Chapitre 48 🎭
Le livre de ma mère qui se ferme. Le tapotis sur le clavier d'ordinateur de mon père qui s'arrête. Le plat qui se fait remuer. Le lit de ma sœur qui grince, puisqu'elle s'est redressée.
La boule dans mon ventre.
Je l'ignore, comme j'y arrive de plus en plus, et laisse en plan mon portfolio de Roméo et Julian. Je dois apprendre le tout dernier acte pour le prochain cours. Il y a tant de répliques qu'elles s'emmêlent et s'entremêlent dans mon esprit. Certains débuts de phrase s'affichent dans mon crâne avec la fin d'une autre, et j'ai l'impression de plonger dans un méli mélo de mots et de syllabes qui n'ont plus aucun sens.
Au final, je suis rassuré de devoir descendre pour manger, car je crois que je n'aurais pas supporté une seconde de plus à me forcer à apprendre quelque chose qui ne rentre pas. Je reprendrai quelques heures plus tard.
En attendant, j'en ai plein la tête, et je suis à fleur de peau. La sensation est précieuse, puisque rare. Bien que ce ne soit pas agréable, c'est un sentiment d'agacement qui ne me prenait jamais avant. Tout simplement puisqu'avant, il n'y avait que du vide. Alors maintenant, même si une émotion est négative, je l'accueille, parce qu'elle est souvent nécessaire. Nous ne sommes pas tristes, dégoûtés, ou en colère pour rien. Néanmoins, il y a une différence entre accepter ses émotions et les laisser nous submerger. Il ne faudrait tout de même pas que ça déborde.
Au fond, tout n'est qu'équilibre.
Lorsque j'enclenche la poignée de ma porte, ma sœur est déjà sur le point de descendre les escaliers. Il est dix neuf heures pile.
Je mets la table avec son aide. En même temps, je me mets à la regarder. Réellement la regarder. Ses cheveux bruns foncés, presque noirs, retombent sur ses épaules. Ils sont lisses sur le dessus et recourbés vers la fin. Son visage est impassible. Elle aussi, a des tics nerveux, comme moi. Comme cette manière continue de gratter la paume de sa main, ou d'enlever une mèche de cheveux qui s'est coincée derrière son oreille, comme pour être certaine de rester cachée derrière ce rideau de jais.
J'imagine son visage comme une scène de théâtre. Ses cheveux qui l'encadrent de chaque côté représentent les coulisses, les expressions de son visage sont tout ce qu'elle joue sur scène, montre au grand public, alors que son cerveau, bien au derrière, révèle tout ce qu'il se passe en dehors de la pièce, tout ce qu'elle est et qui n'est pas un simple personnage.
À table, et avec ma famille en général, c'est dur de regarder les autres dans les yeux, droit dans leur âme. Je me force à ne pas flancher, parce que je réalise qu'autant qu'eux, je suis du genre à ne pas remarquer leurs détails, à ne pas m'y intéresser.
Je ne suis pas mieux, au fond.
Nous nous installons à nos places respectives. Je suis toujours, toujours dos à l'entrée, la vue sur l'escalier au fond du salon. La couleur de ma serviette est toujours, toujours la même. Un rouge éclatant. Quand je le fixe, il me rappelle un peu la couleur des sièges en velours au lycée, face à la scène.
Ma mère nous sert. Je cherche à ne pas baisser le regard. Je parcours ses yeux bleus, si bleus et qui paraissent si fragiles, presque transparents, puis ses rides aux coins des yeux, des lèvres, et même de légères qui creusent son front. Je l'imagine sans cette angoisse permanente imprimée sur sa peau. Elle serait si belle.
Je la sens déstabilisée. D'habitude, nous plongeons tous nos yeux ailleurs, partout, sauf sur les autres ; dans l'assiette, au derrière, dans le vide, ça fuit, ça s'échappe, ça disparaît. Alors mon insistance n'est pas banale. Mais je n'arrive pas à la contrôler.
J'ai besoin d'être présent. De m'assurer que je suis bien ici, ancré dans le présent, ancré dans la vie, et pas putain de suspendu au dessus du vide comme ils le sont tous. Ça me fait peur, cette suspension. Une seule corde les retient, et elle s'effrite dangereusement au fil du temps.
Ce silence, c'est comme se donner une mort lente. Extrêmement lente.
Lorsque vient mon tour d'être servi, je ne laisse pas ma mère approcher le plat vers moi, mais j'apporte moi-même mon assiette pour lui faciliter la tâche. C'est un détail, mais je n'ai jamais fait ça. C'est une habitude que je brise volontairement et qui ne leur échappe pas.
La boule dans mon ventre est toujours là. Je dirais même qu'elle a grossi. Mais c'est étrange, parce qu'elle ne me retient plus tant prisonnier. Elle me force à agir, à vivifier mes mouvements. Et puis, c'est peut-être ces foutues répliques qui ne veulent pas s'infiltrer dans ma mémoire depuis ce matin, ou cet air un peu contrit qu'ils ont tous, comme si ma présence, trop bruyante, les mettait mal à l'aise. Je ressens soudain l'envie d'envoyer valser mon assiette, ou de prendre la spatule des mains de ma mère pour aller plus vite que cette lenteur extrême avec laquelle elle s'attelle à me servir.
J'inspire pour me calmer.
C'est étrange, d'avoir tous ces remous en moi, qui sont de moins en moins contrôlables.
Ma mère se rassoit après avoir fini, et dans le mouvement, ses orbes se sont relevées une nanoseconde pour rencontrer les miennes. Je crois que ma fixation l'a tant obstruée de bruit qu'elle s'est sentie obligée, qu'elle n'a rien pu faire d'autre que de réagir par ce réflexe physique que l'on a lorsque quelqu'un nous regarde ; celui de le regarder en retour.
Je replonge dans mon assiette, déçu que l'échange n'ait pas duré plus longtemps. Mais soudain, c'est du côté de Sana que le mouvement se fait, emplissant la pièce d'un peu plus de sonorités que d'habitude.
"C'était bien ta sortie hier, Jungkook ?"
Sa voix est douce, avec un brin de culpabilité mais aussi de... détermination. Il y a quelque chose qui a changé dans son attitude. Quelque chose de très, très légèrement plus assuré, et de plus ordonné. J'ose la regarder dans les yeux, et elle me rend mon regard, sans broncher, même si je vois que c'est dur.
"Hm. Taehyung m'a emmené voir une pièce de théâtre, c'était génial. Et impressionnant."
Elle détourne les yeux sur son plat, comme incapable de garder le contact visuel. Et je me demande comment se fait-il que moi, j'arrive à tenir aussi longtemps. Qu'est-ce qui a changé ? Je me sens plus apte à contrôler mon flot de parole sans avoir envie de m'enterrer après chaque syllabe prononcée. Les décibels ne me paraissent plus tant exacerbés, ou du moins, même s'ils le sont toujours, il doit y avoir un composant dans mes tympans qui s'est altéré, qui m'y a habitué.
Le bruit de Taehyung. La façon dont tu es toujours si vivant avec lui. Si confiant. C'est ça qui t'y a habitué, me souffle une voix dans un coin de ma tête.
"Quelle pièce ?" s'intéresse cette fois-ci ma mère.
"Juste la fin du monde. De..."
Merde, le nom de l'auteur ne me revient pas.
"Jean Luc Lagarce." complète t-elle.
J'aperçois un léger sourire qui remonte ses lèvres. J'en tremblerais presque de victoire. Alors je n'abandonne pas, je creuse.
"Tu l'as lu ?"
Elle acquiesce. Puis son visage s'assombrit, sans pour autant se départir d'une ouverture.
"Je... C'était un des livres que j'avais offert à... Somi, lorsqu'elle commençait à s'intéresser au théâtre. Je le lui avais emprunté pour le lire." souffle-t-elle, si bas et pourtant, ça résonne dans mon crâne.
Elle vient de parler de Somi.
Ma mère vient de parler de Jeon Somi.
Il lui faut une quantité d'effort impressionnante pour ne pas flancher, ne pas encore disparaître, ou simplement s'éclipser comme elle le fait certains soirs depuis toujours, lorsque le bleu cristal de ses yeux s'accroît et s'étale sur ses joues.
Cette fois ci, bien que quelques larmes menacent de se faufiler, rien ne déborde. La seule chose qui déborde, c'est la sonorité soudaine qui enveloppe notre tablée.
"Tu... tu as gardé ses livres ?"
Elle ne répond pas. C'est Sana qui prend la parole.
"C'est moi qui les ai. Il sont dans ma chambre." avoue t-elle. "Si... s'il te vient l'envie d'y jetter un œil, n'hésite pas."
Je hoche la tête, surpris par tant de conversation ce soir, surtout autour d'un sujet aussi sensible que celui de notre sœur.
"Merci..." je souffle.
Et c'est ainsi que se clôt le repas.
En remontant les escaliers, je laisse échapper mon souffle. Je n'arrive pas à savoir si je rêve, si c'est simplement mon cerveau qui amplifie tout, mais il me semble que les gestes dans cette maison sont moins morbides.
La porte de Sana, pour une fois, ne se referme pas entièrement derrière elle lorsqu'elle s'engouffre dans son antre. Une petite interstice indique que la voie est ouverte.
Que je ne suis pas rejeté.
Que je peux réellement venir examiner les anciens livres de Somi.
Je ne m'en sens pas capable ce soir, mais mon cœur se gonfle d'une bulle de confort.
C'est fragile, la paroi de cette bulle est peut-être fine et savonneuse, mais pourtant, elle n'éclate pas.
Je crois que je suis capable de faire changer les choses. De les impacter, eux, comme Taehyung l'a fait sur moi et mon silence.
Ça fonctionne comme des dominos, ce genre de chose.
Et c'est à moi de jouer le rôle de la pièce qui va basculer, et s'effondrer sur leur vide à eux.
***
"Ça va ?"
"À part les profs qui rabâchent que les examens arrivent à grande vitesse, ouais ça va plutôt bien. Et toi ?"
Je souris à la remarque de Yoongi. Mes professeurs ont la même manie, en ce moment.
"Pareil."
Depuis la dernière fois que nous nous sommes connectés ensemble, Yoongi et moi, nous avons échangé par message. Je lui ai tout expliqué, par rapport à Taehyung et sa visite imprévue à ma porte, à une heure si tardive. Ça m'a fait du bien de lui en parler, même par écrit. Yoongi a du mal à montrer du soutien émotionnel, alors il a surtout essayé de me proposer des solutions. Mais savoir qu'il faisait ça pour moi m'a déjà beaucoup rassuré, apaisé.
"Juste, Jungkook, avant qu'on commence à jouer je voulais te parler d'un truc."
"Comment ça ?" je demande, intrigué.
Mon regard se porte vers ma fenêtre, de laquelle je peux voir quelques étoiles scintiller. Avec la pollution de la ville, c'est faible, mais ça ne perd pas de sa magie. Une étoile ne peut jamais perdre de sa magie, de toute façon. Tant est il qu'il fait nuit noire, et je vais peut-être regretter cet appel tardif demain matin, lorsque mon réveil sonnera à six heures pour que j'aille en cours.
Tant pis.
"En fait, j'ai quelque chose à t'annoncer."
Mon attention quitte les astres pour revenir à mon bureau.
Quelque chose à m'annoncer... ?
Immédiatement, assis sur ma chaise de bureau, je redresse une jambe pour la passer sous ma cuisse. Ma main accroche mon collier, et le tortille.
"Je t'entendrais presque froncer les sourcils et paniquer." s'amuse Yoongi de l'autre côté de l'appel.
"Pas du tout, tu me connais très mal." je réplique avec ironie.
Je suis agréablement surpris qu'il me cerne aussi vite. Ce n'est pas pour autant que mon appréhension se calme. Mais je l'écoute, attentif.
"En fait, je veux d'abord te dire que t'es pas du tout, mais alors pas du tout obligé d'accepter, ok ?"
Cette fois ci, mes sourcils se froncent pour de bon. Que veut-il dire par là ? Lorsque je réalise qu'il attend une réponse de ma part, je murmure un faible ok.
"Et bien... Je ne t'en ai pas parlé parce que je ne voulais pas t'effrayer, et que je savais bien que tu accepterais jamais, mais je sais pas...En ce moment, j'ai l'impression que ça pourrait avoir changé. J'ai l'impression que tu as changé. En bien, je veux dire. Tu parais plus accessible. En fait, j'ai un voyage organisé avec mon lycée, dans le cursus où je suis."
Je commence doucement à voir où il veut en venir. Ça me percute de plein fouet. Mais dans l'incertitude, je préfère le laisser m'expliquer.
"Ce voyage..." commence t-il.
La chaîne de mon pendentif me cisaille le cou, puisque je tire dessus en continu.
Et la révélation tombe.
"...Il est à Gwangju."
Mon corps hésite immédiatement entre sourire de contentement, ou se recroqueviller comme un mollusque qui rentre dans sa coquille. Je tente de faire le tri dans ma tête, de percevoir ce qui vient de mes envies et ce qui vient simplement de mon blocage.
"Je sais que j'aurais beaucoup de quartier libre, surtout les soirs, alors je me suis dit qu'on pourrait se voir, pour une fois qu'on serait pas loin. Juste une fois, un petit truc, si ça te dit."
Je veux répondre quelque chose. La première chose qui est au bord de mes lèvres, c'est ; Non ! Je veux vomir ce mot par automatisme. Puis le silence s'étire, ma réflexion s'étend et je réalise que c'est simplement un réflexe qui s'est lancé en moi. Un mécanisme de défense qui devient maintenant un peu rouillé, si bien que j'en perçois les disfonctionnements, les failles pour me glisser entre et faire ce dont j'ai envie, sans qu'une petite voix me répète ces phrases étouffantes.
Jungkook, ferme là.
Tu ne seras pas assez.
Refuse.
Replie-toi sur toi-même.
Tu es ridicule quand tu parles.
"Je... Je peux prendre le temps de réfléchir, et te redire ?" je le questionne.
"Évidemment, Kook. Je crois que j'ai compris, tu sais. Que c'est pas si simple, pour toi. Je saisis pas vraiment, mais j'accepte. Essaie juste de me redire rapidement."
Un poids s'écrase sur mes épaules, tandis que mes pensées mènent une bataille infernale dans mon crâne.
"Merci."
On finit par commencer à jouer, mais le choix qu'il vient de m'exposer ne quitte pas mon esprit. J'essaie de me perdre dans le jeu, dans les gestes mécaniques qui occupent toute l'attention de mon cerveau et me font oublier le monde autour, transformant les heures en simples minutes.
J'y arrive, mais le poids sur mon corps ne me quitte pas.
Je veux accepter.
Oui, c'est ça, je crois que je le veux. Parce que Yoongi est mon meilleur ami. Parce qu'il est important pour moi, très important. Parce qu'il mérite que je passe au dessus de mes peurs pour lui montrer qui je suis, sans aucun écran pour réduire les mots en quelque chose de bien moins terrifiant que dans la vraie vie, que dans le face à face.
Et pourtant, il résiste au fond de moi cette part qui a peur de se montrer, de se délivrer à l'autre et de paraître peut-être trop ennuyeux, pas assez amusant. Trop silencieux, pas assez bruyant.
Trop moi même, et pas assez comme les autres.
**•̩̩͙✩•̩̩͙*˚ ˚*•̩̩͙✩•̩̩͙*˚*
Chapitre assez court par rapport à d'habitude ! Après les gros moments Taekook, c'est un peu un chapitre de transition qui se concentre sur ce qu'il se passe du côté de Jungkook. Il faut bien faire avancer l'intrigue iqfkshdkh
Qu'en pensez vous ? De ce repas en famille ? De cette discussion avec Yoongi ? A votre avis, y aura t-il une rencontre IRL Yoonkook ? 🤭
Jungkook, même s'il avance petit à petit, ne s'est toujours pas complètement délivré de son "blocage", comme vous pouvez le voir. Ce qui pour moi fait sens, car je me vois mal écrire ce personnage en le faisant guérir complètement, sans que ça n'ait de répercussions sur sa vie.
Pour moi Jungkook est un personnage qui ne guérit pas forcément (disparition complète de tous ses blocages comme si y avait jamais rien eu), mais qui fait résilience (qui apprend à vivre avec et à les gérer, en tentant de les atténuer), ce qui est bien différent et est souvent le cas pour la plupart des gens qui essaient d'aller mieux ! (Voilà voilà)
ILYYYYYY À PLUUUUUS (dans le bus (nan tais toi)) ♥︎♥︎♥︎
-Elise-
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