Morts
Les deux agents de police avait dû enfoncer la porte d'entrée. Un chef d'entreprise les avait appelés parce qu'il avait reçu un étrange message de la part de l'un de ses employés et c'était presque sans surprise que les policiers avaient découvert un cadavre dans le salon de ce petit studio. Mais la mise en scène les avait surpris et les avait laissés figés pendant de longues secondes, glacés par la stupeur. Assis bien droit dans un fauteuil du salon, le mort les fixait, les yeux vitreux. La scientifique s'en occupait bien sûr et la cause de la mort était évidente : suicide. Sur la table basse étaient posés un verre vide et une bouteille de whisky toute aussi vide, un pistolet et un petit flacon d'arsenic. Il y avait également un téléphone portable. D'ailleurs, il y avait toujours le dernier message envoyé par la victime à son employeur : « Parce que la vie terrestre ne m'intéresse pas, une pièce d'argent pour la traversée ». Étrange en effet. D'autant plus que c'était exactement le même message laissé par ce Norvégien, lui aussi suicidé, quelques jours plus tôt, en s'ouvrant les veines, sur son lieu de travail. Un choc pour les clients de cette importante agence postale. L'homme était resté immobile et silencieux. Son cutter toujours à la main, il montrait à tous son poing serré et le sang qui coulait de son poignet. Il était mort sans même tomber de sa chaise.
Y avait-il un lien entre les eux ? Les deux hommes se connaissaient-ils ? L'un comme l'autre tenait fermement serré dans la main une pièce d'argent. Impossible de l'en défaire.
Il n'était pas très habile avec la rame. Bah, avec le temps, il s'y ferait. Mais pour être certain de ne plus la perdre sur le fleuve, il l'avait attachée à l'embarcation, c'était plus prudent. Il ordonna à son chien de rester assis sur la berge, mais celui-ci voulait absolument monter avec son maître. Et il avait gagné. Heureusement qu'il n'était pas encore qu'un chiot.
- Tu ne bouges pas ! lui rappela Kanon à l'approche de la rive opposée.
Cerbère obéit, un instant. Un instant seulement. Il sauta hors de la barque à peine celle-ci avait-elle touchée la rive pour aller mordiller la jambe d'une âme assise sur une grosse pierre et occupée à se lamenter sur son sort. Kanon appela de nouveau le chiot tricéphale d'un ton plus sec. L'animal tourna l'une de ses têtes vers son maître et une autre à l'opposé. Aussitôt, Kanon porta son regard au loin, là où regardait cette tête. Là-bas, une silhouette s'avançait sans aucune hésitation. Étrange, habituellement, les âmes étaient plutôt hésitantes à se faufiler parmi celles qui se lamentaient. Mais pas celle-ci, son pas était sûr, comme si elle connaissait... il connaissait les lieux.
Bien sûr qu'il connaissait les lieux, c'était l'un des spectres ! Cerbère remuait déjà la queue en le voyant. Génial, et Kanon qui avait espéré être tranquille un moment, c'était raté ! Comme il n'avait pas envie de le voir, il s'apprêta à repartir tout en appelant de nouveau Cerbère. Le chien hésita un instant avant d'obéir, il sauta dans l'embarcation mais la tête du milieu avait gardé la jambe de l'âme et les trois têtes se mirent de nouveau à la mordiller. Trop préoccupé pour s'en apercevoir, Kanon se saisit de la rame. Mais il ne la maniait pas encore parfaitement et le spectre eut largement le temps de rejoindre l'embarcation.
- Tu n'allais pas partir sans moi ? lui demanda ce dernier.
- Bien sûr que si, rétorqua Kanon en le fixant droit dans les yeux. J'ai pas envie de te voir. Ni toi, ni tes potes.
- Et bien, tu n'as pas le choix. Tu dois me faire traverser.
D'un geste vif, il ouvrit sa main devant Kanon. Posée sur sa paume, le nouveau maître des lieux regarda, stupéfait la pièce d'argent, celle-là même qu'il avait vu ce vénal de Charon donner à chacun des spectres avant leurs départs des Enfers, en souvenir. Mais très vite, le regard de Kanon se porta sur le poignet du spectre. Il redescendit du bateau en se saisissant un peu brusquement de l'avant-bras tendu vers lui et il passa son pouce sur la profonde entaille qui se trouvait sur son poignet. Et sa peau si froide...
- Rune, mais qu'est-ce t'as fait ?
- La même chose que chacun d'entre nous, répondit une voix autoritaire que Kanon ne connaissait que trop bien. Notre place est ici.
Kanon porta son regard derrière le Balrog. Les trois juges se tenaient devant lui, tous aussi morts que Rune.
- T'as fait comment ? demanda Minos au Garuda en pointant la plaie béante à la tête de celui-ci.
- Ahh, tu sais, les chemins au Népal sont un peu escarpés. On a vite fait de déraper et de tomber en contrebas ! Très très bas ! Et plus particulièrement au moment de la mousson ! Et toi ? lui demanda à son tour Eaque en dégageant le cou du Griffon.
- J'ai plutôt opté pour une corde de piano. Une toute fine.
- Mouais, t'es resté dans tes cordes, quoi ! Et toi, Rhad ?
- J'ai hésité entre le pistolet et le poison.
- Hésité ?! Tu as pris le poison ! (Le concerné regarda le Garuda, imperturbable). Tu n'as pas de trou dans la tête, continua celui-ci en désignant sa propre tempe.
- J'aurai pu mettre le canon dans la bouche.
- Et la balle ne serait pas ressortie ? reprit le Griffon. Rhad, tu n'es pas du genre à utiliser un petit calibre ! Tu aurais risqué de survivre ! Et avec des séquelles en plus ! Non, ça, ce n'est même pas envisageable. Et puis, tu n'aurais pas mis du sang partout chez toi, tu es trop maniaque pour ça !
- Maniaque ?!
- Et tu as dû t'arranger pour mourir les yeux ouverts, continua Eaque, et face à la porte ! Pour que ceux qui te découvrent commencent par voir tes yeux morts fixés sur eux.
La Wyverne ne répliqua pas. Il se contenta de serrer les dents, contrarié d'être aussi prévisible.
- Où Cerbère a-t-il trouvé cet os ? s'exclama Pharaon alors que Kanon se tournait vers le musicien penché au-dessus de l'embarcation.
Le bleuté regarda ensuite l'âme que le chien à trois têtes mordillait quelques instants auparavant. Il lui manquait une jambe. Le nouveau dieu lutta un instant avec le chiot pour retirer la jambe, enfin ce qu'il en restait, des trois gueules gémissantes pour la remettre comme il put à sa place d'origine tout en écoutant les juges décrire leurs scènes de morts respectives. Propre comme un sou neuf pour Rhadamanthe, du sang partout pour Minos, satisfait à la pensée du mal qu'allaient avoir les humains pour tout nettoyer, il s'était presque décapité et « l'écologiste » Eaque dont les bêtes sauvages se chargeraient de faire disparaître sa dépouille.
- Et vous êtes beaucoup à vous être suicidés pour revenir ? coupa Kanon d'un seul coup en essayant toujours de réajuster le tibia au genou.
- Si on nous compte tous les cinq, répondit Eaque. On est environ cent huit.
- Environ ?! reprit Minos.
Kanon se pinça l'arrête du nez, en se demandant ce qu'il préférait finalement, leurs comportements de juges sadico-psycho-rigides ou celui-là, bien que la Wyverne ne semblait pas avoir changé. Et il y en avait cent-huit comme ça ! L'éternité allait être longue !
- Je... je comprends pas, continua Kanon en leur faisant face. Vous aviez la possibilité de vivre une vie normale et... vous vous suicidez ?
Bon, il était vrai qu'à la base, Kanon les avait virés parce qu'il était en colère et qu'il ne voulait plus les voir. Mais quand même, ils auraient pu en profité pour vivre comme n'importe qui !
- Une vie normale ? reprit Rhadamanthe. Pour faire quoi ?
- Nous sommes des spectres, notre place est ici.
- Alors tu vas devoir t'y faire parce que cette fois, on va s'y mettre, à la reconstruction de nos Enfers.
- Si vous permettez, intervint Charon en détachant la rame, je vais reprendre la manœuvre de ma barque.
Kanon se précipita pour récupérer la rame et empêcher le nocher de la détacher, il avait eu trop de mal à faire un nœud qui tienne, surtout avec Cerbère qui n'arrêtaient pas de mordiller la corde !
- Oh ! Il est en train de faire ses dents ! s'extasia Pharaon en trifougnant dans les petites gueules parce que Cerbère mâchouillait maintenant les doigts du spectre.
- Vous retournez dans vos corps ! Vous ressuscitez !
Impossible ! s'exclamèrent-ils presque en chœur. Ils étaient morts. Noyé avec une pierre attachée au cou, pour être sûr de ne pas remonter, enfin s'il avait choisi une pierre c'était parce qu'il avait raté son béton ! Morsure de crotale, c'est douloureux mais digne d'une reine ! Heurté et passé sous un camion, un très gros camion. Par un train, avec des petits bouts un peu partout. « Excellent » s'était exclamé Minos qui espérait bien que des morceaux soient restés coincés sous les rails ! Electrocuté, les doigts dans une prise électrique, il avait fait sauter tout le quartier et il en avait encore les cheveux dressés sur la tête et les oreilles qui fumaient ! Tenir un pieu en fer pendant un orage, c'est efficace aussi même s'il faut attendre plusieurs coups de foudre pour y laisser la vie ! Dévoré ou piétiné par des animaux sauvage. Un hippopotame, c'est très, très dangereux ! Par des piranhas ! Mais il faut bien choisir l'espèce, certains ne sont pas aussi voraces et dangereux qu'on le croit, il en sait quelque chose maintenant ! Un autre avait trouvé un poisson avec des dents aussi longues qu'un doigt ! Oui, commenta le Garuda, dans les rivières, il y...
- Ça suffit, gronda Kanon d'une voix sourde qui en avait plus qu'assez d'entendre les spectres décrire la façon qu'ils avaient utilisé pour se suicider. Je ne veux pas de vous, je croyais avoir été suffisamment clair !
- Tu as parfaitement le droit de nous virer, Eaque, Minos et moi. Nous n'avons rien fait pour défendre notre monde. Mais en aucun cas tu n'as le droit de virer les autres spectres. Tu n'as rien à leur reprocher.
Rien à leur reprocher ? Kanon ne dirait pas ça et puis... Il regarda un instant Pharaoh et Gigant s'agenouiller devant lui et lui présenter leurs excuses. Ils avaient agi comme deux imbéciles, ils en avaient conscience à présent.
- Tu n'as pas à me dicter ma conduite, Rhadamanthe. Je ne veux pas de vous, c'est tout. Vous serez réincarnés, tous. Pas de jugement et ce sera toujours comme ça. Dégagez !
Dans un silence de mort, les spectres regardèrent leur seigneur monter dans la barque après avoir pris à chacun la pièce qu'ils tenaient serrée dans leurs mains au moment de leurs morts. Ils avaient espéré que le bleuté se serait calmé en restant seul un moment. Ils avaient espéré, qu'en faisant le sacrifice de leurs vies, ils lui prouveraient leur allégeance. Mais visiblement ce n'était pas le cas. Leur seigneur ne leur accorderait pas la deuxième chance qu'ils avaient espérée.
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