Chapitre 6 🎭
Chaeyoung est là, seule, assise au sol.
Au son de mes pas, elle relève la tête doucement. Derrière ses grandes lunettes, ses orbes me scrutent d'abbord avec recul, puis avec étonnement.
"Tu pleures... ?"
"Non." je murmure.
Pourquoi je ne pars pas ? Je ne devrais pas être avec elle, ni avec personne.
Alors pourquoi je me laisse tomber à ses côtés ?
Je suis exténué.
Mon bras droit touche le sien, et je soupire longuement. Je ne me sens pas triste, seulement vide à présent. De l'eau salé s'échappe toujours mais ce sont des larmes de vide.
"Pourquoi tu n'es pas allé au théâtre ?"
Voilà pourquoi je ne pars pas. Je lui ai fait du mal, c'est indéniable. Si je ne répare pas mon erreur, je ne vaudrais pas mieux que Heechul ou Taehyung. Et ça, ça m'est encore plus insuportable que de donner mes mots.
Taehyung...
Taehyung participe t-il vraiment au jeu ?
"Je- je ne voulais pas déranger." commence t-elle d'une toute petite voix. "Je m'entends avec personne, enfin je ne les connais pas. Ils ont tous l'air de bien s'entendre mais moi j'ai l'impression de ne pas exister. Et j'ai peur de... de-"
"Moi ?"
Elle acquiesce, honteuse.
"Je m'excuse." je souffle, et ces mots parviennent à radoucir quelque peu mon coeur. Ils me torturent depuis que j'ai vu la frayeur dans ses yeux. Frayeur qu'elle ne mérite pas. "Je ne voulais pas te faire de mal."
Je ne sais pas si c'est la nuit qui tombe à travers les fenêtres entrouvertes du couloir, ou la légère brise qui s'échappe de celles ci, mais je me sens bercé.
Peut-être aussi est-ce la lune, jaunie, dans un demi-croissant élégant, qui me force à relâcher ma garde.
Ou peut-être que c'est cette fille et ses yeux bleu-gris qui ne savent pas mentir. Je lis en elle comme dans un livre ouvert et ma lecture me paraît sécurisée.
L'atmosphère est onirique, et dans un rêve, on peut tout faire, on peut tout dire.
"C'est désagréable, pour toi, d'avoir l'impression de ne pas exister ?"
Nous regardons tous les deux les rayons orangés disparaître avec lenteur.
Elle hausse les épaules. Elle paraît plus détendue que tout à l'heure. Je ne lui fais plus peur. J'aimerais baisser ma garde aussi rapidement qu'elle le fait.
"Ça l'est pour tout le monde, non ? On a tous besoin de se sentir à sa place."
"Pourtant moi, je me sens à ma place quand je n'existe pas."
Nos paroles sont presque des murmures, elles résonnent dans le couloir vide et prennent tout l'espace. Elles se font le plaisir de s'éparpiller, de se faire entendre, réellement entendre. Pour une fois. Seulement une.
"C'est impossible."
"Pourquoi ?"
"T'as forcément besoin d'exister au moins pour quelqu'un, sinon ça te rendrait fou."
"Je ne me considère pas comme fou." je réplique.
"Tu n'existes pour personne ?" questionne t-elle, surprise.
"Euh... je ne crois pas, non."
"Ta famille ?"
"Ils m'ignorent."
"Des amis du lycée ?"
"J'en ai pas."
"Des amis en dehors du lycée ?"
"Hm... Yoongi. Il est mon seul ami. Mais je ne pense pas que j'existe pour lui. On se contente de jouer à des jeux vidéos."
Elle sort son téléphone et ouvre l'application Instagram.
"Alors laisse moi te faire exister. On peut exister pour quelqu'un dans le cadre d'une amitié. Tu peux exister pour moi, pour commencer, et inversement. T'as insta ?"
Je hoche la tête -vieille habitude- puis je saisis le téléphone qu'elle me tend. Médusé par ses paroles, j'y inscrit mon pseudo Instagram.
Alors laisse moi te faire exister.
Je lui rends l'objet, et nous restons assis, dans le silence.
Ai-je le droit même d'exister ?
Pendant bien dix minutes, aucun bruit ne vient transpercer la bulle féerique qui s'est forgée. Les pensées de Chaeyoung suivent la même onde que les miennes. Elles se calent les unes sur les autres et ne sont pas assourdissantes comme tant d'autres.
"Est-ce que tu sais ce qu'est le jeu ?" je lance comme une pierre dans l'eau.
"Le jeu ? Tu as parlé de gagner la dernière fois, ça a un rapport ?"
Je me redresse et détaille ses yeux pour y déceler le mensonge, la manipulation, mais je ne vois que la vérité et la curiosité sincère. Pure et dure.
"Oui."
Silence.
Elle attend des explications. Mais j'en suis incapable. Je veux qu'elle le sache pour qu'elle comprenne mon comportement de la dernière fois, et que mes excuses soient complètes. Mais si elle se faisait avoir par les filets et voudrait tenter sa chance à son tour ? Elle est la dernière personne que je veux voir comme participante.
"Tu peux me repasser ton tel ? Sur insta ?"
Intriguée, elle s'éxécute.
De mes pouces, je tape ce nom qui me fait habituellement trembler. Mais l'ambiance est si douce ici que le calme régit dans mes doigts.
@kooktalk_
"Je vais y aller. S'il te plaît, regarde que quand je serai parti. Et ne plonge pas avec eux..."
Sur ces mots, je quitte le couloir sous l'étude de son regard.
C'est étrange.
Je me sens léger.
Je crois que je me suis fait une amie, ma toute première amie.
***
Du poisson, des légumes, comme quasiment tous les soirs. Je ressens l'envie d'envoyer valser mon assiette.
Si je ne le fais pas, c'est sûrement parce que ma discussion avec Chaeyoung m'a apaisé. Je déteste l'avouer, mais depuis, je sens comme quelque chose qui prend place en moi. Quelque chose qui comble le vide. J'ai si peur de combler ce vide, mais pourquoi alors est-ce si agréable ?
"Maman, tu connais Tartuffe ?"
La surprise serait un euphémisme pour décrire l'expression de son visage.
Lorsque j'étais petit, je parlais beaucoup. En maternelle, j'avais de nombreux amis. Mais plus le temps avançait et plus je m'étais rendu compte que dès que j'ouvrais la bouche, personne ne me répondait en retour. Surtout ici. Dans cette famille, je parlais dans le vide. Alors j'ai appris. C'est ce qu'on fait quand on est enfant, non ? On s'adapte à tout. Je me suis adapté à eux.
J'ai clos mes lèvres, et n'ai dérangé plus personne. Mon silence à la maison s'est répercuté sur l'école. Je me suis tu là bas aussi.
Voilà pourquoi ma question, dans le trou béant et opaque de la salle à manger, fait un bond aussi bruyant.
J'ai du mal à concevoir moi même que je l'ai posé.
J'ai osé.
Ma mère hoche la tête. Je m'attends à ce qu'elle se contente de cette réponse, mais je ne suis pas le seul à surprendre ici.
"Nous étions allés voir cette pièce ensemble lorsque tu étais enfant."
Mes yeux s'écarquillent. Soudain, l'ambiance s'alourdit anormalement. Je ne comprends d'abbord pas pourquoi.
Ma mère a baissé la tête dans son repas, et mon père et ma soeur mangent également. Mais l'atmosphère n'est plus la même. Elle est anormalement dévorante.
Puis je comprends subitement lorsque je vois une goutte, une seule goutte d'eau précieuse s'échouer sur le rebord blanc cassé de son assiette.
Une deuxième. Puis des milliers de petites perles. Suis-je le seul à avoir remarqué sa pluie ?
Sa tête est tant baissée que je ne peux voir ses yeux. Mais l'eau qui s'y en échappe reflète leur couleur si singulière.
C'est de plus en plus dur de l'ignorer.
Soudain, elle se lève, cache ses yeux de la manche de son pull et murmure :
"Excusez-moi."
Puis elle s'enferme dans la chambre du rez-de-chaussée.
Ce n'est pas la première fois, ni la dernière. Ici, c'est régulier. Les gens pleurent, disparaissent, et reviennent. Je suis mortifié face à la place vide de ma mère. Face au dossier de sa chaise et son assiette à peine entamée.
Nous continuons de manger, avec la même lenteur, le même manque d'intérêt général. On dirait que rien ne vient de se passer. Les souvenirs s'effacent et un gros bloc de béton se construit dans mon cerveau pour bloquer les informations. Faire comme si tout était normal.
Les bouchées s'enchaînent et elle ne revient pas. Elle ne reviendra pas de la soirée, je le sais.
En observant bien, je crois voir les orbes de Sana s'embuer discrètement. Mais rien d'autre. Outre ça, le calme règne.
Le silence envahit l'espace et dévore tout sur son passage. Je fais attention à tenir ma fourchette avec délicatesse et à ne pas racler l'assiette avec. J'attrape les aliments avec minutie, et mes deux compagnons de table font de même.
Comme si le simple bruit d'une fourchette contre la céramique pouvait déclencher une explosion.
J'entends ma respiration, la leur. Et bientôt, la sienne aussi. Saccadée, un peu hasardeuse, douloureuse. Elle se veut discrète, mais j'entends ma mère.
Pourquoi ?
Pourquoi aujourd'hui je n'arrive pas à faire comme tous les jours ?
Le bloc de béton est fragile, et je le sens sur le point de céder. Comme un gigantesque barrage. Il empêche avec force et pression de faire couler mes pensées. Mais si ce barrage se brise, alors elles déferleront violemment à une vitesse insoutenable.
Il y a bien trop longtemps que je les retiens.
Il est fragile, mais aujourd'hui, il tient encore.
Nous débarrassons à trois, nous mettons la vaisselle dans l'évier à trois, nous nettoyons à trois, puis nous nous séparons chacun de notre côté, sans un mot.
Sur le perron de l'escalier, je reprends mon souffle. Puis je m'appuie sur la rembarde pour monter et disparaître à mon tour.
Yoongi : Tu peux jouer ce soir ?
Moi : Non j'peux pas. Je suis occupé.
Mon coeur se serre comme une éponge, et l'eau rouge qui s'en échappe à grande quantité va me faire déborder.
Qui sait, peut-être que maman m'entendra aussi pleurer cette nuit.
***
Vendredi matin, c'est avec les yeux bouffis et la tête lourde que je me réveille.
Plusieurs notifications sur mon téléphone arrivent à l'alléger un peu. Les mots de ma nouvelle amie retirent quelques grammes de plomb dans ma tête.
Chaechae_y : Bordel c'est dégueulasse !!?
Chaechae_y : Je comprends mieux pour la dernière fois... S'il te plaît, ne t'imagine pas une seule seconde que je puisse vouloir participer à un truc pareil. Tu n'as pas essayé d'en parler au directeur ou quelque chose comme ça ? Enfin, plus facile à dire qu'à faire, désolé, je ne suis pas d'une grande aide...
Chaechae_y : J'ai signalé le compte. Mais j'ai peur que ça ne suffise pas.
Chaechae_y : Je suis vraiment énervée. Et désolée.
Je souris malgré moi. Comment fait-elle pour être déjà si à l'aise avec moi ? Et pourquoi voudrait-elle m'aider ?
Jjk_1 : Ne perds pas ton temps, tu ne peux rien faire. Mais ce n'est pas grave.
Mes pouces tappent autre chose avec frénésie. Sans faire attention, mes doigts dérapent et le message s'envoit.
Jjk_1 : Ne m'aide pas. Je ne veux pas qu'on m'aide. Je ne mérite pas d'aide.
Je m'affole, et veut effacer le message, mais le petit "vu" s'affiche déjà en bas à droite, me narguant. Je la vois alors écrire à toute vitesse.
J'attends sa réponse avec appréhension. Par habitude, j'amène ma main à mon collier, mais je suis en tenue de nuit, et mon collier est sur ma table basse.
Chaechae_y : Personne ne mérite de rester seul. Tu ne peux pas dire ça. Qui t'a appris ça ?
Mes parents. Ma soeur. Heechul. Des centaines d'étudiants.
Chaechae_y : Combien de fois on te l'a dit pour que tu finisses par y croire ?
Ma tête s'alourdit à nouveau. Alors je coupe mon téléphone, et décide de me préparer à la place. Je dois occuper mon esprit le plus longtemps possible, alors je prends le temps de m'habiller, manger, enfiler mes chaussures, mon manteau, mon sac à dos.
Je me faufile en dehors des murs étouffants. Chaque jour, ils se resserrent un peu plus autour de nous. Mais c'est si léger qu'on ne le remarque pas. Comme la mer qui monte d'une lenteur à nous rendre aveugle. Et une fois qu'on se retrouve coincé sur l'île, personne ne l'a vu venir, et il est trop tard.
Mes mains trouvent leur poche, mon regard le sol et mes pensées la lune. Elle est encore brillante, haute dans le ciel. Elle me rappelle hier, et Chaeyoung.
Pour la première fois depuis mes onze ans, j'ai laissé quelqu'un entrer dans mon vide.
***
Les casiers sont grouillants, la pièce pleine à craquer. C'est pour cela que lorsque j'aperçois un petit papier dépasser du mien, je me précipite de le prendre entre mes doigts et de partir d'ici avec des mains tremblantes.
Sur le chemin, je croise Taehyung. Il s'arrête soudain dans sa marche et laisse une joyeuse discussion avec Jimin en suspension. Il me regarde moi d'abord, dans les yeux, puis la feuille dans mes mains, puis mes mains tremblantes.
Je ne le laisse pas le temps de dire quoi que ce soit que je m'échappe. Seul dans mon couloir favori, je m'assois. Je déplie le papier et la première chose que je remarque est qu'il n'est pas comme d'habitude. C'est un papier un peu jauni.
Je m'attends à voir cette écriture qui me donne envie de tout déchirer jusqu'à ma propre personne.
Mais ce n'est pas le cas.
L'écriture est soignée, droite, italique et avec de belles courbes.
Ça ne calme pas mon coeur, au contraire.
Je parcours la lettre, le coeur battant à tout rompre.
Jungkook,
Je me sens vraiment débile de t'écrire ça comme ça. J'aurais pu envoyer un message instagram, comme tout le monde. Ou j'aurais pu te dire les choses en face à face, mais premièrement tu ne m'aurais pas écouté. Et secondement, je n'aurais pas su dire les choses comme elles le sont.
J'écris bien, mais je parle si mal.
Je m'excuse sincèrement pour la dernière fois. Mes mots ont dépassé ma pensée, et je n'aurais pas du te crier dessus.
Je m'embrouille, excuse moi... C'est que je ne veux pas que tu penses... ça de moi.
Je suis au courant pour le jeu. Tout le monde est au courant, tu sais. Et je n'ai même pas pris en compte que tu pouvais te méfier de moi. Je suis si stupide.
Je veux tes mots.
Jungkook, je veux tes mots, mais pas comme eux veulent tes mots. Eux ne les veulent même pas, ils te les volent. Moi je veux seulement les saisir. Les garder pour moi et jamais je n'en ferais une monaie d'échange, un trafic quelconque. Tu n'es pas une machine de jeu ni un jackpot à viser, c'est ridicule.
J'aimerais parler avec toi comme avec un ami.
Est-ce que tu me laisses le droit de saisir tes mots ?
Je te laisse réfléchir, en espérant que tu seras là mardi prochain.
(Ps : encore une fois, je m'excuse)
Taehyung.
Mes lèvres forment un cercle parfait, de même pour mes yeux. Les informations s'entre-choquent dans tous les hémisphères de mon cerveau, comme des centaines de mini-balles de tennis qui cognent partout.
Je m'embrouille. Mes sens sont perturbés. Et je me torture. Je ne sais plus si je dois le croire, ou non, ou pourquoi pas, ou absolument pas.
J'ai déjà laissé entrer Chaeyoung.
N'est-ce pas trop d'un coup ?
Je veux tes mots.
J'ai l'impression de me faire avoir encore une fois. Combien de fois ma naïveté m'aura t-elle gâché ma vie ?
Mais pas comme eux veulent tes mots.
Parce que je crois que le pire dans tout ça, ce qui me fait réellement honte,
C'est que j'ai envie de lui faire confiance.
**•̩̩͙✩•̩̩͙*˚ ˚*•̩̩͙✩•̩̩͙*˚*
"Eux ne les veulent même pas, ils te les volent." Rahhh mais ptn Taehyung t'as tellement raison.
J'ai particulièrement aimé écrire cette lettre, parce qu'elle comporte ce que j'aimerais vraiment dire au Jungkook de cette ff.
Vous pensez que ça va se dérouler comment maintenant que Jungkook semble s'ouvrir (difficilement tout de même) un peu plus ?
J'ai trop hâte d'écrire la suite les idées que j'ai mon dieu ça me hype jfkdhflsjd
-Elise-
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