Interlude ³ 🎬
Je ne regrette pas d'avoir instauré ces cours particuliers. En fait, peut-être que Jungkook aurait pu s'en sortir sans. Il y a une part d'égoïsme à mon acte. Une part de moi qui veut simplement le tirer jusqu'à ma portée.
Mais je ne regrette pas.
Comment regretter, alors qu'il se tient devant moi, dans ma chambre, les yeux débordants des émotions de Roméo, à déballer ses répliques avec la plus grande attention ?
Jungkook est doué pour les détails. Lorsqu'il joue, il y a toujours ces minuscules mouvements, expressions faciales qui changent tout. Une fossette qui se creuse, un sourcil qui se hausse, un poing qui se serre, des épaules qui se courbent puis s'affirment. Ça me fascine.
Je tente de ne pas laisser transparaître cette fascination sur mon visage ; je suis censé jouer Julian, ainsi que l'amour que je porte à Roméo. Alors je m'y attelle.
Jungkook parle, parle encore, et plus il le fait, plus la confiance s'engage sur ses traits. Ça me remue, cette confiance. Comme chaque fois qu'il me surprend, comme chaque fois qu'il va un peu plus loin, chaque fois qu'il me laisse entrevoir un peu plus de son for intérieur.
Sa concentration est telle que même ma présence, qui d'habitude l'intimide, ne semble plus lui faire aucun effet. Ça me frustre, parce que peut-être que j'aime un peu trop ça, au fond.
J'aime un peu trop le bégaiement de ses mots lorsque je lui parle, le rougissement de ses joues lorsque j'instaure un contact. Mais là, rien, pas une once d'agitation face à moi. Il joue avec le plus grand des sérieux. Imperturbable.
La fascination à son égard devient intenable dans mon cœur. Je veux qu'il me remarque, qu'il dirige cette nouvelle assurance envers moi. Pas envers Julian.
Jungkook débite, ne se rend même pas compte de la passion qui parcourt son regard, de la constellation qu'il fait exploser autour de lui, de l'ardeur qu'il lâche dans ses mots, ou que plusieurs pas le rapprochent de moi.
"Ô cher saint, que les lèvres imitent tes mains.
Elles prient pour que leur foi ne soit pas désespoir."
Je souris, troublé de contempler cette version de lui. Celle où il se laisse couler. Mais je me reprends vite, remplace ce sourire de fierté par un sourire de séduction, afin d'incarner Julian.
Et je vois bien que, plus je m'imprègne du personnage, plus je l'effleure du regard avec une intensité singulière, et plus il flanche. Enfin.
Et merde, je ne sais pas quoi faire de cette information, mais mon cœur palpite à chaque fois que Jungkook s'apprête à buter sur ses mots.
Rien que parce que je le regarde ainsi.
"Les saints restent de marbre en dispensant leurs grâces." je réponds, sans le quitter des yeux.
L'atmosphère s'alourdit.
Un silence s'installe.
Il faut que je lui explique.
C'est ce que je devrais faire. Lui expliquer que nous n'allons pas jouer la scène du baiser, qu'on trouvera une solution sur scène pour ne pas qu'il y ait un réel contact. Je devrais le stopper, l'inciter à ne pas enchaîner sur sa prochaine réplique. Celle qui implicite un non retour.
Je devrais le faire.
Alors pourquoi je ne fais que m'avancer, encore et encore, jusqu'à ce que je sente l'incompréhension de Jungkook envahir mes cinq sens ?
Plus je suis proche, et plus ses lèvres s'entrouvrent et se referment en continu. Dès qu'il les écarte pour entamer sa prochaine réplique, alors je m'avance encore un peu plus pour le stopper dans son élan. Ça me fait perdre la raison, de réaliser qu'il perd la sienne à son tour.
Ses pupilles ne savent plus tenir en place, détaillent chaque élément autour de lui. Et ça me donne envie de capter tout de lui, de diriger toute son attention sur moi, et seulement sur moi. Il y a dans son trouble quelque chose de drôlement attirant.
Mon sourire ne me quitte pas. Je ne sais plus ce que je fais, si c'est rationnel, ou bien même si l'expression que je porte appartient toujours à Julian.
Puis Jungkook n'y tient plus. Sa main vient saisir son collier dans un geste précipité.
Putain, se rend-il compte d'à quel point il me rend dingue, lorsqu'il montre aussi explicitement comme je le perturbe ?
Je n'y tiens plus, moi aussi, et apporte mes doigts aux siens, afin d'éloigner sa dextre de son anti-stress improvisé. Je fais attention à enrouler mes doigts autour des siens avec toute la lenteur d'une caresse. Le contact est chaud, brûlant, affolant, et un frisson, très léger, parcourt son corps. Mais je l'ai vu. J'aurais presque eu l'impression de l'avoir entendu.
Je devrais m'éloigner, merde.
Je devrais vraiment.
Mais il ne m'a jamais autant appelé qu'en cet instant.
Ainsi engouffré dans son intimité, j'ai la sensation d'enfin saisir un morceau de son langage. Et bien qu'une part de celui-ci me crie de me rapprocher, de ne pas arrêter mon initiative, l'autre me hurle des choses plus perturbantes.
Elle me hurle de l'aider, de le reconstruire, d'enfin l'entendre.
Je veux bien t'entendre, Jungkook. Mais pour ça, il faut que tu m'ouvres la porte.
Je ne lâche pas sa main. Elle devient moite sous mon toucher.
"Tu n'es pas concentré, Jungkook. Julian est un personnage déstabilisant, c'est ça ?"
Je laisse mon pouce effleurer la paume de sa main à répétition. Ses membres se tendent pour canaliser un frisson qui le traverse. Je suis fasciné par mes propres gestes lorsque mes doigts font la course le long de son bras pour remonter jusqu'à sa nuque. Je ne résiste pas bien longtemps à l'envie de le taquiner.
"Quelle est ta prochaine réplique, Jungkook ?" je souffle, face à son visage.
Le rouge monte à ses joues. L'effet que cette constatation me fait est si grisant qu'il m'en faut encore. Plus.
"Vas-y, dis-le, tu veux bien ?"
Un son étouffé, de surprise, sort d'entre ses lèvres, sur lesquels mon regard se focalise une microseconde. Mes doigts se referment un peu plus durement sur sa nuque, et mon autre main se dépose sur sa hanche avant qu'il ne détourne les yeux. Mes doigts épousent si bien ses côtes que j'en frissonne d'appréhension.
"Ne bouge pas... tandis que- que je recueille le fruit de ma prière."
Il a bégayé.
Putain.
Son jeu parfait de tout à l'heure a complètement disparu.
Et je crois que je voudrais l'embrasser, là.
Ses lèvres silencieuses et sa respiration saccadée m'en donnent une envie folle.
Je cherche un quelconque refus au fond de ses pupilles, mais rien. Absolument rien, à part cette expression perdue qui lui est propre, et la profondeur de l'intérêt qu'il me porte.
Mon regard s'évanouit sur le bas de son visage.
Et c'est trop. Bien trop.
"Arrête moi si je vais trop loin." j'ordonne.
C'est presque une demande, une supplication, afin de lui donner l'occasion de me repousser, de briser mes envies. De fuir, comme il a si souvent l'habitude de le faire.
Mais pourtant, mes lèvres s'engagent dangereusement sur les siennes et seul un soubresaut de sa part me parvient. À l'instant même où sa bouche rencontre la mienne, de longs frissons chutent le long de ma colonne vertébrale. Sa main vient s'agripper à ma chemise, comme pour s'accrocher, ne pas flancher sous les sensations qui l'assènent. Ça ne manque pas de faire glisser en pente l'adrénaline jusqu'à mon bas ventre.
Un goût sucré me parvient, et je me sens vivre. Je suis certain qu'au fond de moi, peut-être au niveau de mon cœur, une lanterne est en train de s'allumer, de prendre feu, de s'embraser et de tout raser sur son passage. Car la chaleur que je ressens, sur le moment, est si forte qu'elle ne peut venir que d'un feu. Les flammes de ce dernier viennent me caresser, chatouiller mon corps d'agréables fourmillements.
Je n'ai jamais ressenti quelque chose de similaire auparavant. C'est enivrant.
Si enivrant qu'il me faut m'éloigner pour ne pas flancher. Je jauge son regard, plus embrumé, puis ses doigts contre mon haut et sa respiration qui s'emballe malgré elle. Il ne me repousse pas.
Putain, il ne me repousse pas.
Il me semble qu'un millier d'interrogations courent dans sa tête et qu'un million d'émotions flottent dans sa poitrine. Ses pupilles paraissent trembler de quelque chose de trop grand. Je ne sais même pas s'il se rend compte qu'il tire inconsciemment sur mon vêtement. Ça me fait perdre la tête.
"Putain, merde."
Je suis foutu.
Foutu, car je crois que je ne pourrai jamais me lasser de la saveur que je viens d'expérimenter. Et que si Jungkook venait à disparaître, alors les effluves de son souffle me manqueraient tant que je ne pourrais plus embrasser quelqu'un d'autre sans regretter le brasier qu'il vient d'enclencher.
Je ne me retiens plus de le dévorer du regard.
Alors je me jette de nouveau sur ses lèvres, et le soupir qui lui échappe manque de me faire trembler. Je prends l'ascendant, engage un baiser plus envieux. Mon corps repousse le sien. Son dos rencontre le rebord de mon bureau. Des papiers tombent au sol. Ces innombrables morceaux de papiers sur lesquels je note toutes mes idées, mes inspirations pour mes futurs pièces ou encore mes observations quotidiennes.
J'y raconte un peu de moi, parfois. Des bribes d'émotions, des odes à ceux qui m'importent.
Si Jungkook n'était pas occupé à accueillir ma langue, qui force le passage pour rejoindre la sienne, alors il aurait peut-être pu y apercevoir son nom.
J'en veux toujours plus, si bien que mes mains s'appuient contre les siennes, collées au bureau. Je n'ai qu'à peine conscience de la force que j'y mets, ni de la faiblesse que je laisse entrevoir par ce geste.
Celle de ma peur de le perdre.
Qu'il s'évapore. S'efface, sans laisser de trace.
Il soupire de nombreuses fois, me rendant encore plus extatique. Sa langue expérimente. Je sens bien qu'elle n'a pas l'habitude d'être mise à l'œuvre. Alors je me plais à lui apprendre, lui enseigner comme je lui enseigne le théâtre, et comme j'aimerais tout lui montrer, dans ce monde.
L'initier aux couleurs, puis à la lumière.
Lorsque je sens l'excitation devenir trop fulgurante au creux de mon ventre, alors je me contente de glisser mes lèvres dans son cou. Sa respiration se fait plus haletante, maintenant qu'elle a le loisir de s'échapper sans que je ne la bloque de ma bouche. J'en ai les idées en bazar, la tête en chaos.
L'étoile en moi grésille.
"Hyung...!"
Son exclamation accélère les battements de mon cœur. Sa peau est si douce, brûlante, sensible. Je ne compte plus le temps que je passe à la choyer.
Je suis submergé, après toute cette attente de pouvoir enfin le toucher, tout ce temps à l'observer et l'effleurer du regard sans jamais réellement l'approcher. Il est encore plus bon que dans mes rêves les plus intimes.
Ça fuse dans mon cerveau.
"Jungkook, tu..."
Tu occupes chaque recoin de mon esprit. Je ne pense qu'à toi. Je ne cesse de vouloir t'apprendre. Je ne cesse de vouloir t'entendre.
Je continue mon ascension, m'apprête à revenir à ses lèvres, avide de lui, de ses réactions, de son goût, de son tout. Il est si réceptif à chacun de mes touchers que je ne réfléchis pas avant de passer une main sous son pull, et de saisir sa hanche entre mes doigts.
Je le sens se tendre, se cambrer légèrement.
Soudain, il semble sur le point d'exploser. Sa respiration se fait plus dure, son corps plus hésitant. Je le sens. Il va me demander de m'arrêter. Et c'est ce qui finit par arriver.
"H-hyung, arrête-toi, s'il te plaît. T-trop."
Je recule immédiatement, d'un minuscule pas, pour lui laisser tout juste assez d'espace pour respirer.
C'est égoïste, mais je ne veux pas m'éloigner plus.
Pourtant, c'est ce que je suis forcé de faire l'instant d'après, alors qu'un froissement de vêtement sur mon côté gauche attire mon attention. L'adrénaline foudroie mes veines avant même que je n'aie le temps de comprendre ce qu'il se passe.
"J'en étais sûr. Je vais tout lui dire."
Cette voix, familière, frappe dans mon crâne.
Junghyun.
La douceur et l'ardeur de l'intimité que je viens de partager avec Jungkook est brutalement chassée. Si brutalement que j'ai du mal à revenir à la réalité.
Je comprends que Junghyun parle de ma mère. Même si elle est plus clémente que mon père, elle n'aime pas mes préférences, a du mal à les accepter. Surtout après que celles-ci aient brisé notre famille. Elle serait capable de trouver toutes les excuses possibles pour que je ne sorte plus, ou n'invite plus personne à la maison. C'est déjà arrivé, l'année dernière, lorsque je fréquentais quelqu'un. Rien de sérieux, mais ma mère n'a fait qu'insister sur des tâches ménagères, des choses à faire, ou sur la quantité de mes devoirs pour me raisonner et m'obliger à rester enfermé ici. Je ne voudrais pas que ça se reproduise avec Jungkook.
Il est la dernière chose que je voudrais qu'on me retire.
Je hais les regards froids que ma mère me lance, parfois. Elle n'a jamais été très expressive, depuis mon plus jeune âge, mais peut-être que son indifférence m'atteint plus que je ne voudrais l'admettre. Dans cette histoire de famille, elle a clairement choisi son camp.
Je jette un coup d'œil à Jungkook. Il a l'air perdu, encore absorbé par les émotions. Le rouge à ses joues ne s'est pas évaporé, et je rêve de m'approcher, de le rassurer, de faire fondre cette couleur écarlate avec douceur, comme il le mérite.
À la place, je me secoue la tête, me concentre sur Junghyun, qui s'apprête à faire demi-tour.
"Junghyun, attends !"
Je tire sur son bras.
"Ne fais pas ça ! S'il te plaît, je ferai n'importe quoi, mais ne dis rien."
Je tente d'ignorer la présence de Jungkook dans ma chambre. Je hais le fait qu'il voit ça, me voit comme ça. Il faut qu'il parte, avant qu'il n'en sache trop.
Merde, d'habitude, ça ne m'aurait pas tant chamboulé, de devoir virer quelqu'un. Mais... mais Jungkook, c'est...
C'est différent.
Je ne veux pas tout gâcher.
"Et pourquoi je ferais ça ?" me balance mauvaisement mon frère. "Je n'ai aucune raison de garder le secret."
"S'il te plaît, Junghyun, je ferai tout ce que tu veux."
Je me déteste, de le supplier ainsi. Je me déteste, de paraître soudain si faible. Jungkook ne manque pas une miette de la scène, et je voudrais lui hurler de déguerpir, autant que je voudrais fondre de nouveau dans l'atmosphère qui nous entourait il y a quelques minutes.
Cette atmosphère... J'ai pensé que peut-être, elle pourrait me guérir.
Mais elle a été brisée à l'instant même où Junghyun a débarqué dans ma chambre.
"Tout ce que je veux ? Ce que je veux, c'est que tu dégages de cette maison."
Mon cœur se compresse dans ma poitrine. La rancœur s'inscrit dans ses reproches. Jungkook écarquille les yeux, je le vois dans ma vision périphérique.
Putain, il ne peut pas assister à ça !
Je récupère son sac au sol, rassemble ses affaires, lui les tends et murmure.
"Sors."
Je t'en supplie, Jungkook, sors. Sors, ou bien toutes mes faiblesses éclateront sous les projecteurs de tes yeux que j'aime bien trop voir m'observer.
Il ne bouge pas, se mord la lèvre, comme pour se retenir de craquer. Moi, mon cœur s'emballe et souffre à cette vision. Je voudrais le protéger de tous les malheurs du monde, essuyer les larmes que je sens pointer au coin de ses yeux.
"Je t'ai dit de sortir, Jungkook." je répète, le ton froid.
Je t'en supplie, sors.
Il récupère son sac, finit par s'en aller, la mine déconfite, les bras le long de son corps, toujours le long de son corps, pendants. Une seconde, je me vois le rattraper, mais il s'éclipse avant même que l'information ne parvienne à mon cerveau.
Je me tourne vers Junghyun. La colère est fulgurante dans mes veines. Il vient de tout ruiner, de briser l'espoir d'enfin découvrir les moindres recoins de Jungkook, d'apprécier ses réactions, ses mots.
"Maintenant, dis moi ce que tu veux. Et fais pas le con, me demande pas l'impossible." je lâche.
Junghyun s'énerve à son tour, piqué au vif.
"Quelque chose d'impossible, hein ? C'est toi qui aurait dû te casser, pas lui ! T'as tout gâché, et je vois que tu regrettes même pas un peu. T'es dégueulasse."
Je ne réponds rien, habitué à ce genre de réflexion de sa part. Je fixe l'endroit contre lequel Jungkook était il y a quelques instants. Les feuilles sont toujours éparpillées au sol. Mon frère reprend avant même que ses mots n'aient le temps de creuser un trou dans ma poitrine.
"Si je peux te demander ce que je veux, alors je voudrais que tu tentes de parler avec lui."
Ma tête pivote si brutalement que ma nuque craque sur le coup. Je grimace de douleur.
"Parler avec lui ?" je m'exclame.
"Oui, parler avec lui. Lundi, il est censé venir à Gwangju pour le travail, tu le sais. On a tous accepté un restaurant le midi avec lui, sauf toi. Le timing est parfait, maintenant que tu me demandes de te faire faire ce que je veux, et bien..."
"Junghyun." je le préviens, d'une voix forte, pour camoufler la panique, ranger l'effroi qui fulmine derrière mon masque.
Mais il m'ignore.
Jamais personne n'a pris en compte ce que je pouvais ressentir, de toute façon.
"... et bien je te demande de venir avec nous."
***
Je suis venu.
Je ne suis pas allé en cours, ce jour là, j'en aurais été incapable. J'ai envoyé un message à Jimin, comme quoi j'avais une migraine.
Lorsque je me suis assis à la même table que mon père, dans ce restaurant, avec tous mes frères et sœurs, j'ai cru que la pointe me mangerait tout cru.
Pourtant, j'ai survécu.
Comme toujours.
Elle me fait tout juste assez mal pour me laisser à l'agonie, mais pas assez pour m'achever.
C'est injuste.
Ça a vite dérapé. Junghyun a amené le sujet sur la table de s'arranger pour le faire rentrer à la maison.
Dans ma tête, ça a fusé.
J'ai dit non. Un non catégorique, qui vient du plus profond de soi.
Mon refus n'a pas plu. Je paniquais. Puis ça s'est envenimé. J'ai du fuir deux fois aux toilettes pour laisser parler l'aiguille qui grattait contre mon artère, avant qu'on se quitte tous dans cette ambiance morne et terrifiante.
Le soir même, j'ai reçu un message.
À l'instant où la notification est apparue à l'écran, un sourire a déformé mon visage.
Mon premier sourire de la journée, j'ai pensé en sentant le bord de mes lèvres s'étirer et réveiller les muscles de ma mâchoire.
Jjk_1 : Salut hyung. Tu as annulé le cours de théâtre, alors je me demandais juste si tu allais bien ?
Kim_Taehyung : Salut Jungkook ! Oui, j'étais un peu malade aujourd'hui, une grosse migraine, désolé... je reviendrai en forme pour le cours de jeudi :)
Ce soir là, c'est aussi le premier où Jungkook a su déchiffrer mon jeu.
Jjk_1 : Pourquoi tu mens ?
J'ai laissé une larme couler le long de ma joue.
Kim_Taehyung : Pardonne moi
Pardonne moi, d'être si dur à cerner. Pardonne moi de toujours me masquer, de ne pas savoir te montrer qui je suis en entier. Pardonne moi de te cacher tant de choses quand bien même je voudrais les murmurer dans tes bras.
Pardonne moi d'avoir si mal.
Pardonne moi de m'éteindre.
Je me suis endormi, sans attendre de réponse.
Mais savoir que sa présence était quelque part, sous la même voûte céleste que moi, de l'autre côté de notre discussion ouverte, m'a apaisé.
***
Jungkook est avec moi. Je ne sais pas pourquoi, mais lorsque nous nous sommes tous dirigés vers les loges pour revêtir nos costumes, il m'a semblé évident que je l'embarque dans la même pièce que la mienne. Je n'aime pas rester loin de lui bien longtemps. C'est de plus en plus flagrant, et j'ai de plus en plus de mal à le cacher.
Assis sur le canapé de la loge, les bras étalés sur le dossier, je fais semblant de me désintéresser de lui alors qu'il se change. Pourtant, ma vision périphérique ne peut que se concentrer sur chacun de ses mouvements. Puis soudainement, ses doigts s'arrêtent au niveau du haut de sa chemise. Il me fixe sans retenue.
Je ne tiens pas longtemps avant de céder et de lui rendre son regard.
"Tu as besoin d'aide ?"
Il semble avoir un problème avec les boutons de sa chemise. Mais il ne me répond rien, ne bouge plus. Puis dans une lenteur timide, presque provocatrice, ses mains remontent pour attacher les derniers boutons qu'il lui reste, un à un, jusqu'au tout dernier.
Un frisson s'empare de ma rationalité.
Je comprends qu'il a conscience de son geste. Qu'il sait à quoi nous pensons, tous les deux. À cette fois, dans la cabine d'essayage, où sa chemise le serrait tant que j'ai dû m'approcher et l'encercler afin d'en déboutonner le haut. Le souvenir me fait sourire, mais surtout, ce Jungkook face à moi, tout nouveau, me retourne le cerveau.
Ma main droite se tend vers lui afin de lui indiquer de s'avancer.
Je voudrais lui dire beaucoup de choses, laisser la flopée de mots qui me viennent à l'esprit ruisseler entre nous. À la place, je fais le choix des gestes. Pour son confort. Rien que pour lui.
À l'instant même où mes doigts lui demandent de s'approcher, il s'exécute. Ma main reste tendue. Il comprend et finit par s'en emparer. Alors je tire, et il tombe sur mes genoux. Le rouge peint ses joues à une vitesse affolante alors que mes doigts saisissent ses hanches pour le replacer correctement. Je parcours du regard ses lèvres qui se pincent, son nez droit, le brun de ses cheveux qui marie parfaitement la couleur de ses yeux. Ses yeux dans lesquels je crois m'égarer un instant. Puis je m'intéresse à sa pomme d'Adam, à moitié cachée par son col qui remonte bien trop haut, et que je voudrais révéler au grand jour. Celle-ci tressaute lorsqu'il déglutit.
Bordel, c'est si agréable de remarquer tous ces détails chez lui.
Si agréable de l'entendre.
Se rend-il compte qu'il peut être aussi bruyant ?
Moi, il hurle sans cesse dans ma tête. Il n'y a pas un instant où il n'apparaît pas dans mes pensées, où je ne visualise pas le prochain rendez vous qui nous attend, la prochaine rencontre, la prochaine parole, la prochaine réplique.
Je viens déboutonner les premiers boutons de son haut, et plus je suis lent, plus il semble s'impatienter.
"Tu l'as fait exprès, pas vrai ?"
Ses mains se déposent sur mes épaules. Il acquiesce, un sourire aux lèvres, le regard fuyant.
"Pourquoi tu fais ça, Jungkook ?"
Je ne peux plus m'empêcher de parler, de le faire parler. Je veux l'entendre de sa propre bouche. Je crois que, de toute façon, peu importe sa réponse, le simple fait d'entendre sa voix, d'aussi proche, de manière aussi intime, me fera un effet incommensurable.
"Parce que je... j'aime l'effet que ça me fait."
"Quel effet...?"
Sous le timbre joueur de ma voix, il se détend, s'autorise à respirer plus longuement alors que je m'empare de nouveau de ses hanches. J'aime tant les presser, sentir à quel point ce simple geste le trouble.
"Des...des picotements."
C'est la goutte de trop.
Je voudrais faire exploser ces picotements dans son ventre. Je voudrais l'allonger sur ce putain de canapé, le découvrir de mes doigts et le faire jouir. Je voudrais sentir son souffle sur ma peau et ses doigts agrippant mes cheveux ou mon dos, peu importe. Je voudrais aussi l'enlacer, l'embrasser, sentir son odeur, foutre mon nez dans son cou. L'écouter pendant des heures, saisir les profondeurs de son être, entrelacer nos mains, et peut-être même me perdre en lui.
Je resserre ma prise sur ses hanches, pour me calmer, et plonge mon front contre son épaule, en soufflant entre mes dents.
"Putain Jungkook, tu me rends dingue."
Merde, je crois que je tombe amoureux de toi.
***
"Salut..."
Un brin d'embarras vient s'incruster dans le timbre de son au revoir. Je souris, observant la manière dont il se gratte le nez, ne sachant pas quoi dire de plus, ni quoi faire.
Notre nuit me revient en tête, et un frisson interminable me parcourt, si bien que j'en perds mon sourire.
"Me satisfaire." avait-il chuchoté, tout près de moi, ses doigts tirant sur mon t-shirt pour m'amener à lui, pour me demander implicitement de le toucher. Je me remémore ses soupirs, ses joues et ses lèvres rougies, son corps, aux courbes que j'ai découvertes pour la première fois, et ses tremblements contre le matelas dans le silence de la nuit.
Une avalanche de papillons foutent le bordel dans mon estomac. Je ne sais pas s'il se rend compte de l'emprise qu'il exerce sur moi. J'aimerais qu'il puisse le réaliser, parfois.
Il est infiniment beau, là, sur le pas de ma porte, dans son sweat trop ample et ses baskets abîmées, trop timide pour me dire aurevoir avec autre chose qu'un pauvre mot.
Si ça ne tenait qu'à moi, je l'aurais déjà plaqué contre la porte pour l'embrasser follement, sentir de nouveau son corps contre le mien, et ses soupirs comme des secrets.
Mais j'ai peur d'aller trop vite, d'être trop envahissant.
Avec Jungkook, c'est bien la première fois que je veux prendre mon temps, que je me donne l'autorisation de remettre à plus tard, de respirer entre chaque parole, de laisser le silence s'inviter en moi de temps en temps.
Ça me fait un bien fou.
Tout de Jungkook me fait un bien fou.
"Salut." je réponds, à l'identique, m'amusant de ses mains qui ne savent soudain plus où se poser.
Je me demande s'il y pense aussi, en ce moment même. À hier soir. À notre danse improvisée dans le salon, au son de nos rires. Puis à nos corps l'un contre l'autre. Nos respirations hachées.
J'ai bien cru que ses gémissements et ses hyung me rendraient fou. Et je crois qu'ils l'ont fait. Comment expliquer, sinon, que je sois là, à l'observer, détailler chaque partie de son visage en me demandant comment on peut être si putain d'angélique ?
Lui aussi ne me lâche pas des yeux.
Je voudrais plonger dans ses iris, ne jamais en revenir. Je voudrais fusionner à lui, afin d'être certain qu'il ne puisse plus jamais me fuir. Que l'idée même de me laisser tomber ne lui effleure pas l'esprit.
Je me contente de le contempler se détourner pour enfin partir, me quitter. Mais je sais que ce n'est pas définitif. Je sais qu'après tout ce qu'il s'est passé, après toutes les nouveautés qu'il a dû gérer, ce serait cruel de ma part de le retenir et de l'encombrer de ma présence trop longtemps. J'ai compris que parfois, il avait besoin d'être seul pour prendre le temps d'encaisser.
Dès que la porte claque, je me rue sur mon téléphone.
Je tente de réguler mes sentiments, le tourment de mots qui ne cherchent qu'à exploser d'euphorie.
Mes doigts parcourent mes contacts, et cliquent sur le nom de Jimin à une rapidité affolante. Ce dernier décroche à la première sonnerie.
"Salut Tae-"
Je lui coupe la parole, prêt à cramer.
"Putain Jimin, oh mon dieu, j'ai mille choses à te raconter. Il- Enfin on-" je commence, me laissant tomber dans le canapé. "Merde, c'était magique."
***
C'est drôle, la vitesse à laquelle on peut déchanter. La veille, je m'extasiais de ma soirée avec Jungkook, et maintenant, je fixe l'allée à travers la fenêtre de ma chambre, le cœur au bord des lèvres, les doigts tremblants.
Non.
Ce n'est pas possible.
"Putain." je jure.
Je fais le tour de la chambre, inspire en grand, feins le contrôle, puis reviens à ma fenêtre, effaré.
Il est là.
Mon père est là.
Il n'a pas l'air ravi, ni convaincu, mais le constat est là ; il tient une lourde valise à la main et son ordinateur portable sous le bras opposé. Il sort de la voiture, aux côtés de ma mère et de mes frères et sœurs, dont Seokjin qui revient pour un moment. Ma mère semble émue de voir sa famille réunie sur le pas de sa maison.
Alors même que je ne figure pas sur le portrait.
Moi, je me consume à l'intérieur.
Je ne m'étais pas préparé à ça. Pas maintenant. Jamais, en fait.
Depuis la dernière tentative d'une entente entre nous, nous ne nous sommes plus jamais recroisés. L'adrénaline fuse dans ma poitrine, et j'ai peur que la pointe revienne à nouveau. Je me revois moi, il y a quelques années, fuir dans les toilettes à chaque fois qu'il allait trop loin et que je me sentais dépérir.
Ce week-end, j'avais la maison pour moi tout seul, comme environ une fois par mois lorsqu'ils décident d'aller rendre visite à mon père. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé là bas pour que la décision soit prise qu'il revienne s'installer ici, mais ça n'annonce rien de bon. Un millier d'angoisses me transpercent. Revient-il pour toujours ? Non, impossible, ce serait absurde. Et je ne sais pas si cette fois ci, je serais capable d'y survivre. Mais pourquoi alors se tient-il là, devant la maison qu'il a autrefois habité et quitté par ma faute ?
Je pense à Junghyun. Je me dis qu'il a peut-être réussi à négocier quelque chose. S'il savait à quel point il perd son temps, en voulant refaire venir notre père à la maison par tous les moyens. C'est irréaliste, mais une part de moi peut le comprendre. Après tout, c'est de ma faute, si son père lui a été retiré. C'est à cause de moi, si ma mère a perdu un mari. À cause de moi, si ma fratrie a vu partir quelqu'un qui était peut-être aussi un héros à leurs yeux.
Je m'assois à mon bureau, attrape un crayon pour me distraire. Je contemple mes notes et mes pages entières sur lesquelles j'ai commencé à construire ma propre pièce de théâtre. Mais ma vision est floue. Pas moyen de m'évader, il va falloir que je l'affronte.
Je ferme les yeux, inspire, expire, pose mes mains sur le bureau pour me lever.
Je descends en bas comme un automate.
Le masque. C'est ça, il me suffit du masque. Il me suffit de jouer, et alors tout ira bien.
Je reste à l'écart, en hauteur sur les marches d'escalier. J'observe la porte d'entrée d'ici. Ma mère y passe la barrière. Je la salue. Puis mes frères et ma sœur entrent à leur tour. Junghyun me lance un regard étrange. Une sorte de supplication. Je comprends rapidement que tout ce plan vient de lui, et qu'il me demande implicitement de bien agir pour influencer mon père à ne pas le faire revenir sur sa décision. Seokjin, lui, m'aperçoit et s'avance aussitôt dans ma direction. Je souris largement, et descends les quelques marches qui me séparent de lui avant qu'il ne vienne m'ébouriffer les cheveux.
"Taehyung ! Ohlala, j'ai l'impression que ça fait une éternité que je t'ai pas vu." fait-il. "Purée mais c'est pas vrai ! Tu grandis encore ! Tu vas finir par me dépasser, ça me vexerait."
Seokjin ne changera jamais, je constate avec un sourire en coin.
L'instant d'après, c'est au tour de mon père de faire son entrée. Je me crispe des pieds à la tête, range mes mains dans mes poches afin de cacher mes tremblements.
"Bonjour." je lâche, d'un ton neutre.
"Bonjour, Taehyung."
Mon prénom, sorti de sa bouche, me paraît étranger. Ou bien, au contraire, trop familier. Trop douloureux pour toutes les fois où il m'a écorché lors de ses paroles blessantes.
Nos salutations s'arrêtent ici.
Pourtant, j'attends des explications. Il ne peut pas se pointer ici, sans donner de raison, et faire comme si de rien était, alors que sa simple présence me rend au bord de l'éruption, putain.
Je pensais avoir tourné la page, avoir su faire la part des choses et me détacher de cette figure qui était tout pour moi par le passé. Mais je réalise que je n'ai fais qu'ignorer plutôt que de guérir.
Il suffit qu'il se présente devant moi pour rouvrir toutes les plaies et les asperger de liquide acidulé. J'ai la sensation désagréable que tout va recommencer, comme une boucle infernale dans laquelle on ne sort jamais. Je me dis que tant qu'il existera, ou bien même tant que son simple souvenir persistera, alors j'aurais toujours mal.
"Qu'est-ce que tu fais là ?"
Je n'aurais pas voulu sonné si froid, mais je n'ai pas pû le contrôler. Je déteste à quel point la force que j'ai forgée durant ces dernières années disparaît aussi facilement face à lui.
Cet être qui a pourri ma vie.
Cet être qui a soufflé sur la flamme de ma bougie.
Depuis, je suis dans le noir.
Le semblant de lumière que j'ai cru trouvé durant son absence n'était peut-être qu'une illusion.
Junghyun, pas très loin, s'approche. Les autres s'occupent de monter leur valise.
"Papa revient ici pour quelques temps. On a passé de bons moments tous ensemble à Séoul, et alors on voudrait tester une dernière fois de vivre tous ensemble, et de voir si ça peut marcher. Fais le pour nous, s'il te plaît, Taehyung."
Mon cœur tambourine, il saccage tout en moi. Il fallait que Junghyun tienne son engagement. Je ne pensais pas qu'il serait vraiment capable de le ramener ici.
Putain.
Je ne le sens pas.
***
Plusieurs jours déjà qu'il est là.
Une semaine, peut-être ? Je ne sais pas.
Tant est-il que j'ai l'impression de plonger tête la première dans un passé que je voudrais oublier. Tout refait surface. Chaque émotion que j'ai pu ressentir, chaque injustice, chaque craquèlement de mon âme. Les humiliations, ses mots durs, son expression froide, déçue, puis ses paroles dégradantes, la haine répétée à mon égard. Tout me revient en pleine tête.
Je crois que le pire de tout, c'est qu'il tente de faire des efforts.
Il en fait, et moi, je repousse toutes ses approches.
Parce que je n'y arrive pas, putain. Je n'arrive pas à feindre, à jouer un semblant de pardon, alors que le feu en moi sur lequel il a soufflé si modestement ne se rallumera plus jamais.
Lorsqu'il me parle gentiment, je réponds sur le qui-vive. Lorsqu'il propose une activité en famille, je fais tout pour l'esquiver, incapable de rester trop longtemps en sa compagnie.
Je suis coincé. Putain de coincé. Parce que son absence me fait aussi mal que sa présence. Et alors il n'y a aucun endroit où je me sens en sécurité. Où je me sens guérir.
Sauf peut-être lorsque je m'abandonne dans les bras de Jungkook.
Je vois bien que mon père s'agace à chaque distanciation que j'impose. Ça doit être un effort démesuré pour lui que de jouer la personne qui veut bien me laisser une deuxième chance. Mais il s'impatiente, de jour en jour. Ses traits se creusent, son irritation s'engage dans ses yeux.
Et peut-être que c'est ce que je cherche. À le pousser à bout. Le rendre si irritable qu'il finirait par repartir.
C'est la réflexion que je me fais en sortant de la douche, enroulant la serviette autour de mon corps. Je m'essuie et attrape mes vêtements de nuit afin des les enfiler. J'ai hâte de retrouver mon bureau, mon crayon et mes calepins. J'espère pouvoir travailler sur ma pièce de théâtre, et passer la nuit dessus. Quand je n'y arrive pas, j'ai pris l'habitude de tenir un journal, et d'y inscrire tout ce qui me passe par la tête jusqu'à ce que l'inspiration me revienne.
Mon bureau est l'une des seules issues que je trouve dans cette maison. Il y a aussi Seokjin. Je passe souvent du temps avec lui, depuis qu'il est revenu. Sa bonne humeur et ses blagues douteuses m'apportent un peu de soutien dans l'angoisse permanente qui se loge au fond de ma poitrine. Il me taquine toujours par rapport à Jungkook, même si j'ai beau lui répéter mille fois de ne pas le faire. Au fond, je crois que j'aime un peu trop ça.
Je sors de la salle de bain, repoussant mes cheveux mouillés en arrière. Je me rends vite compte que quelque chose ne va pas.
La porte de ma chambre est ouverte.
Pourtant, je la ferme toujours.
Et puis je la vois. Cette ombre qui s'évade de ma chambre, qui éclate sur le parquet du couloir pour s'étendre sur le mur d'en face. Il me faut une microseconde pour la reconnaître.
Je m'approche, sens mon pouls battre dans mes tempes. Arrivé à destination, je ne peux que contempler l'évidence. Mon père est dans ma chambre, de dos, près de mon bureau, la tête baissée comme s'il regardait quelque chose. Je tousse pour signifier ma présence.
Il se retourne, abruptement. Et je panique définitivement lorsque je reconnais ce qu'il tient entre ses mains. Un de mes calepins. Celui dans lequel j'étale les détails de mes pensées. Ses doigts serrent la couverture cartonnée au point de la froisser. Je fais un pas, esquisse un geste vers l'avant de mon bras, comme pour récupérer ce qui m'appartient. Mais je bloque lorsque je réalise la froideur dans ses prunelles.
"C'est qui, ce Jungkook ?" demande t-il, de but en blanc.
Je déglutis.
"Ça ne te regarde pas."
"Je croyais que tu avais arrêté ces choses là. Junghyun me l'a assuré. Il m'a aussi promis que tu étais prêt à faire des efforts, mais de ce que j'ai pu observer depuis que je suis là, tu n'en as rien à faire."
Immobile, je l'observe reposer mon bien sur le bureau, avant qu'il ne saisisse un tas de feuilles. Là, je me crispe et me retiens de ne pas les lui arracher des mains.
"Et ça, c'est quoi, hein ? Encore tes pièces stupides ? Tu ne changeras jamais, Taehyung. Je ne te comprendrai jamais. Même lorsque je fais des efforts, qui, crois-moi, ne me plaisent pas, tu décides quand même de n'en faire qu'à ta tête."
"Redonne-moi ça." j'ordonne, en fixant le brouillon de l'écriture de ma pièce.
Il y a tout, là dedans. Ma créativité. Mon expérience. Un morceau de mon âme.
Et lui, il serre les feuilles de papier beaucoup trop fort dans ses mains.
Beaucoup trop fort.
Il va les abîmer.
"Est-ce que tu réalises comme c'est blessant pour moi, pour nous tous ? Quand est-ce que tu ouvriras les yeux et te décideras à faire un effort pour reconstruire cette famille ? Je vis à l'autre bout du pays, ta mère est détruite, tes frères et ta soeur n'ont plus de père, et tu continues de jouer les héros du théâtre, en plus de tes conneries avec des garçons à tout bout de champ !"
Ça y est.
Le ton monte.
Je savais que ça allait arriver. Inévitablement. Pourtant, l'aguille me fait quand même mal.
Je suis furieux. Ahuri d'entendre des propos pareils.
"Relâche ça !" je hausse le ton, avant de tenter de récupérer mes écrits. Mais il lève le bras en l'air, m'empêchant de les atteindre.
Je respire un coup en reculant de nouveau. La colère me dévore.
J'aimerais rétorquer, lui donner tord. Cracher le chaos qui éclate en permanence en moi. Mais je ne trouve rien de rationnel à lui dire. Rien qui définirait en entier ce que je peux ressentir face à lui.
Est-ce que ça veut dire qu'il a raison ? C'est vrai, c'est moi qui l'évite. Moi qui part au quart de tour, moi qui m'énerve toujours. C'est moi qui ne veut pas passer à autre chose. Moi qui prive ma famille de mon père. Moi qui les déçoit, toujours.
"Tu vas rester longtemps, à me fixer comme ça ?"
Je ne réagis toujours pas, touché par la violence de ses mots.
"Tu réalises, ça y est, tout ce que tu as causé ?! Je me suis retenu pendant des jours pour faire ces soit disant efforts ridicules, mais putain, qu'est-ce que tu peux m'agacer !"
Mes doigts tremblent. Le regard de mon père s'échoue sur les feuilles entre ses doigts.
Et soudain,
Il détruit mon monde.
Sans que je ne l'ai pu voir venir, l'ensemble de mon travail se fait écarteler d'un seul mouvement. Le bruit du déchirement des pages résonne dans mon crâne.
Non.
Une larme perle au coin de mon oeil.
Pas ça.
Tout sauf ça.
Sous mes pupilles dilatées d'horreur, il réitère son acte, arrachant à l'horizontale cette fois ci.
"Et ce truc, qui t'a toujours monté à la tête ! Tu préfères le théâtre à nous, à moi, pas vrai ? À chaque fois que je te propose gentiment un jeu de société, une activité de famille, tu montes t'enfermer dans ta chambre et tu écris toute la journée ! J'espère que ça t'apprendra les priorités."
Il s'apprête à déchirer encore une fois les morceaux de papier en deux, mais j'agis avant même que ma conscience ne le réalise. Je me jette vers l'avant, sentant mon cœur se faire marteler.
L'Étoile maudite en mon sein se meurt.
Elle crépite avant de s'éteindre.
J'attrape les morceaux qu'il reste dans ses mains. Je tire dessus, mais il force pour ne pas les lâcher. Et plus j'attire le papier à moi, plus il se déchire encore, se froisse, se craquelle sous mes yeux impuissants. Je pleure de l'intérieur.
Il ne peut pas faire ça !
Là dedans, il y a des mois de travail, des mois de passion. Cette passion qui traverse ma plume afin de se coucher sur le grain du papier. Il n'y a rien de plus significatif que cette pièce. Et voilà qu'elle se décompose sous mon regard.
"Redonne les moi !" je hurle, paniqué à l'idée que l'état des feuilles soit trop endommagé pour que je puisse récupérer les mots afin de les recoller les uns après les autres.
Mais les mots, ça ne se recolle pas.
Lorsque ça se brise, ça se perd.
C'est déjà trop tard. Des morceaux tombent et s'étalent sur le parquet. La pointe en moi s'exprime si fort que j'ai du mal à entendre ce qu'il se passe autour de moi. Il me semble que des pas s'engagent dans mon dos. Un membre de ma famille qui a dû être alerté par les cris, sûrement. Je me dépêche de tirer bien plus fort sur mes feuilles avant que quelqu'un ne tente de me faire lâcher ma prise
Il faut que je les récupère.
Je ne peux pas les perdre.
J'y ai mis toute mon âme.
Avec ma pièce, c'est une partie de mon cœur qui part en lambeaux.
Plus je force, tire, et plus mon père s'agace. Un mouvement de sa part, plus violent, me fait basculer sur le côté. Je tente de me rattraper, mais mon front rencontre brutalement le bord du sommier de mon lit. Une douleur fulgurante fuse dans ma tête. Les larmes aveuglent ma vision. Je mets un temps avant de me relever.
Deux mains se posent sur mes épaules.
Seokjin.
"Taehyung !! Tu vas bien ?"
Je le repousse, à bout, puis me remets debout. Je contemple le bazar dans ma chambre. Ça hurle dans tous les sens. Dix secondes se passent peut-être, où tout me paraît hors du temps.
"Qu'est-ce ce qu'il se passe ?!" s'affole ma mère.
Quelques uns de mes frères débarquent les uns après les autres, curieux.
Je me sens de trop.
Un filet liquide coule le long de ma tempe. Je passe mes doigts dessus, les reporte devant ma vision. À travers l'eau salé qui emplit mes orbes, la couleur rouge du sang se fait distincte. Merde.
Je ne réfléchis pas plus, avant de me diriger vers ma porte. Ma mère tente de me retenir, mais je l'esquive et me précipite dans les escaliers.
Il faut que je sorte de là.
Je vais étouffer, si je respire encore une seule seconde le même air que lui. Si je revois encore une fois ma pièce de théâtre, gisant sur le sol.
J'enfile mes chaussures sans même prendre le temps de faire mes lacets. J'essuie mes larmes de ma manche. Dans le mouvement, du sang s'étale sur mon pull.
J'ouvre la porte, et cours pour fuir cet endroit de malheur.
De loin, il me semble entendre Seokjin m'appeler, mais je n'y prête pas attention.
Une fois certain d'être assez loin pour ne plus être suivi, j'erre sans but dans les rues d'une ville déjà endormie. Je laisse les larmes couler. Mes reniflements sont amplifiés par le silence morne du quartier. Il est si vivant, de jour. Pourtant, de nuit, tout semble mort.
Combien, dans leur foyer respectif, pleurent, fuient aux toilettes, se font humilier, insulter, traiter comme des moins que rien ?
Je serre ma poitrine entre mes doigts, comme si elle pouvait se mettre à exploser.
J'ai perdu ma pièce de théâtre, je me répète en boucle.
La phrase se rembobine et me fiche un mal de crâne affreux.
J'ai perdu ma pièce.
Perdu ma pièce.
Tout ce que j'ai écris, perdu.
Perdu...
Mais soudain, d'autres mots, d'autres phrases me parviennent.
Une voix claire, apaisante, qui navigue sur le flot de mes eaux noires.
Des paroles prononcées, une nuit, sous les branches couvrantes d'un chêne.
"Perdre quelqu'un ou quelque chose n'est pas toujours négatif. Tu ne perds pas les bons souvenirs. Ils restent intacts. Tu as le droit de garder ces précieux souvenirs tout en détestant ce qu'ils sont maintenant. Je ne sais pas qu'est-ce qui t'a fait autant souffrir pour que tu aies si peur de perdre ceux qui t'entourent... En tout cas, moi, je ne partirai pas."
Jungkook.
"Je ne partirai pas, je ne partirai pas, je ne partirai pas..."
Mes pas me guident instinctivement. Il me faut déambuler peut-être une ou deux heures avant d'apercevoir sa maison.
Il fait froid, si froid. Ou est-ce moi, qui me congèle de l'intérieur ? Peut-être qu'un glaçon loge dans mon coeur. Une étoile peut se refroidir, je le sais.
Je passe ma main sur ma poche arrière, saisis mon téléphone, puis lui envoie plusieurs messages.
Réponds-moi, je t'en supplie.
Tout de mon corps me fait si mal.
Je m'avance sur le pavillon, et au moment où je me trouve sur le pas de sa porte, celle si s'ouvre.
Et alors je ne me retiens plus.
Plus jamais.
Ma tête s'effondre contre son épaule. Ses bras viennent immédiatement me soutenir. Je bredouille des paroles que j'oublie l'instant d'après, trop imbibé de l'affliction qui enserre mon coeur.
"Jungkook..."
Et pour la première fois, je fais la confidence qui me ronge depuis tant d'années.
"Je suis éteint."
**•̩̩͙✩•̩̩͙*˚ ˚*•̩̩͙✩•̩̩͙*˚*
Heyyy
L'interlude se termine ici ! Qu'en avez vous pensé, très sincèrement ?
Je vous avoue que j'ai beaucoup, beaucoup de mal à avoir confiance en cette interlude (sauf peut-être la première partie), et c'est ce qui m'a crée un énorme blocage et le fait que j'ai mis autant de temps à update, et que peut-être c'est moins qualitatif que ce que je fais d'habitude, en tout cas j'ai hâte de vos retours kghdlsh
J'ai tellement hâte de replonger dans l'univers de Jungkook, avec lui c'est si simple, ça coule tout seul, et j'ai tellement d'idées pour ce qui va suivre aaaaaahhhhkdhdkwjw :')
JE VOUS AIME PURÉE 💞 (Et merci pour les 27k <3)
À + ᥫ᭡
-Elise-
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