Chapitre 21 🎭
"Je le savais. Je vais tout lui dire."
Je me fais petit, remets mes cheveux en place, époussette mon pull et me baisse pour ramasser le chaos que notre baiser a crée au sol. J'ai l'esprit nébuleux, mais l'apparition du frère de Taehyung m'a fait l'effet d'une douche froide.
Et maintenant, je réalise.
Je viens de laisser Taehyung m'embrasser, me toucher, me désirer. J'étais contre son bureau et ses mains me pressaient. C'était doux et pressé. C'était dans la scène, ça ? Je ne crois pas avoir lu quelque chose de la sorte entre les didascalies.
"Junghyun, attends !" se précipite Taehyung.
Il tire violemment le bras de son grand frère par la manche pour le retenir, et le faire entrer dans la chambre de force.
"Ne fais pas ça ! S'il te plaît, je ferai n'importe quoi, mais ne dis rien."
Ce Junghyun le dévisage, puis son regard se faufile sur moi. Je tente de paraître le plus normal possible, je me redresse et déglutis. Il me contemple de haut en bas, lentement, puis se tourne à nouveau vers son frère.
"Et pourquoi je ferais ça ? Je n'ai aucune raison de garder le secret."
Je me sens de trop dans cette pièce. L'ambiance est lourde, pesante à mourir. Les orbes suppliantes de Taehyung me mettent mal à l'aise. Je ne l'ai jamais vu se plier à qui que ce soit. Junghyun m'effraie.
"S'il te plaît, Junghyun, je ferai tout ce que tu veux." l'implore Taehyung, la panique lui dévorant le visage.
J'ai du mal à suivre. J'ai l'impression de survenir en plein milieu d'une pièce de théâtre. Il me manque des morceaux, des scènes, des actes entiers. Je tente de disparaître dans le décor, de me fondre au bureau.
Moi qui était si confiant tout à l'heure.
"Tout ce que je veux ?" répète Junghyun, un sourire aux lèvres.
Il n'est pas moqueur, ni malfaisant. C'est un sourire triste, infiniment triste. Il déchire l'atmosphère en un arc de cercle. Ce genre de sourire qui fout les jetons.
"Ce que je veux, c'est que tu dégages de cette maison." claque t-il, la voix emplie d'une profonde rancœur.
Mon cœur loupe un battement, et je surchauffe. Ai-je bien entendu ? Mais je n'ai pas le temps de réfléchir d'avantage, Taehyung fulmine, récupère mon exemplaire de notre pièce, mon sac à dos au sol, la fourre dedans, et me le tend.
Sidéré, je ne fais rien pour le prendre, je n'avance même pas une main. Alors c'est lui qui me force à ouvrir mon poing, à mettre une des lanières dedans, et à le refermer.
"Sors." lance t-il avec véhémence, faisant chuter mon cœur au sol. Il s'écrase et m'énerve.
Je suis sous le choc. Je ne bouge pas. J'ai envie de pleurer. Je retiens tout juste une larme de couler. D'habitude, je ne pleure jamais.
Junghyun observe la scène, silencieux.
"Je t'ai dit de sortir, Jungkook." répète t-il.
Toute la douceur dans sa voix a disparu. Elle n'est plus qu'une eau plate et froide, mais je crois percevoir un relent, une petite vague, le mouvement de l'eau qui cogne contre un caillou.
Il y a quelque chose qui ne va pas.
"Je ne le répéterai pas." il me quitte des yeux, se concentre sur son frère. "Et toi, faut qu'on parle."
Junghyun rit et son rire me terrifie. Mes jambes m'obéissent enfin. J'ai du mal à croire qu'il y a quelques secondes à peine, les lèvres de Taehyung s'embrasaient contre les miennes. Je le sens toujours en feu, ce brasier. Mais la flamme, il suffit d'un souffle pour l'éteindre.
"Oh oui, il faut qu'on parle." s'amuse faussement Junghyun dans mon dos.
Le silence entend. J'avais presque oublié qui j'étais.
Il y a des choses chez Junghyun que je n'ai jamais entendu ailleurs. Une blessure profonde, une rancœur qui déborde, qui ravage, des idées claires et une ambition de fer. Un déchirement à l'intérieur de lui qui me répugne un peu.
Je passe la porte, en miettes. Je me contenterai de ces miettes. C'est ce que j'ai toujours fait, de toute façon. C'était idiot de croire que je pouvais être quelqu'un, et me contenter de plus.
Dès que je me retrouve dans le couloir, la porte se fait claquer derrière moi, et j'entends l'écho de leur voix tandis que je m'éloigne.
"Maintenant, dis moi ce que tu veux. Et fais pas le con, me demande pas l'impossible."
Je tréssaille en saisissant le ton de Taehyung. Un timbre surprenant, attaquant, que je ne lui ai jamais entendu. Je constate que je ne sais rien de lui, que ses personnages et ses sauts d'humeur ne sont sûrement que le fruit d'un jeu d'acteur. Est-ce qu'il jouait aussi lorsqu'il me désirait ?
Je repense à la citation, sur son instagram.
« Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. »
Quelle est la pièce que tu joues, Taehyung ?
Les escaliers se rapprochent. Les paroles se dérobent, baissent en intensité. Je ne peux pas faire autrement, je les discerne toujours, même à cette distance.
"Quelque chose d'impossible, hein ? C'est toi qui aurait dû te casser, pas lui ! T'as tout gâché, et je vois que tu regrettes même pas un peu. T'es dégueulasse." crache calmement Junghyun, la tessiture rêche et morte, une voix d'une amertume d'outre tombe.
Je me fige en haut des marches.
Silence.
Aucune réponse de la part de Taehyung.
Seulement du silence. À l'infini. Une dimension que je connais comme le fond de ma poche. Celle où les non-dits font tout partir en fumée. Celle d'un vaincu, qui accepte son sort, la mort dans l'âme.
Je ne veux pas me faire repérer à espionner. Alors je finis par descendre. En passant par le salon, je m'incline devant la mère de Taehyung. Elle me salue en souriant, puis son sourire s'évapore lorsqu'elle plonge dans ses papiers sur la table à nouveau. Elle marmonne dans sa barbe. "Même pas capable de raccompagner ses invités comme il le faut, celui là."
J'écarquille les yeux, déglutis, fixant le carrelage en rejoignant l'entrée. J'en ai plein les oreilles, plein les tympans, plein le cerveau, plein le cœur. Du bruit dans tous les sens. Ça remue, ça saccage, j'ai envie de chialer, là.
J'enfile mes chaussures et sors sans un mot. Fin d'après midi. La température a chuté. Je gèle alors j'accélère le pas. Les larmes coulent et je les laisse.
Je les laisse.
Je veux tout laisser. Sortir, je veux dire.
Maintenant, je veux laisser sortir.
Et je suis idiot d'avoir pensé être le seul à être seul.
La maison de Taehyung est vivante.
Elle l'est.
Bien sûr qu'elle l'est.
***
Bien sûr, je sens les pulsations de mon cœur dans ma nuque et dans mes tempes.
Mes parents me précèdent. Je les suis comme un condamné. Dans la voiture, pas un mot. Dans le rétroviseur, j'ai remarqué quelques coups d'œil furtifs. Ils semblaient chercher quelque chose au fond de moi. Dommage que je sache si bien cacher mes sentiments. Ils n'ont rien pu voir.
Ils se demandent sûrement pourquoi moi, cet adolescent si calme et discret, est convoqué chez le proviseur avec eux. Moi aussi, je me demande bien ce qui m'a pris.
Ou peut-être qu'au fond je le sais.
À l'intérieur de moi, ça remue de plus en plus, ça se bat et ça s'agite.
Sur le trajet, j'ai regardé le paysage défiler. Et dans chaque tableau de ville et de nature, je me suis mis à imaginer. Un monde dans lequel on m'aurait posé des questions, dans lequel on aurait fait attention à moi et où on m'aurait donné l'occasion de m'exprimer. Ça va ? Tu es sûr que ça va ? Pourquoi tu es convoqué, tu veux nous parler de quelque chose ? Enfin Jungkook, on ne détruit pas les affaires des autres comme ça, qu'est-ce qui t'as pris ?
Des questions de parents, quoi.
Les regards de côté, qui se croient fondre dans la discrétion, c'est bien plus tranchant. Ça pousse au bord du vide, les organes compressés. C'est plus dur d'essayer de deviner à quoi ils pensent, ce qu'ils ressentent. Colère ? Déception ? Empathie ? Inquiétude ? Peur ? Indifférence totale ?
Tant de choix, tant de possibilités dans l'inconnu qui me serrent la gorge.
Nous entrons dans le bâtiment de l'administration du lycée. Je fixe le sol, coupable.
On dit souvent qu'on ne peut pas atteindre l'absolu. Que ce soit la vérité, une notion, un état, la connaissance. Il n'y aura jamais d'absolu, de maximum, car il peut toujours y avoir davantage. Mais là, je crois que le silence s'en rapproche. Même nos pas sur la moquette ne résonnent pas. Ils l'effleurent et se posent dans l'intention de la discrétion. Au bord de l'implosion, sur le qui-vive.
La porte du proviseur est entrouverte. Il est dans ses papiers, tape sur son clavier. Il ne nous a pas entendu. Évidemment. Personne ne nous entend.
Mon père ose trois coups à la porte, attirant enfin son attention.
"Ah ! Bonjour, monsieur et madame Jeon." il s'incline sans se lever. "Je m'excuse pour cette convocation, mais nous avons à parler. Vous pouvez entrer et vous installer."
Je ne sais plus quoi ressentir. J'ai tellement envie de dire ce que j'ai sur le cœur. Un élan me prend, j'imagine la tête qu'ils feraient tous si je me mettais à crier, à conter tout depuis le début, le jeu, les mots pris, volés, arrachés à mon corps, la haine contre moi et la haine en moi.
Mais je n'en fais rien.
Néanmoins, c'est dans un coin de ma tête.
Nous nous asseyons sur les trois chaises en face du bureau. Mon père tout à gauche, ma mère au milieu, moi tout à droite. Je suis la cause de ce rendez vous, mais je me sens de trop.
"La semaine dernière, il y a eu un incident assez grave incluant votre fils." commence le directeur.
Je jette un coup d'œil au visage de mes parents. Aucune expression. J'ai envie de les secouer. Arrêtez. Par pitié, arrêtez d'afficher ce regard, ce regard où il n'y a plus rien, comme si on vous avait tout pris. Pourquoi il n'y a plus une âme ni une flamme en vous, et pourquoi fallait-il que votre silence se répercute sur mon éducation ?
Sur l'instant, j'ai envie de les détester. Mais au fond de moi, j'en suis incapable.
Je les aime sans trop y penser, en silence, et je les déteste à outrance, c'est assourdissant.
Le directeur expose son récit, la version de Junghwan. Celle où je me jette sur lui pour aucune raison, et où j'éclate son téléphone contre le carrelage. Je revois les morceaux de verre et le visage déformé de mon vis à vis, ses insultes. Espèce de connard. Y a un truc qui va pas dans ta putain de tête, hein, le muet ?
"Les parents de Junghwan ont exigé le remboursement du téléphone. Pour que ça reste une simple histoire de lycée, c'est sûrement ce qu'il y a de mieux à faire, sinon, il y a un risque de plainte."
Ma mère acquiesce, prend un temps avant de répondre. Sa voix me paraît en dehors d'elle, comme un automate qu'on aurait activé pour fourrer tout ce qu'il y a de vrai derrière.
"Nous rembourserons. Désolé pour le dérangement, ça ne se reproduira plus."
C'est trop. Beaucoup trop. Ça me brûle.
"Ne t'excuse pas." je lance, me sentant surchauffer.
Un brin de surprise la traverse.
Il est hors de question qu'ils assument la responsabilité de mon chaos. Je regarde le proviseur. Je fais du mieux pour paraître coupable, désolé, mais un air de défis s'incruste dans les rides de mon visage. Mince, je ne sais pas d'où cette attitude me vient.
"C'est moi qui m'excuse. Je ne recommencerai pas, mais..." je laisse échapper, et j'ai soudain envie de tout faire exploser autour de moi. "Mais pour ma défense, Junghwan m'a-"
J'en ai envie, alors pourquoi ça ne sort pas ?
Je perds toute crédibilité en une fraction de seconde. Et soudain, je luis de ridicule. Ma pulsion incontrôlée s'effondre en un souffle, comme un château de cartes. Mais qu'est-ce qui m'a fait croire que je pouvais ouvrir la bouche, et lâcher ça comme une bombe ? Les mots se perdent à l'instant où j'essaie de les assembler dans mon esprit.
Le proviseur s'intéresse.
"Oui ? Tu as quelque chose à ajouter ?"
Je fixe un papier sur le bureau. Je tente de déchiffrer l'écriture à l'envers sans y parvenir.
"Il m'a... cherché." je murmure.
La pièce est étouffante, merde.
"Qu'est-ce qu'il t'a dit alors, pour que tu réagisses ainsi ?"
Je fixe toujours le papier.
"Tu sais qu'en venir à la force n'est pas une solution. Si Junghwan t'a embêté, il aurait fallu me le dire au lieu de s'en prendre directement à lui. Maintenant, c'est trop tard."
Mes neurones cessent de fonctionner. Je n'irai pas plus loin. Tout se bloque. Et puis quoi ? Je pourrais dire, il m'a demandé de parler dans le cadre d'un débat en groupe. Il m'a forcé.
Mais à quoi bon ? Je me vois mal sortir ça. À priori, parler est le principe d'un débat. Alors je me tais.
J'accepte la punition pour mon silence.
Face à mon manque de réaction, le directeur se tourne à nouveau vers mes parents. Ses coudes se posent sur le bord extrême du bureau, le dos enfoncé dans son fauteuil à roulettes. Décontracté. Pour lui, c'est une affaire classée.
Je comprends. Il ne nous connaît pas, il ne peut pas savoir tout ce qui se cache derrière cette simple histoire de téléphone brisé.
Pourtant, il y a un de ses élèves au bord du vide, dans cette pièce.
Un sourire s'invite entre les rides de ses joues.
"Jungkook est surprenant, cela dit. Je me souviens avoir eu ses sœurs dans mon établissement... Le changement est drastique entre elles et lui."
Le bureau plonge droit dans le silence. Le vent à l'extérieur affronte mes oreilles, à peine discernable. Je percevrais presque le mouvement de l'air dans la pièce, les courants d'air et le souffle d'une bouche d'aération. Il n'y a plus rien que l'inapparent. La surface disparaît, figée. Tout est de fond.
Je tente de décrypter les visages des trois individus à mes côtés. J'en serais presque à soupirer. Un proviseur qui connait si peu ses élèves et leur fratrie. Je n'ai qu'une soeur, idiot. Mais je vois bien que quelque chose ne va pas. Putain, je ne suis pas stupide. Il y a cette atmosphère d'enclume qui s'abat, la même que lorsque l'un des membres de ma famille se met soudainement à pleurer sans bruit ni raison apparente.
J'attends qu'il se reprenne. Qu'il se corrige.
Non, j'attends que mes parents le reprennent.
Mais il n'en est rien.
Leurs traits se ferment. Le proviseur semble comprendre quelque chose.
"Excusez moi. Tant est-il que Jungkook est un élève particulièrement discret, mais très bon dans toutes les matières. Je ne m'en fais pas pour lui, mais si des actes de violence tels quels reprennent, je serai obligé de sanctionner."
Je tortille la chaîne de mon collier de manière inconsciente.
L'entretien se termine. Je ne peux refréner mes pensées sur ce à quoi je viens d'assister. Mais je couvre la donnée d'un voile. Il y a sûrement erreur, ou je me fais des films. L'intuition, elle, me chuchote quelque chose de drastiquement différent. Je ne l'écoute pas, pas tout de suite. Après tout, ça n'aurait pas de sens. Qu'est-ce que la mention de plusieurs sœurs aurait à faire dans notre famille ? Le proviseur a dû se tromper, mais peut-être que cela a remué des blessures encore ouvertes sur la fratrie de ma mère, ou même de mon père, ce qui expliquerait cette soudaine tension ? Une tante ou un oncle que je n'aurais pas connu ?
Ça y'est, je m'étale, et je repousse.
L'information reste dans un coin. Rangée dans un tiroir. Objet pas assez intéressant pour se pencher dessus, pas assez inintéressant pour le jeter.
On se dit :
Tiens, je garde ça, au cas où.
**•̩̩͙✩•̩̩͙*˚ ˚*•̩̩͙✩•̩̩͙*˚*
Chapitre pas si court, mais court par rapport à ceux qui je sortais récemment (ils font tjrs entre 2000 et 5000) je me voyais pas rajouter + d'éléments, et il me plaît comme ça :)
Alors, que pensez vous de cette phrase étrange du proviseur sur la famille de Jungkook ? Simple erreur (mdr bien sûr on y croit tous) ? Et de la réaction de Taehyung, sa relation qu'il semble avoir avec son frère/sa mère ? Des théories ? (J'adore ça 🕴)
Mangez bien et hydratez vous c'est important, à + <3
-Elise-
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