8. Jun (1/3)
Autant appeler un chat un chat : cette fille avait de la classe. Surtout que Jun s'y connaissait en félin, pour en être un lui-même. Mais pour en revenir à la silhouette longiligne qui les fixait d'un air tranquille, il ne comprit pas pourquoi elle provoqua une réaction aussi brutale sur ses deux compagnons.
Certes, il y avait quelque chose d'impressionnant chez elle. Elle avait beau, à vue de nez, ne pas dépasser Itou en taille, son attitude posée et sa tenue branchée lui conféraient une sorte d'aura. Ses traits fins ne transmettaient aucune animosité, même si son visage fermé n'invitait pas à se jeter dans ses bras. C'était d'ailleurs le contraire. Ce petit bout de femme, avec son jean ample et déchiré, sa veste bomber et son bonnet rouge, inspirait avant tout le respect. L'impression venait peut-être de la vieille lueur qui éclairait à peine ses yeux noirs que Jun aperçut en s'approchant plus avant.
Comme si la situation dans le tombeau s'était inversée, Kitashi saisit l'avant-bras de Jun pour le tirer en arrière. En captant son mouvement, la femme riva ses pupilles sombres sur lui et hocha la tête en signe de salut.
« Qui êtes-vous ? »
Jun s'était apprêté à poser l'exacte même question, l'animosité en moins. Il délaissa l'inconnue et son chauffeur pour inspecter un Kitashi sur les nerfs. Avec ses mâchoires contractées et le bras tendu pour protéger Itou qui n'en menait pas large. Jun était partagé entre le sentiment d'une proie qui se tenait prête à prendre la fuite et un chasseur attendant le moment opportun pour se jeter sur sa cible.
La femme pencha la tête vers l'avant et balança son poids pour quitter l'appui de la carrosserie et se redresser.
« Bonsoir, inspecteurs. Kurotani », dit-elle en s'adressant à Itou avec un léger hochement de tête. Jun craignit un instant qu'elle ne défaille quand l'inconnue prononça son nom. « Je n'irai pas par quatre chemins : vous feriez mieux de laisser tomber cette affaire. Dans votre intérêt à tous les trois.
— C'est toujours plus poli de menacer les gens après s'être présenté », commenta Jun avec un sourire carnassier.
Le chauffeur, dissimulé par la fourrure qui encadrait la capuche rabattue sur sa tête, pouffa d'un timbre guttural. De la fumée s'échappa de la capuche. Son trait d'esprit ne toucha néanmoins pas la femme.
« Je ne suis pas là pour me présenter, mais pour vous prévenir. Oubliez ces histoires de démons et de fantômes. Tenez-vous-en aux faits et bouclez l'affaire. Vous ne tarderez pas à recevoir les résultats d'analyses de votre équipe scientifique qui vous confirmera que les traces de morsure sur les corps mutilés appartiennent bien au jeune Kushiyoko. Le professeur Ashigaka s'est défendu en lui assénant un coup à l'épaule et a réussi à s'échapper. La violence de l'attaque et le traumatisme l'ont rendu dément. Fin de l'histoire.
— Vous savez beaucoup de choses », cracha Kitashi qui montrait maintenant les dents.
Jun siffla d'admiration. C'était à se demander qui était l'animal ici.
« J'en sais définitivement plus que vous. Je sais aussi que si vous vous obstinez à fouiller dans des affaires qui ne nous regardent pas, vous en payerez le prix.
— Ça, c'est une menace.
— Même pas, répliqua lentement la femme. La dernière chose que je veux, c'est que des innocents soient impliqués. »
Le chauffeur, le bras toujours ballant contre la portière, grogna et son bras craqua quand il moulina son poignet, à peine visible sous l'épais manteau qu'il portait.
« Pas si innocents que ça, si tu veux mon avis. Ils ne le sont jamais », grommela-t-il.
La jeune femme roula des yeux.
« Alors disons que je ne souhaite pas que des personnes non concernées pâtissent de cette histoire. »
Finalement, Kitashi opta pour l'option du chasseur, car il s'avança d'un pas déterminé vers leur interlocutrice.
« Vous aurez tout le temps de nous raconter votre histoire en salle d'interrogatoire. Vous êtes en état d'arrestation. Iwasaki, fais sortir l'autre de la voiture. »
Ce dernier haussa les épaules et répondit par un « O.K. » allègre, avant d'ajouter à l'adresse d'Itou :
« Va dans la voiture. »
Elle décampa comme un lapin.
Jun n'était cependant pas le plus détendu du groupe, car un éclat de rire contenu secoua l'homme au volant du van. Le moteur du véhicule n'était même pas allumé. Pas très malin s'ils planifiaient de s'enfuir. Au cas où, Jun posa sa main sur son arme de service.
« Les mains en l'air, ordonna Kitashi en pointant la sienne en direction de la femme.
— Je ne ferais pas ça si j'étais vous, déclara le chauffeur de sa voix de ténor qui détonnait avec la silhouette fine qu'on devinait sous son vêtement.
— Et vous, mon pote, descendez de votre bolide. Les mains en évidence si c'est pas trop vous demandez. »
Sans cesser de se gausser, l'inconnu s'exécuta en levant lentement les bras au-dessus de sa tête. Les manches de son vêtement se plissèrent sur ses coudes, découvrant un poignet squelettique et une partie de l'avant-bras blanc qui se divisait en deux branches courbées, exactement comme... des os.
« Putain de merde » furent les seuls mots que Kitashi eut le temps de prononcer avant que la femme ne s'empare du canon de son arme à feu et qu'elle passa sous son bras tendu avec une vitesse impressionnante. Elle agrippa Kitashi dont le corps entier bascula vers l'avant. L'inspecteur atterrit lourdement sur l'asphalte en expirant bruyamment.
Ni Itou ni Jun n'eurent pas l'occasion de réagir alors que le pistolet se collait sur la tempe de Kitashi. Un genou à terre, la femme le tenait d'une main ferme, le cordon de sécurité qui reliait l'arme à son étui tiré au maximum.
« Je te conseille de poser ton jouet », dit le chauffeur à Jun en désignant son arme de son menton blafard. Avant qu'une balle ne se loge dans la tête de ton pote.
Jun ne bougea pas. Seuls ses yeux faisaient des allers-retours frénétiques entre Kitashi, immobilisé et furieux, et le bout de crâne qu'il apercevait sous le tissu de la capuche. La mâchoire sans lèvres aux dents apparentes semblait lui sourire avec sadisme.
« Putain, mais vous êtes quoi ?
— Aaah ! Quelle bonne question ! s'exclama le monstre. Très bon choix de mot !
— On n'a pas le temps pour ça », coupa la femme.
Elle posa l'arme au sol, se leva et remonta dans la voiture.
« Vous êtes prévenus, maintenant, déclara-t-elle de l'habitacle plongé dans l'ombre. Si cela vous indiffère de mourir, pensez un peu à la fille.
— Tu me diras, on ne se plaindra pas si un potentiel futur exorciste crève. Allez, salut, inspecteurs », déclama le monstre.
Les os de ses doigts se déplièrent pour jeter le reste de son mégot sur le béton. Le van démarra en trombe avant de disparaître sur la pente qui rejoignait la ville.
Jun les tint en joue et hésita à tirer dans leurs roues. À quoi bon ? Pour qu'ils descendent de leur van, énervés, et viennent les massacrer ? L'idée n'était pas brillante. Surtout qu'elle incluait de révéler ses talents de pyromane à Kitashi. Mais ce scénario n'était possible que dans l'hypothèse où ils sortaient vainqueurs de l'affrontement. Et, Jun devait bien l'admettre, après avoir vu la petite démonstration de miss Bonnet Rouge, il n'était pas certain que l'issue du combat soit celle espérée.
Démotivé par la raclée qu'ils venaient de subir, il abaissa son arme et aida Kitashi à se remettre debout. Ce dernier saisit la main tendue sans hésitation. Aurait-il eu la même réaction s'il connaissait la vérité ? Jun n'en était pas si sûr. Imaginer son coéquipier, non, son ami, le regarder avec la même expression qu'il avait en dardant la femme du van lui lacérait les entrailles.
« C'était quoi, ça ? tonna Kitashi en époussetant son pantalon.
— Le type au volant, j'ai vu son bras. » Il hésita sous les yeux inquisiteurs de Kitashi. « C'était que des os, là-dessous.
— Tu veux dire que ses bras n'étaient que des os ? »
Jun haussa les épaules.
« Ch'ais pas trop. C'était peut-être juste une prothèse.
— Ou un Gashadokuro », affirma Itou.
Jun bondit si brusquement pour se retourner qu'Itou poussa un petit cri. Il relâcha d'un seul coup l'air dans ses poumons pour se détendre. Il s'apprêtait à s'excuser pour l'avoir effrayée, elle qui avait assisté, non seulement à la mise à terre la plus humiliante de toute la carrière de Kitashi, mais aussi à leur impuissance la plus totale à se défendre, mais celui-ci le devança.
« Qu'est-ce que c'est, un Gashadokuro ? »
Jun ne savait pas non plus de quoi il s'agissait. Même s'il était lui-même un yōkai — le terme lui arracha une grimace, il détestait se déterminer ainsi —, il ne l'était que depuis peu, comparé à la quasi-immortalité inhérente à sa condition. Il n'avait donc qu'une connaissance limitée de ce monde qui vivait en parallèle avec celui des Hommes et il ne s'y mêlait qu'à de rares occasions. À vrai dire, il n'avait eu qu'une poignée d'opportunités de rencontrer d'autres démons. Chacune d'elles lui avait laissé un souvenir amer. Son affrontement avec la kitsune en faisait partie, tout comme l'altercation qui venait de se produire.
Itou croisa les bras sur sa poitrine, comme parcourue d'un frisson.
« Ce sont les esprits qui prennent la forme d'un squelette, dit-elle. D'après les légendes, ils sont immenses, bien plus grands qu'un homme. Ils sont créés à partir de... (elle déglutit) des os de victimes de batailles ou de famine qui n'ont pas été enterrés. »
Jun retint un tremblement. Et dire qu'il se trouvait terrifiant, avec sa corpulence plus importante qu'un chat domestique avec ses deux queues.
« Celui-là avait une taille plutôt normale, commenta-t-il d'un ton léger, tant pour calmer son trouble que pour le dissimuler.
— Et la fille ? »
Itou haussa les épaules.
« Je n'en sais rien. Elle m'a paru plutôt humaine.
— Mis à part le fait qu'elle ait réussi à contrer une ceinture noire de taijutsu taillée comme une armoire à glace ? »
Elle grimaça et Kitashi lança une œillade glaciale à Jun.
« Quoi ? C'est la vérité », répliqua ce dernier.
Mais il comprit, au discret signe de tête de son coéquipier qui désigna Itou, qu'il n'était pas en colère à cause de sa remarque piquante.
La jeune fille frissonna, fourra finalement les mains dans les poches arrière de son jean. Jun comprit qu'elle venait de réaliser que ni Kitashi ni lui n'étaient invisibles, au contraire.
Même si les règles du jeu devenaient aussi obscures que leurs connaissances des yōkais, pour Jun, la situation était des plus limpides. Il ne connaissait que trop bien Kitashi pour savoir que les deux inconnus avaient commis une grave erreur en leur intimant de cesser de remuer la merde. L'inspecteur Kitashi, c'était un peu comme cet enfant rebelle à qui, plus on ordonnait d'arrêter de faire des bêtises, plus il allait persévérer dans la voie de la désobéissance. Il n'y avait qu'à voir les traits crispés de son visage carré, la ride du lion entre ses sourcils, plus présente que jamais — car elle ne le quittait jamais vraiment — mais surtout le regard dur qu'il plantait sans pitié dans celui de Jun. Il mourrait d'envie de hurler, Jun en était certain, mais il ne pouvait pas se le permettre devant Itou. La défaite lui rongeait les boyaux, l'injustice lui retournait la tête. Jun le savait, car c'était exactement ce qu'il ressentait à ce moment même.
Jun hocha la tête, bien conscient de la conversation silencieuse qui se déroulait entre eux. Pas question d'abandonner l'enquête. Seulement, ils devaient régler quelque chose avant de s'enfoncer dans les eaux troubles de cette affaire.
Comme un seul homme, ils se tournèrent vers Itou, qui leva à son tour une moue suspicieuse, ses yeux volant frénétiquement de l'un à l'autre des inspecteurs.
« Pourquoi vous me regardez comme ça ? »
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