L'ange de l'horizon
I.
Il sentait son regard fixe se balader sur ses omoplates, sur sa colonne vertébrale et il sentait surtout son regard appuyer sur ce qui avait autrefois été là, en dessiner les contours dans l'air vaporeux, et il n'aimait pas ça, c'était comme un découpage de l'espace, ça rendait tout cela matériel, c'était pesant. Il ouvrit la bouche plusieurs fois, conscient du fait qu'on ne pouvait pas voir son visage, le scruter. Il aurait eu l'impression de se justifier s'il avait parlé, et en même temps il sentait qu'il devait parler. Il finit par le faire.
- J'ai envie de tout te dire, et de ne rien te dire à la fois. Qu'est ce que tu regardes ? Ça ne me fait rien. Ça ne m'intéresse pas. Arrête de me regarder.
- C'est que c'est surprenant, de croiser un ange de dos.
C'était une voix fluette, qui avait pris quelques instants à répondre.
- Ce n'est pas ça qui est surprenant, siffla-t-il, serrant les dents, d'agacement -de douleur ?
- Non. C'est que tu n'as plus d'ailes.
L'horreur de la situation sembla soudain frapper l'intrus.
- Mon dieu ! Tu n'as plus d'ailes.
Lui le savait déjà, bien sûr. Cela faisait des heures, des années, des siècles peut être, qu'il était planté là, coincé entre le monde d'avant et celui d'après. Il avait beaucoup hésité au début, il se tenait droit, là, sur son rebord de falaise, et il hésitait. Il avait tellement hésité qu'il avait cessé de bouger. Il lui semblait sentir, au fil du temps, les bouts de ses doigts, son nez et la pointe de ses cheveux se transformer en marbre. Tout était si figé.
Un bruit derrière lui. Il ne pensait pas pouvoir tourner la tête, et de toute façons, il n'en avait pas envie. Manque de curiosité, de mobilité, d'intérêt pour le petit individu qu'il savait être dans son dos.
Du coin de l'œil il percevait du mouvement, mais pas un mouvement dangereux. Plutôt comme... Une feuille qui se balance, prête à tomber d'un arbre, ou un caillou se décollant de la falaise pour rouler dans le précipice, ou un oiseau picorant une graine. Bref, comme un mouvement naturel, habituel, franchement pas préoccupant. Comme une balançoire. Un entre deux entre le ciel et la terre.
L'ange retourna à la contemplation de cet horizon devant lui.
II.
- C'est quoi dans ton dos ?
- C'est des sillons.
- C'est des sillons ?
- Des griffures.
- Des plaies ? Ça a l'air de faire mal.
- Ça m'a toujours fait mal, ça me fait mal et ça me fera toujours mal. Mais ce ne sont pas des plaies; elles ne saignent plus.
- C'est vrai, il n'y a que de la peau. On dirait qu'on y a creusé.
- Et on peut y creuser encore. Il n'y a plus de vie dedans.
- C'est impossible. La peau saigne lorsqu'elle est ouverte.
- Je peux te montrer, décida l'ange déchu.
Et il croisa les bras sur son torse pour atteindre ses omoplates arrachées. Il avait l'air d'une parodie d'un martyr sur la croix ; et il plia ses doigts comme des serres avant de ramener chaque main vers ses épaules. Il était plié, son grand corps courbé en une position étrange, et chaque vertèbre de son épine dorsale se détachait sous sa peau. Et il avait beau creuser, griffer férocement cette peau noueuse, enfoncer ses ongles plus loin dans les cratères linéaires, comme on enfonce les doigts dans le sable pour en trouver l'humidité, il ne trouvait pas. Il ne saignait pas : il ne faisait qu'emporter dans ses mains des lambeaux de peau, des copeaux de chair, vides, inertes, pâles. Il griffait et griffait encore, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
- Arrête !
Il s'arrêta soudainement, comme sorti de quelque transe, et regarda ses ongles où pendaient des bouts de sa propre chair. Il en devint livide.
- Mon dieu ! Que c'est dégueulasse, souffla-t-il en raclant ses ongles. Je ne recommencerai pas.
III.
- C'est vraiment dégueulasse, ton dos.
- Je ne peux pas le voir.
- Et alors ? C'est pas pour autant que tu dois t'en foutre. Je ne vois pas les cœurs des fleurs qui bourgeonnent, et c'est ce qui les rend belles.
- Je me fiche d'être beau.
- Tu l'es, pourtant. Tu as cette grandeur dans la tragédie qui me fait te trouver beau.
Ça différait avec son agressivité à son arrivée. L'ange n'avait encore rencontré personne comme lui, qui ne soit ni effrayé, ni perturbé, ni rien. Certains l'auraient qualifié de méchant. Il en avait peut être besoin.
- Lorsque les bourgeons fleurissent, leur cœur n'est jamais pourri, reprit l'autre.
- Mon dos n'est pas mon cœur.
- Mais je suppose que tout comme lui, il est déchiré, en loques.
Il ne répondit pas. C'était peut être vrai. Peut-être son cœur était-il devenu semblable à une rose fanée : friable, fragile, morte. Il n'avait aucun moyen de le savoir. C'était comme son dos. Il ne le verrait jamais.
- Je peux te tenir la main ?
Il sursauta. On ne lui avait jamais proposé. Personne ne s'était encore risqué à le toucher. Sans un mot, l'ange tendit sa main gauche vers l'arrière. Il vit une autre main s'y encastrer. Le contact fut foudroyant. Il était à deux doigts de retirer la sienne tellement c'était fort. L'autre ne semblait pas le remarquer. Son pouces imprima des motifs circulaires sur la paume de l'ange, toujours immobile.
- Que regardes-tu ?
- Je suis indécis, répondit l'ange en souriant.
- De quoi ?
- Je ne savais pas si je devais faire demi tour ou sauter de la falaise, fit simplement l'ange sans se départir de son sourire.
- "Savais" ?
- J'ai décidé maintenant. Nous irons ensemble vers là bas.
Il tendit son autre main.
- Vers l'horizon ?
- Oui. C'est là que vous allez tous, et c'est là que je vais.
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