle ne reviendra plus jamais ! Tu n'as pas compris ça ? Et toi, toi, depuis tout ce temps, au lieu de t'enfermer dans un satané bureau, tu aurais dû au contraire être là, être présent, compenser son absence, me rassurer, me réconforter ! Mais non, non, non ! Non ! Dis-le franchement, dis-le franchement que tu te moques de moi, que tu n'en as rien à faire de ta propre fille !
Dépassée par la colère explosive qu'elle parvenait enfin à laisser s'échapper, la jeune fille remarqua à peine les larmes qui dévalaient silencieusement sur ses joues. Elle qui, depuis toujours, s'était plutôt apparentée à une éponge, venait enfin de laisser jaillir le trop-plein d'émotions qui la submergeait, cet océan dans lequel elle se noyait, cette île déserte sur laquelle elle était naufragée.
— Alors maintenant, regarde-moi... Regarde-moi ! répéta-t-elle, la voix brisée. Et essaie, pour une fois, d'être un vrai père pour moi !
Éric ne répondit rien. Dans ses prunelles défilait un nombre incommensurable d'expressions, tel une bobine, une cassette inachevée qui se déroulait derrière le projecteur. Mais Céleste n'avait pas le courage d'affronter la conscience honteuse de son père, cette voix qui soufflait, elle le savait, tant d'ignominies sur lui-même à l'oreille de son paternel. Attrapant son vieux duffle-coat sur la patère qui gisait lamentablement à l'arrière-plan de ce triste tableau, elle s'échappa par l'embrasure de la porte d'entrée, ignorant ostensiblement le heurtoir qui lui adressait de sa boucle de bronze un pénultième regard apitoyé.
***
— Papa ? s'étonna Céleste.
La jeune fille referma précautionneusement le panneau. Son père était assis par terre, au milieu de papiers éparpillés et de cahiers. Vingt-trois heures avaient sonnées depuis belle lurette, et il ne paraissait – étrangement – pas pressé de courir au devant de la nuit de labeur qui l'attendait.
— Tu... ne travailles pas ? demanda prudemment la jeune fille, réfrénant son envie encore bien trop présente de lui cracher à la figure.
Éric Wonderline sursauta et releva la tête. Ses cheveux éparses formaient une couronne en bataille autour de son visage sur lequel luisaient dans l'obscurité deux yeux rougis par des larmes de tristesse, de déception, de honte, et de frustration.
— Je... En fait, je me disais que... peut-être je devrais...
Le cœur de Céleste manqua un battement.
— Tu devrais quoi ? fit sa fille avec incrédulité.
Est-il possible qu'il m'ait réellement écoutée ?
— Céleste...
Il se leva maladroitement, se prit les pieds dans les dossiers qui reposaient avec quiétude sur le parquet ciré, se rattrapa au bar marquant la frontière entre la salle à manger et la cuisine, et parvint finalement auprès de l'adolescente.
Et là, contre toute attente, il la prit dans ses bras. Tout d'abord surprise, Céleste se raidît, les muscles plus tendus qu'un élastique, mais s'abandonna finalement à son étreinte, et, pour une fois, laissa le chagrin la submerger, refusant de s'abandonner à sa carapace imperméable, libérant les larmes et les sanglots qu'elle avait retenus enfermés en son cœur durant tant de temps.
Pleurant contre son épaule, elle entendit tout juste Éric murmurer dans ses cheveux, la voix tremblante :
— Pardon... Pardonne-moi, Céleste... Ça va s'arranger, tout va s'arranger, je te le promets... Je vais tout arranger, tout arranger... Je... Je...
Il se tut quelques instants, reprenant son souffle, et ravalant les sanglots qui perlaient à ses lèvres.
— Je vais nous sortir de là... Tout ira bien... Je vais reprendre mon poste de CPE, et on s'en ira, tous les deux, on s'en ira... Loin de toute cette folie... Loin de tout... Juste à deux, seuls... Paisibles...
Elle n'ignorait pas à quel point son père appréciait son métier, et ne voulait pas le voir démissionner pour elle. Pourtant, une petite voix ne cessait de lui murmurer à l'oreille que ce changement lui plairait.
— Je veux rentrer chez moi, souffla-t-elle. Je veux rentrer à la maison.
***
— Et donc, dit Éric, le nez plongé dans les cartons, tu n'as toujours pas revu cette Roseline Mayer, c'est ça ?
Sa fille secoua la tête, négativement, tout en balayant d'un geste du bras toute une rangée de livres, qui cascadèrent le long de la bibliothèque – désormais vidée – pour atterrir dans une caisse parmi des dizaines d'autres ouvrages.
— Elle n'est jamais revenue au collège, répondit-elle.
— Peut-être a-t-elle été renvoyée ? suggéra Éric.
Céleste hocha la tête. Elle se releva en soupirant et s'étira longuement, jetant au passage un regard alentour à la pièce, aussi déserte et vide que lors de leur arrivée à Paris. En somme, aussi déserte et vide que l'avait été le cœur de la jeune fille durant ces trois interminables années ayant succédées à la disparition brutale de sa mère.
— Peut-être, fit-elle mollement.
Mais en vérité, elle n'y croyait pas. La plume noire trouvée à ses pieds confirmait sa pensée. Ou plutôt sa vision. Lorsque Roseline fermait la porte de son calvaire, Céleste avait usé de son pouvoir, à des fins parfaitement justifiées. Elle n'avait guère eu de temps, aussi la seule chose que les secondes lui avaient permis d'apercevoir était un oiseau noir, sinistre, obscur. La plume qu'elle avait trouvée dans la chambre de ses parents était blanche, mais la jeune fille n'excluait pas l'hypothèse que cet oiseau fût, jadis, la cause de la perte de sa mère.
M.Wonderline acheva enfin de se débattre avec la valise, qui accepta finalement de laisser un peu de marge à la fermeture éclair. Se frottant les mains, il envoya valser à l'autre bout de la pièce le carton contenant leurs bien trop nombreuses casseroles, ainsi que la poêle de collection remportée par l'arrière-arrière-arrière-grand-père de Céleste, et qui représentait à elle seule tout l'héritage Fritney (le nom de jeune homme de son père). La raison exacte ayant poussé celui-ci à adopter le nom de Lise lors de leur mariage lui avait toujours échappé, et Éric lui-même répétait l'ignorer également. D'après ses dires, sa femme avait beaucoup insisté, et il était bien trop amoureux (et surtout bien trop jeune, probablement) pour refuser, bien que celle-ci fut à jamais incapable de lui offrir un argument valable.
— Déjà dix-huit heures ! s'écria celui-ci, sortant brutalement sa fille de ses interrogations. Bon. Le camion ne devrait plus tarder. Tu peux aller attendre au bas de l'immeuble, Céleste, si tu en as envie... À moins que tu ne préfères profiter encore une dernière fois de ce merveilleux appartement ! railla-t-il sur un ton de plaisanterie que l'adolescente ne lui connaissait pas.
Levant les yeux au ciel, un sourire au coin des lèvres, cette dernière ne se fit pas prier plus longtemps. Sautillant jusqu'à la porte d'entrée avec un entrain qui la surprit elle-même tant ce sentiment de joie ne lui était point familier, elle enfila son duffle-coat violet pastel, saisit par la lanière son sac-à-dos noir, et s'en fut vers la cage d'escalier sans un regard en arrière, ni une once de remords. Fredonnant un refrain entêtant d'Imagine Dragons, elle quitta sans en éprouver autre chose qu'une sensation de libération bienvenue son calvaire, ses démons, son monotone cauchemar, la surnaturelle morosité de ses éternels jours de pluie, courant, sautant, volant, se jetant droit vers les angoissants abîmes du devenir où la discorde et l'obscurité régnaient en maîtres...
I'm radioactive, radioactive...
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