5. Itou (1/3)
Finalement, la fac n'était pas différente du lycée, contrairement à ce qu'avait espéré Itou. À peine eut-elle passé les grilles du campus qu'une poignée d'étudiants la frôla d'un peu trop près. Les deux filles du groupe dévorèrent Iwasaki avec des yeux remplis d'étoiles, comme si elles venaient de croiser une star de la télé. Le reste de la bande scruta Itou. Des ricanements moqueurs — elle en était sûre. Avec le temps, ils lui étaient devenus familiers - s'élevèrent des étudiants. On lui adressait des mines dégoûtées en la voyant. Elle n'avait pas eu le luxe de se regarder dans un miroir digne de ce nom depuis qu'elle était partie en douce de la maison, mais elle imaginait sans mal ses yeux rouges et gonflés par les pleurs, ses traits tirés par la fatigue et l'encre qu'elle se barbouillait sur le visage à chaque fois qu'une bouteille de ce liquide passait entre ses mains. L'un des garçons, un peu à la traîne, fronça le nez. Il murmura à l'oreille d'un ami, et tous deux éclatèrent de rire avant de rattraper les autres, livres et ordinateur portable sous le bras. Aoi lui avait assuré que les étudiants en université étaient plus matures que ceux des études de second cycle. Elle avait menti.
Alors qu'elle baissait la tête, songeant à passer à l'accueil pour se renseigner sur les offres de formation à distance que proposait l'établissement, Iwasaki partit rejoindre le groupe qui venait de les dépasser. De sa démarche souple, il salua avec entrain les étudiants. Itou ne manqua pas remarquer que ses mots s'adressaient plus aux jeunes filles qu'à leurs camarades garçons. À contre- cœur, elle le suivit. Elle leva les yeux au ciel lorsque l'inspecteur passa ses doigts dans ses cheveux aussi impeccables que ceux d'une idole. Il les avait détachés en chemin et les pointes décolorées se mélangeaient à sa couleur naturelle. Franchement, il n'avait pas besoin de tels stratagèmes pour faire tomber les demoiselles à ses pieds. Il y avait quelque chose de pathétique dans la façon dont elles s'accrochèrent à ses lèvres aussi désespérément qu'à une bouée de sauvetage. Itou était presque certaine qu'Iwasaki en avait conscience. Il jouait avec elles. Et il adorait ça, elle était prête à en parier son poster de Inoue Joe dédicacé.
Avant qu'elle ne le rejoigne, les étudiants étaient déjà partis. Tant mieux. Les deux jeunes femmes se retournèrent plusieurs fois en adressant des signes de main à l'inspecteur qui leur répondit en usant de son sourire ravageur.
« Vous avez quel âge ? »
Il se pencha vers Itou comme s'il venait de s'apercevoir de sa présence. Un de ces sourcils se leva et il grimaça.
« Trente-cinq ans. Pourquoi ?
— Juste pour m'assurer que vous étiez bien un prédateur. »
Alors qu'Itou s'attendait à un retour de flamme, il éclata d'un rire franc avant de se reprendre et de se recomposer un masque de nonchalance. Sourcil toujours en l'air, il ne réussit néanmoins pas à camoufler complètement son hilarité.
« Un prédateur ? »
Décontenancée par une réaction qu'elle n'avait pas anticipée, Itou dessina un arc de cercle avec son bras pour désigner le campus où fourmillaient des étudiants qui passaient d'un bâtiment en brique rouge à un autre.
« Ces filles avaient combien ? Vingt ans tout au plus. Et vous les draguez comme si vous aviez leur âge. Vous êtes un prédateur.
— En attendant, je connais maintenant le chemin des archives du département des recherches, mais serait-ce de la jalousie que j'entends dans ta voix ? »
La grimace qui déforma le visage d'Itou brisa les quelques réserves de contenance qu'il restait à Iwasaki. Hilare, il posa sa main à plat entre les omoplates de la jeune fille pour la pousser vers l'avant.
« Je ne parlais pas de moi, mais plutôt des étudiants. »
La clarification n'aida pas Itou à se détendre. Elle tira même la langue.
« De tous ces hypocrites ? Non merci. »
Elle ignora l'expression à présent curieuse d'Iwasaki.
« Il faudra pourtant bien que tu te mêles à eux après le lycée. » Mais comme, avec Iwasaki Jun, une phrase sérieuse ne peut qu'être suivie d'une pique, il ajouta : « Sauf si tu continues à sécher les cours pour trainer avec des inspecteurs de la brigade criminelle, bien sûr. »
Itou se rembrunit alors qu'ils entraient dans le hall frais et dallé de brun et de blanc d'un immeuble à un seul étage, plus petit que ceux qui encerclaient la cour. Les regards et les sourires moqueurs la poursuivirent à chaque fois qu'ils croisaient des élèves.
« Je ne sèche pas les cours, se justifia-t-elle, les mains enfoncées dans la poche de son sweat-shirt. Je ne vais pas au lycée.
— Tu ne vas pas à l'école ? »
Sa surprise semblait véritablement ingénue, à tel point qu'Itou se sentit obligée d'expliquer sa situation, qu'elle répugnait pourtant à aborder. Les remarques déplaisantes ne manquaient pas quand elle exposait son cas. Rien n'avait vraiment changé depuis qu'elle avait quitté le circuit traditionnel d'éducation.
« Je suis des cours à la maison. Je m'organise comme je veux, donc, techniquement, je ne sèche aucune classe. »
Iwasaki s'arrêta au beau milieu du couloir éclairé par de grandes fenêtres cintrées. Itou s'arrêta au niveau de l'une d'entre elles. Le soleil d'automne lui réchauffa la peau. Son sweat-shirt lui parut soudain superflu. Elle se débattit pour passer le vêtement au-dessus de sa tête. Sa voix s'étouffa dans le tissu lorsqu'elle parla.
« Pourquoi on s'arrête ? Vous êtes perdu finalement ? »
Lorsqu'elle parvint à se libérer de son haut, elle sentit ses courts cheveux se dresser sur sa tête à cause de l'électricité statique. Génial. Maintenant, à la place de la méchanceté gratuite, les gens avaient réellement une bonne raison de se moquer d'elle. Alors qu'elle s'attendait à ce qu'Iwasaki ne reparte dans le fou rire qu'il avait peiné à contrôler tout à l'heure, sa mine sévère l'angoissa plus qu'autre chose. Avait-elle raté un épisode ? Avait-il reçu une mauvaise nouvelle ? Parce que la dernière fois qu'elle avait vu quelqu'un avec cette tête, c'était quand sa mère avait appris le crash de l'avion que pilotait son frère, il y avait quatre ans.
« Je sais que c'est très indiscret, mais tu es malade ?
— Euh, non. Je sais que j'ai une tête de zombie, mais quand même.
— Alors pourquoi tu ne peux pas aller au lycée ? »
Les mains dans les poches, il marcha lentement vers elle. Sa voix avait baissé d'un ton et son visage s'était détendu. Maintenant qu'il était aussi près, leur conversation était plus privée. C'était rassurant, ce qui poussa Itou à ne pas enterrer le sujet, comme elle avait l'habitude de le faire.
« Ce n'est pas que je ne peux pas, mais plutôt que je ne veux pas. Je ne suis pas très douée pour les interactions sociales avec les jeunes de mon âge. Et pas que de mon âge, apparemment. »
Elle soutint le regard d'un étudiant qui passait près d'elle, le sourire aux lèvres. Itou plaqua ses cheveux sur son crâne du plat de la main. Elle avait répondu sur le ton de la conversation, mais son estomac noué lui prouvait que ça ne lui était pas si égal que ça.
« Tu étais harcelée ?
— Bingo », cracha-t-elle avec plus de véhémence qu'elle ne l'aurait voulu, mais la pitié qu'elle aurait à coup sûr lue dans les yeux d'Iwasaki lui hérissa le poil. Il n'y avait rien de pire qu'un adulte qui se prenait pour un psychologue scolaire. « On peut y aller, maintenant ? C'est par là ? »
Elle reprit sa marche dans le couloir en direction de son doigt pointé.
« En réalité, c'est par là. »
Iwasaki passa un bras autour de ses épaules pour la faire pivoter vers la gauche, où un escalier s'enfonçait vers le sous-sol du bâtiment. Il se pencha assez bas pour pouvoir murmurer à son oreille.
« Si j'ai bien compris, tu préfères fuir que d'affronter tous ces petits cons écervelés ? »
Là, elle reconnaissait bien l'inspecteur tel qu'elle l'avait rencontré. Celui qui avait, pour elle ne savait quelle raison, une rancœur envers elle. Il ne pouvait apparemment pas s'empêcher de lui en mettre plein les dents alors qu'elle n'avait rien demandé. Hier, ça l'avait amusée de répondre à ses attaques, mais, là, le sujet n'était pas de ceux dont elle arrivait à esquiver ses angoisses grâce au sarcasme.
« C'est facile à dire quand on est aussi beau. Laissez-moi deviner, vous étiez la vedette de votre école, pas vrai ?
— Je vais te dire un secret, Itou. » Sa voix s'était faite plus sourde. « Moi non plus, je ne suis pas allé au lycée. La différence entre nous, c'est que je n'ai pas eu le choix. »
Itou s'apprêtait à l'interroger sur le sens de ses paroles, quand une étudiante en jupe crayon couleur chair et un t-shirt à l'effigie d'ACDC l'interrompit.
« Je peux vous aider ? »
Iwasaki se releva pour lui servir sa belle gueule et son sourire à un milliard de yens. Galamment, il se poussa du passage, entraînant Itou avec lui. Cette dernière trébucha et se cogna contre le mur. Elle lança un regard assassin à Iwasaki, mais il était déjà entièrement concentré sur la femme en face de lui. La tresse d'un blond polaire cascada sur son épaule lorsqu'elle se pencha pour remettre correctement sa basket. Elle ne quitta pas l'inspecteur des yeux un instant. Les sourcils légèrement froncés et un sourire mutin aux lèvres, elle semblait s'amuser de la vue qui s'offrait à elle.
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