7. Kitashi (2/3)
Le lendemain matin, Kitashi était absolument persuadé que cette excursion était une très mauvaise idée.
Si son sens du devoir ne lui criait pas sans cesse qu'il devait découvrir le fin mot de cette histoire de femme qui se transforme en renard, il ne se serait sûrement pas levé. Mais son enquête attendait qu'il découvre la vérité, quelle qu'elle soit.
Il rabattit les couvertures de son futon et, assis en tailleur, il se prit la tête dans les mains pour chasser ses pensées parasites. Il avait passé une bonne partie de la nuit à cogiter pour s'endormir vers deux heures du matin avec la conclusion sordide de ses pensées : il préférait qu'à la place d'une sorte de démon-fantôme, le véritable assassin de Hamanaki Yuriko et Tadashi Fushigui soit bel et bien le jeune Kushiyoko. Quel genre d'inspecteur était-il devenu pour souhaiter une telle chose ?
Ses pieds nus le trainèrent jusque sous la douche. L'eau froide lui fit du bien, elle lui permit de remettre ses idées en place. Il était inspecteur de police, seule la vérité lui importait, tout autant que les faits, point à la ligne.
Tout en frottant ses courts cheveux à l'aide d'une serviette, il rassembla les vêtements de la veille qu'il avait envoyés valser aux quatre coins de la minuscule pièce de vie. Il trouva le pantalon près de la cuisinière, la chemise sur le sol en tatami avec la cravate et les chaussettes dans la petite pièce couplée à l'entrée qui lui servait de rangement pour son matériel de peinture. Kitashi y risqua un coup d'œil. Le chevalet, vide de toute toile depuis qu'il avait emménagé, évoquait un corps laissé si longtemps à l'abandon qu'il n'en resterait plus que le squelette. Sur un tabouret, les pinceaux encore tâchés de peinture indélébile pour la plupart étaient rangés dans des pots en verre, eux aussi colorés par les séances de création, aussi lointaines fussent-elles. Et derrière, à peine dissimulées par le matériel, des toiles. Elles étaient poussiéreuses, depuis le temps. Kitashi passa le bout de ses doigts sur la texture rugueuse de la tranche en lin. Il savait parfaitement ce que représentait cette peinture. Il en avait tracé les moindres lignes, fidèle au souvenir qu'il avait de ses dessins d'encre dans la chair qu'il avait lui-même caressée du bout des doigts. Des aplats de noir, là, une main recouverte d'un élégant tigre sortant d'un nuage tout en ombres, ici, des figures de monstres menaçants et des créatures sensuelles et mortelles dansant entre deux omoplates. Autant d'éléments du folklore shintoïste qui lui paressait alors s'arrêter à l'influence qu'ils avaient eue sur les arts, et voilà à présent qu'il s'apprêtait à admettre que ces monstres étaient bien réels, et potentiellement impliqués dans une affaire de meurtre.
Un frisson le parcourut. Sa main libre caressa ses omoplates. Kitashi ne possédait pas de miroir, car il ne pouvait pas supporter de voir l'encre qui tatouait son propre dos de motifs si similaires à ceux du tableau. Lui aussi portait les marques de ces démons ancestraux, même s'il parvenait la plupart du temps à les oublier. Mais quand ses doigts effleuraient les cicatrices des deux balles qui lui avaient traversé le plexus et la jambe, lorsqu'il enfilait ses vêtements ou prenait une douche, le passé l'attrapait par la gorge et la serrait comme pour l'étrangler. Comme si ses pensées avaient pris possession de ses gestes, la main qui parcourait le haut de son dos remonta pour descendre sur l'avant de son torse, là où la chair était boursouflée sur quelques centimètres à peine. Il sursauta lorsque son téléphone sonna deux coups pour l'avertir de la réception d'un message. Encore dans les méandres lourds et flous du passé, Kitashi avisa l'écran posé à même le tatami. Le petit encadré de son écran de verrouillage affichait le nom d'Iwasaki suivi de son message :
« Je suis chez la gamine. Si tu ne te ramènes pas ici à l'heure, ne compte pas sur moi pour t'attendre. Et amène le petit-déj ». »
Kitashi vérifia l'heure : il n'était que huit heures.
« Toi et tes idées à la con », marmonna-t-il en enfilant une chemise qui trainait sur le dessus de sa commode.
Il se dépêcha de se brosser les dents, mais hésita devant le flacon de parfum qui trônait sur l'étagère au-dessus de l'évier. Il grogna, agacé de réfléchir autant pour si peu et s'aspergea, peut-être un peu plus que d'habitude.
Une heure plus tard, Kurotani lui ouvrait la porte. À vrai dire, il n'eut pas le temps de voir plus que ses cheveux corbeaux en bataille, car elle se jeta sur le sac en papier de viennoiseries encore chaudes. Sa frange dissimula son visage alors qu'elle penchait la tête pour inspecter la nourriture.
« Trop cool ! Vous avez pris des dorayaki ! »
Elle releva la tête et avisa les trois gobelets calés dans un socle en carton.
« Il y a un chocolat chaud pour toi.
— Merci ! s'exclama-t-elle d'une voix affreusement rauque en s'emparant de la boisson nommée chocolat au marqueur noir. Entrez, entrez », puis elle s'assit sur une chaise de la table de la salle à manger, près des escaliers qui menaient à l'étage, tout en replaçant un foulard de grand-mère qu'elle portait autour du cou.
« Et merci », dit Iwasaki qui s'était avancé derrière Kurotani pour prendre son café.
Il se pencha en avant, pénétra sans hésiter dans l'espace personnel de Kitashi, renifla et lui adressa un clin d'œil. Kitashi sentit son visage s'échauffer. Il s'empressa de baisser les yeux vers ses chaussures, comme pour se déchausser. Iwasaki se décala et l'invita à entrer d'un geste du bras.
« Fais comme chez toi, ses parents sont au travail et sa sœur est à la fac.
— Et toi, Kurotani, tu n'as pas cours ? »
Elle se contenta de secouer la tête, la bouche pleine des pâtisseries.
« Eh ! Ne mange pas tout ! » houspilla Iwasaki.
Il s'assit en face de l'adolescente avant de s'emparer d'une friandise.
La crème pâtissière prise en sandwich entre deux ronds de pâtes de haricots rouges craqua sous ses dents alors que Kitashi se joignait à eux. Il avala une gorgée de café. Personne n'engagea la conversation, mais le silence n'en était pas pour autant pesant. Ce qui était une première. Hormis Iwasaki, qui arrivait très bien à discuter pour deux, on supportait mal la présence de Kitashi. Il n'était pas quelqu'un d'expansif, bien au contraire, et se forcer à s'intéresser aux autres était au-dessus de ses maigres compétences sociales. Kurotani était apparemment à ajouter à la liste très VIP des personnes pour qui l'absence glaciale de conversation n'était pas un problème. À la réflexion, se dit-il tandis qu'il goûtait à la nourriture — exquise, il adorait la petite boulangerie familiale à côté de chez lui — Enji aussi faisait partie de ces personnes pour qui le silence était un endroit confortable.
Kurotani lécha les miettes collées à ses doigts avant de les essayer sur son t-shirt over size à l'effigie du manga Naruto. Le visage stylisé du ninja à veste orange se déforma horriblement avec le tissu. Elle sauta de sa chaise.
« Bon, je vais m'habiller. Ne partez pas sans moi ! »
Elle monta les marches deux par deux tout en s'aidant de la rampe pour bondir le plus loin possible, puis elle disparut à l'étage.
Kitashi avala encore une gorgée de café.
« L'équipe de surveillance n'a rien vu d'anormal ?
— Nan, répondit Iwasaki qui jouait à faire tourner son gobelet entre ses paumes. Les Kurotani sont des gens tout à fait normaux. À tel point que je pense que les parents ne vont pas tarder à divorcer. »
Kitashi se crispa. Il avisa un instant la maison parfaitement rangée : des photographies encadrées droites et sans âme sur des murs blancs, un grand canapé d'angle en cuir agrémenté de coussins en rang d'oignon, une télévision à écran plat, des meubles minimalistes dépourvus de bibelots. Ses gens n'étaient pas souvent chez eux, ou alors, ne s'y sentaient pas assez bien pour en faire un foyer. Une impression de déjà-vu s'empara de lui. Décidément, les souvenirs douloureux avaient décidé d'un commun accord de se jeter sur lui.
« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? »
Iwasaki pointa du doigt le plafond.
« J'ai discuté avec Itou. Elle est souvent toute seule ou bien enfermée dans sa chambre quand ses parents sont dans la même pièce. Je te laisse imaginer l'ambiance. Heureusement qu'elle voit sa sœur au sanctuaire. »
Kitashi déglutit. Enji avait-il lui aussi pâti de la situation à l'approche du divorce ? Se souvenait-il seulement que ses parents avaient été un couple, autrefois ? Sûrement pas, réalisa-t-il, et il but comme pour faire passer une pilule réticente. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même s'il avait décidé d'accepter cette mission d'infiltration peu après sa naissance. Dès qu'il avait mis un pied dans ce repaire de yakuzas, ça avait été le début de la fin.
« C'est sûr que ça ne doit pas être facile pour elle. »
Il eut bien conscience du regard inquisiteur d'Iwasaki, mais il préféra la fuite et se borna à fixer le gâteau qu'il tenait entre ses doigts.
« Un divorce, j'imagine que ça n'est pas facile ni pour les enfants, ni pour les parents », déclara-t-il finalement et Kitashi fut surpris de sa délicatesse.
Kurotani choisit cet exact moment pour dévaler les escaliers avec la grâce d'un éléphanteau. Le foulard avait disparu. Son cou nu paressait étrange. On aurait dit qu'une couche de plâtre beige y avait été appliqué.
La jeune fille avait rentré son haut dans un jean et coiffé ses cheveux. Ah, réalisa Kitashi, elle avait changé de t-shirt. À présent, il représentait un personnage aux cheveux roux. En tenue de volley, il était représenté en plein saut, prêt à frapper la balle. Les connaissances de Kitashi n'étaient pas très étendues en matière de mangas, car, à part les classiques, il n'y connaissait pour ainsi dire rien. Au contraire d'Iwasaki qui la complimenta sur le choix de son vêtement. L'adolescente rayonna. Toujours debout, elle se planta en bout de table, son sac à dos à la main.
« Alors, c'est quoi notre plan d'action ? »
Kitashi se contenta de se laisser aller contre le dossier de sa chaise, les bras croisés, mais Iwasaki n'eut pas son flegme et pouffa.
« Ben quoi ?
— Il n'y a pas de notre, dit Kitashi en prenant soin d'employer un ton qui ne la blesserait pas. Tu viens avec nous, mais tu te contentes de faire ce qu'on te dit.
— Mais alors, pourquoi je viens si c'est pour ne rien faire ? »
Iwasaki se pencha vers elle.
« On préfère t'avoir à l'œil, petite exorciste. »
Kitashi surprit un clin d'œil d'Iwasaki. Intrigué, il avisa ensuite Kurotani qui s'immobilisa. On pouvait presque voir le hamster qui courait dans sa roue, avec ses lèvres entrouvertes et ses sourcils froncés. Son visage s'éclaira, et sa bouche forma un o.
« Ah, d'accord, acquiesça-t-elle. Bon, ben je suppose que c'est mieux que de se faire tuer par une Kitsune.
— Une Kitsune ? »
Kurotani et Iwasaki avisèrent Kitashi d'un œil critique et il se sentit soudain stupide.
« C'est un esprit renard polymorphe, comme celui qui m'a attaqué à l'université, répondit Kurotani comme si cela était évident.
— Comment tu sais qu'il s'agissait d'une Kitsune ? insista tout de même Kitashi.
— Elle a changé d'apparence pour un renard, ça me semble plutôt évident. Combien avait-elle de queues ? demanda-t-elle à Iwasaki.
— Une seule, répondit-il sans hésitation, sans même se demander pourquoi diable l'animal en aurait possédé plus d'une.
— Elle est jeune, alors, ou elle n'a pas souvent utilisé ses pouvoirs. Plus les kitsunes sont vieux, plus ils possèdent de queues. Ils en obtiennent une tous les siècles environ et peuvent en avoir neuf au maximum, expliqua Kurotani à l'adresse de Kitashi, dont l'interrogation devait se peindre sur son visage. Vous avez bien entendu parler du Renard à Neuf Queues ? »
Oui, il en avait entendu parler. C'était le genre de légende dont tout le monde avait connaissance, mais, comme il ne s'y était jamais intéressé, à part le fait que le démon avait, selon les textes, terrifié le Japon il y avait plusieurs siècles, ses connaissances étaient proches de zéro. Surtout qu'il avait encore du mal à accepter de parler de ces choses comme s'il en croisait régulièrement au coin de la rue.
« Et comment on se débarrasse de ce genre de monstre ?
— On l'exorcise, bien sûr ! s'exclama Kurotani dont les yeux se mirent à briller. Ou alors, il faut qu'un autre yōkai le blesse. Ce qui est hautement improbable, s'empressa-t-elle d'ajouter.
— Et toi, tu sais faire ça ?
— Euh... non. Pas encore, en tout cas, mais on peut le faire fuir, comme l'a fait Iwasaki hier. Bon, on y va ? »
Kitashi la suivit du regard alors qu'elle se levait et ouvrait la porte d'entrée, son sac à dos dans une main. Iwasaki passa derrière son coéquipier pour lui asséner un coup dans l'épaule. Il renversa la tête en arrière, inspira un grand coup et se leva à son tour.
« C'est vraiment une très mauvaise idée, murmura-t-il à l'oreille de son collègue lorsqu'ils passèrent la porte.
— Je sais !
— Enlève cet air enjoué de ton visage, par pitié... »
Iwasaki bondit lestement sur le chemin pavé du jardin et effectua une pirouette. Kurotani rit de ses bêtises. Il lui tint galamment le portillon avec une courbette et adressa un regard insistant à Kitashi.
« Si monsieur veut bien se donner la peine de nous conduire jusqu'en bas du mont Ōeyama...Tu sais que je ne ferais pas faire ça si je n'étais pas certain que ce soit nécessaire ? glissa-t-il à Kurotani alors que Kitashi passait la clôture.
— Je sais. »
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