9. Kitashi (3/3)
*
Le futon d'Iwasaki était vide quand Kitashi regagna la chambre de l'hôtel au petit matin. Éreinté par sa colère plus que par sa virée, il se déshabilla avec des gestes maladroits, s'énerva contre son pantalon à pince qui refusait de libérer sa cheville et se glissa sous les draps. Il garda les yeux fermés, mais ne dormit pas. Sa rencontre avec Akusho repassait en boucle sous ses paupières, comme une vidéo que l'on rembobine à l'infini.
Le soleil ne tarda pas à se lever. Aux premières lueurs, Kitashi se réveilla encore plus fatigué que quand il s'était couché. Iwasaki était sur la terrasse, assis sur une chaise Zaisu. Les effluves du café qu'il tenait dans la main embaumaient la salle de vie de la chambre. Sa tête se tourna de trois quarts lorsque Kitashi le rejoignit, debout et habillé de son yukata. Il observa du coin de l'œil le profil de son collègue éclairé par le lever du jour. Peut-être aurait-il dû se forcer à admirer les premiers rayons se refléter sur l'eau de la rivière en contrebas, mais les traits fins et l'éclat presque nacré de sa peau l'en empêchaient.
« Bonjour, dit-il de sa voix du matin.
— Bonjour. »
Iwasaki lui adressa un léger sourire et porta la tasse à ses lèvres.
« Où étais-tu cette nuit ? demanda Kitashi.
— Je suis allé faire un tour. Tu sais, pour réfléchir. » Il rit, exactement comme le doux son d'un carillon. « On dirait un couple qui s'est disputé. Oh, merde, désolé. C'est pas ce que je voulais dire. »
Kitashi leva une main.
« C'est bon, ne t'inquiète pas. Si on se met à éviter tous les sujets qui touchent de près ou de loin au divorce, on ne va pas s'en sortir. J'ai un peu surréagi hier soir. Mais tu n'avais pas à fouiller dans mon passé comme ça.
— J'aime simplement savoir qui je côtoie. Tu voulais savoir pourquoi hier. Je te propose un truc : je te le dis et tu me racontes en quoi consistait ta mission. Pas besoin d'entrer dans les détails. Tu ne dévoiles que ce que tu veux. Marché conclu ? »
Kitashi soupira. Il s'assit à même la pierre de la terrasse, dos contre la rambarde, Iwasaki face à lui. Ce dernier, au lieu d'être assis en seiza, comme on le faisait traditionnellement sur une chaise Zaisu, avait étalé ses grandes jambes. Ses pieds nus s'appuyaient contre les piliers en bois.
« Je prends ça pour un oui, dit-il, et il reprit une gorgée de café. O.K. Alors, je suis allé remuer la merde parce que j'ai cru qu'on m'avait mis dans tes pattes pour que tu me surveilles. En gros, avant que mon ancien coéquipier ne canne d'une crise cardiaque, il m'a vu enfreindre les règles, si je puis dire. »
Au regard outré que lui lança Kitashi, il reprit aussitôt :
« Pas de trafic de quoi que ce soit, hein, je te rassure. Je ne peux pas te dire ce que j'ai fait, tu vas devoir me faire confiance sur ce coup-là. Je ne suis pas un ripou. Croix de bois, croix de fer. »
Kitashi croisa les bras contre sa poitrine. Le vêtement se tendit sur ses muscles imposants. Il passa en revue les fautes qui auraient pu mettre Iwasaki dans une mauvaise posture, mis à part le trafic de stupéfiants et la vente d'informations. Il dut mettre fin à ses réflexions sans avoir trouvé de réponse, car son collègue le poussa à parler à son tour. Ses épaules se soulevèrent et sa mâchoire se crispa. Que dire ? Que taire ?
« J'étais sous couverture au sein du Yamaguchi-gumi. » Iwasaki pâlit. « Depuis que Shinobu Tsukasa a la folie des grandeurs, il fait une fixette sur le trafic d'armes dans la région. L'une d'entre elles a tué une fillette. Un accident. L'affaire a été étouffée, mais j'avais un filon. On m'a laissé suivre la piste. Je suis resté membre de l'organisation pendant trois ans. » Il marqua une pause. Soudain, son dos le démangea. « Ça ne s'est pas passé comme prévu. Je croyais avoir mis un de leur gars, un haut gradé, dans ma poche, mais le type s'est retourné contre moi. J'ai reçu trois balles. Une pour chaque année de trahison. »
Les bras d'Iwasaki se posèrent sur ses genoux repliés et il pinça les lèvres. Sa tasse, qu'il tenait par l'anse, s'inclina presque à l'horizontale, menaçant de renverser le reste de la boisson. Il s'attarda d'abord vers la cime des arbres, l'air songeur, puis il darda Kitashi de l'un de ces regards qui l'électrisaient sans même que leurs corps ne se touchent. La sensation partait du cœur pour se répandre délicieusement dans le reste de son être. C'était dangereux. Kitashi se racla la gorge et baissa les yeux.
« Je suis désolé. Ça a dû être difficile, déclara finalement Iwasaki.
— C'était de ma faute. J'avais baissé ma garde. Celle qui a le plus souffert dans cette histoire, c'est Akiko. » L'image de son ex-femme à son chevet d'hôpital, Eiji sur les genoux, surgit sous ses paupières lorsqu'il cligna des yeux. Il enfouit aussitôt le souvenir douloureux.
— C'est pour ça qu'elle a demandé le divorce ? Parce qu'elle s'est rendu compte qu'elle ne pouvait pas supporter que son mari soit tout le temps en danger ? C'est plutôt courant, tu sais. Je crois que c'est ce qu'il s'est passé pour un gars des stups' l'année dernière. »
Kitashi secoua la tête.
« Non. Akiko savait dans quoi elle s'engageait, même si elle m'en a beaucoup voulu d'être parti aussi longtemps. Je les ai laissés seuls, elle et Eiji. J'ai tout raté : ses premiers mots, ses premiers pas, ses premiers dessins. J'aurais dû être là, mais cette enquête... Elle m'obsédait. Pour finir, je me suis fait avoir comme un bleu. Quel abruti. »
Il rit de sa propre stupidité. Une secousse sèche le parcourut.
« On fait tous des erreurs, murmura Iwasaki.
— C'est vrai. Certaines sont plus graves que d'autres. Un peu comme les secrets. »
Pendant un instant, l'expression sereine d'Iwasaki se crispa. Sa peau perdit un peu de la rougeur que lui avait prodiguée la chaleur du café. Il se passa une main sur le visage, puis dans ses cheveux ébouriffés, et ce que Kitashi avait cru déceler s'était envolé. D'une voix traînante, Iwasaki demanda :
« Et toi alors, tu ne me cacherais pas où tu es allé hier soir ? »
Kitashi grimaça à cause de la bile qui remonta dans sa gorge. Il fallait que son coéquipier soit mis au courant de ce qu'il avait découvert. Ce qui l'ennuyait plus, en revanche, était de lui dévoiler comment il avait obtenu ses informations.
« Je suis allé au temple de Saihō-ji, endroit d'où venaient les moines qui ont découvert les corps dans le tombeau. Tu avais raison, la tête masquée était bien sortie de sa boîte. C'est eux qui l'ont remise dans sa boîte. »
Iwasaki, loin de tirer la satisfaction de son analyse qui s'était révélée correcte, sourit d'un air malicieux.
« Tu veux me faire croire que les moines t'ont accordé un rendez-vous au beau milieu de la nuit en plus d'avouer avoir falsifié une scène de crime ? Avoue, tu y es allé en douce, hein ? Tu rougis, c'est adorable ! »
Sa réflexion ne fit qu'échauffer d'autant les joues de Kitashi.
« Oui, je suis entré sans invitation. Ce n'est pas ce que j'appelle y être allé en douce.
— Peut-être pas. En tout cas pas jusqu'à ce que tu entres », déclara Iwasaki avant de se figer une seconde.
Il se tendit à nouveau quand Kitashi reprit la parole. Il mit sur le compte du café le comportement étrange de son interlocuteur.
« Je ne l'aurais pas fait si je n'avais pas vu les prêtres du sanctuaire d'Itou entrer aussi pour se réunir sans doute. Je voulais en apprendre plus. C'est là que je suis tombé sur ce jeune moine, Akusho. »
Iwasaki leva un sourcil.
« Celui qui ne tenait pas en place et qui n'arrêtait pas de marmonner, ajouta Kitashi.
— Ah oui ! Il n'arrêtait pas de dire que ça empestait le sang. Traumatisé, le pauvre garçon. C'est compréhensible, vu le carnage qu'il a trouvé avec ses petits copains.
— Et bien ses petits copains lui ont ordonné de remettre la tête dans sa caisse. Il a parlé d'une personne qui lui a demandé de tuer, mais je n'ai pas réussi à comprendre de qui il s'agissait. Le garçon est un peu dérangé. Il m'a fait penser à Ashigaka quand on l'a trouvé chez lui.
— Oh, attends une seconde, s'exclama Iwasaki, une paume vers son collègue. Tu penses que c'est à cause de l'artéfact ?
— Possible. Je n'en sais rien. C'est Kurotani l'experte de ce genre de choses, mais on ne peut pas lui demander de nous aider. C'est trop dangereux.
"Tu as pu parler à Itou ? Comment elle va ?"
Kitashi fut surpris par l'ardeur avec laquelle Iwasaki exprima sa demande. Il n'avait pas mentionné la présence de la jeune fille au temple la veille au soir, mais il avait dû faire le rapprochement.
"Non, je n'ai pas pu l'approcher, mais ne t'inquiète pas, elle s'en sort très bien toute seule."
Le téléphone de Kitashi vibra sur la table. Iwasaki se dévoua pour se lever et apporter l'appareil à son propriétaire. Ce dernier avisa l'écran.
"C'est Itou !"
Sans hésiter, Kitashi lui arracha le téléphone des mains.
"Allô ?
— M. Minobe ? Oh, comme je suis contente que vous répondiez !"
Ce n'était pas la voix de Kurotani. Plus mature et grave, c'était celle de sa sœur, Aoi. À l'autre bout du fil, elle étouffa un sanglot.
"Quelque chose ne va pas ?
— C'est Itou... Personne ne l'a vue depuis hier soir et je viens de trouver son téléphone." Aoi reprit une respiration chevrotante. "Quand je l'ai déverrouillé, je suis tombée sur votre numéro. Elle devait être sur le point de vous appeler. Par les Dieux, j'espère qu'il ne lui est rien arrivé !"
Cette fois, elle éclata en sanglots. Kitashi, lui, eut envie de vomir.
"Où êtes-vous, mademoiselle Kurotani ?
— Au temple Saihō-ji. Vous allez m'aider à la retrouver, n'est-ce pas ?
— Oui, ne vous inquiétez pas. Pouvez-vous me donner votre numéro de téléphone ?"
Il mima un stylo avec sa main libre, lequel atterrit entre ses doigts. Une fois le renseignement noté, Iwasaki posa son bloc-notes sur la table.
"C'est noté. On arrive tout de suite, ne bougez pas. Et n'appelez pas la police, on se charge de tout."
Il raccrocha. Ses mains tremblèrent lorsqu'il posa son téléphone à côté du bout de papier annoté. Iwasaki s'était approché, si près de lui que leurs épaules se frôlèrent.
"Qu'est-ce qui se passe ?
— C'est Itou. Elle a disparu."
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