4. Kitashi (3/3)
*
Un petit corps se faufila sur le siège arrière de la voiture et la portière se referma délicatement. Eiji posa à côté de lui son sac à dos à l'effigie de son super-héros préféré. Sa coupe au bol était tout ébouriffée et ses joues rondes encore rougies par sa toilette.
« Une panne de réveil ? »
Le petit garçon se contenta de hocher la tête, mais Kitashi y était habitué. Il adressa un signe de la main à son ex-femme. Comme tous les matins lorsque Kitashi venait chercher son fils, Yuriko attendait leur départ devant l'immeuble, un gilet serré par ses bras croisés autour de la poitrine. Kitashi lui adressa un signe de la main, auquel elle ne répondit pas. Un sourire contrit encore collé au visage, il démarra et s'inséra dans la file de voitures.
Jusqu'à l'école, il lança de rapides coups d'œil dans son rétroviseur. L'image de son fils lui apparaissait par flash. Des moments volés, parce qu'il avait peur qu'Eiji ne se rende compte qu'il l'observait. Ses doigts, aussi fins que ceux de sa mère, tripotaient les sangles de son sac à dos, tandis qu'il regardait par la fenêtre, la bouche formant un o inconscient. Kitashi se demanda si ses cils noirs et longs venaient de son côté à lui. Sa sœur Naho avait les mêmes, tout comme sa mère. Il mourait d'envie de lui poser des questions, sur l'école, sur ses amis, sur le judo, parce que Yuriko l'y avait inscrit au début de l'année, mais il n'osa pas. Comme toujours. Il préférait lui laisser l'initiative de parler de ses activités. Le problème était que, apparemment, Kitashi lui avait légué son amour du silence. De temps en temps, la radio de police grésillait. Les minutes qui s'étiraient péniblement entre eux s'entrecoupaient pour laisser la place aux voix déformées. Un ivrogne roulait à contre sens dans un quartier résidentiel du nord de la ville. Des agents étaient déjà sur place.
Kyoto était une ville tranquille. Depuis que Kitashi avait pris ses fonctions en temps qu'inspecteur, la plus grosse affaire avait été celle du meurtre par sa femme d'un mari abusif, d'un incendie criminel et de l'arrestation des membres du culte Aum Shinrikyō qui tentaient de perpétuer les enseignements de leur gourou aujourd'hui sous les barreaux. Ce qu'il s'était passé dans le tombeau d'Ōeyama, c'était une autre histoire. Jamais il n'avait vu de ses propres yeux une scène de crime aussi bestiale. Les cadavres criblés de balles, ça, il connaissait. Ceux déchiquetés à mains nues, beaucoup moins.
Alors qu'il conduisait machinalement, des tirs de pistolet en rafale soufflèrent dans ses oreilles. Des corps inertes gisaient dans leur propre sang dans une cave mal éclairée. Ces images ressurgirent des entrailles de ses souvenirs sous ses paupières lourdes de sommeil. Le visage d'un homme qu'il connaissait bien, trop bien _ émergea à son tour à la place de la file de voitures devant lui. Les estampes traditionnelles ancrées dans sa peau étaient aussi nettes que s'il les avait vues la veille. Les mêmes symboles qui ornaient son propre dos le démangèrent. Depuis combien de temps ne s'était-il pas regardé dans un miroir de peur d'apercevoir une parcelle de chair recouverte d'encre ?
Kitashi freina à un feu rouge. L'image floue d'un profil viril le hanta jusqu'à ce qu'il se gare devant l'école primaire d'Eiji. Le fantôme de ses souvenirs porta à ses lèvres une cigarette, dont le bout s'embrasa lorsqu'il aspira. Le passé se superposa au présent, quand l'odeur de fumée lui chatouilla les narines. Kitashi tourna la tête en direction du trottoir, mais personne n'aurait osé fumer devant une école. Et surtout, celui qui le hantait n'avait rien à faire avec des enfants.
Eiji déboucla sa ceinture et ouvrit délicatement la portière, son sac à dos à la main.
« Passe une bonne journée. »
Le petit garçon hocha la tête. Un petit sourire fleurit sur ses lèvres quand il sortit de la voiture, mais il ne croisa pas le regard de son père. Kitashi ne démarra qu'une fois assuré que son fils fut accueilli par l'institutrice au portail de la cour de récréation. La chevelure noire et l'uniforme bleu ciel de Eiji se confondirent bientôt avec ceux des autres écoliers.
À peine Kitashi s'était-il engagé dans la double file que sa radio crachota un appel aux renforts à quelques rues de sa position. On signalait un cambriolage dans l'un des bureaux d'avocat près du district des affaires juridiques. Il attendit, mais personne ne répondit à la demande. Toutes les unités étaient mobilisées pour arrêter le chauffard qui était à présent en fuite. D'une main, il tourna le volant pour se diriger vers le nord du parc Kyōto Gyoen, de l'autre, il porta la radio à ses lèvres.
« Ici l'inspecteur Minobe Kitashi. Je me dirige vers la position de la patrouille quatre-vingt-douze. J'y serai dans cinq minutes. Terminé. »
Les deux bâtiments qui formaient les bureaux reflétaient dans leurs grandes fenêtres la lumière du jour. Kitashi se gara à côté des deux motos aux couleurs de la police qui stationnaient au pied de l'immeuble de deux étages le plus moderne. Il montra sa plaque à l'agent en faction à l'entrée.
« Bonjour inspecteur. Merci d'avoir fait aussi vite.
— J'étais dans le coin. Qu'est-ce qu'il se passe ? »
L'agent du koban lui indiqua les escaliers à ciel ouvert. Ils commencèrent leur ascension vers le dernier étage.
« Les employés nous ont interpellés alors que nous étions en patrouille. Apparemment, deux intrus ont violenté le vigile de nuit.
— Ils ont volé quelque chose ? »
Son interlocuteur répondit par la négative. Ils arrivèrent dans un open-space baignant dans la lumière des baie-vitrées où une poignée d'employés se serraient autour d'un homme en costume de vigile.
« Appelez encore le commissariat, ordonna Kitashi en congédiant son guide. Si c'est une affaire pour le service Keijika, ils enverront une autre équipe, je suis déjà sur une enquête. Je prends simplement le relais avant que mes collègues n'arrivent.
— Bien, inspecteur. »
Kitashi s'approcha du témoin, ou, du moins, il tenta de l'approcher. Une quinquagénaire aux courts cheveux et aux lunettes rondes et colorées l'aborda avec une mine grave. Sa veste cintrée coquille d'œuf semblait sur le point de craquer aux coutures.
« Vous êtes de la police ? Mon mari a disparu depuis hier soir ! Ces sales types l'ont enlevé ! »
Kitashi tiqua, mais garda son impassibilité. Sa main à couper que cette femme avait l'habitude qu'on lui obéisse au doigt et à l'œil.
« Inspecteur Minobe du TK, se présenta-t-il, une pointe d'orgueil dans la voix. Et vous êtes ?
— La directrice adjointe de ce cabinet, Kujo Hanabi. Vous devez lancer un avis de recherche immédiatement.
— Avez-vous été témoin de ce qu'il s'est passé, madame la directrice adjointe ? Si ce n'est pas le cas, j'aimerais m'adresser au témoin. Ensuite, nous parlerons. »
Sans lui laisser le temps de répliquer, il la dépassa par un malencontreux coup d'épaule, fendit la foule d'employés hystériques et tira le garde de nuit dans un box de travail vide. L'homme, un vieillard qui ne devait pas être à plus de cinq ans de la retraite, le remercia de l'avoir tiré des griffes de Mme Kujo. Kitashi avisa ses cernes et son arcade sourcilière explosée. Le sang séché formait une épaisse croûte qui recouvrait ses sourcils broussailleux.
« Ce sont les cambrioleurs qui vous ont fait ça ? dit-il en désignant la blessure.
— Oui, monsieur. Ils m'ont assommé.
— Vous pouvez me raconter ce qu'il s'est passé ? » questionna Kitashi après avoir demandé à l'agent qui se trouvait dans les parages d'appeler une ambulance.
Pour un témoin, il n'avait pas vu grand-chose. Vers vingt-trois heures, il avait pris ses fonctions et commencé sa ronde. Tout était calme.
« M. Kujo était encore à son bureau. Il y avait de la lumière. »
Il se contorsionna et, d'un doigt ridé, montra à Kitashi le seul bureau séparé des autres par deux cloisons aux fenêtres obstruées par des stores.
« Le mari de la directrice adjointe ?
— Oui. M. Kujo est le directeur. »
Ce nom avait semblé familier à Kitashi. Il se souvenait à présent que M. Kujo, riche avocat, avait été accusé de fraude l'an dernier. L'enquête était toujours en cours.
« C'est après une heure du matin que ça s'est passé, continua le vieil homme. En passant devant les escaliers, j'ai trouvé que ça sentait fort la cigarette. C'est interdit de fumer dans le bâtiment, vous savez. Je me suis arrêté, mais je n'ai rien vu. Et puis j'ai entendu un craquement derrière moi. Je me suis retourné et je suis tombé dans les pommes. »
Kitashi fronça les sourcils.
« Quel genre de craquement ? »
L'homme haussa les épaules.
« Je ne pourrais pas vous dire. Une branche qu'on casse ? Je ne m'en souviens pas vraiment.
— Et vous n'avez rien vu de votre assaillant ? Il était seul ? »
Il prit le temps de la réflexion.
« Là aussi, je ne saurais pas vous dire. Ça s'est passé si vite... Il était grand, je crois, sûrement un homme. Ma lampe l'a éclairé un instant, mais il portait une capuche. Je n'ai pas vu son visage. Je crois me souvenir qu'il y en avait un autre derrière le grand gaillard. Un plus petit.
Kitashi termina de prendre ses notes. Cigarette — décidément, ça le poursuivait aujourd'hui —, bruit de craquement, deux cambrioleurs, sans oublier...
"Et le directeur ? Quand est-ce qu'il est rentré chez lui ?
— C'est bien là le problème, monsieur. Il n'est pas rentré chez lui. C'était encore éclairé quand je suis repassé devant son bureau juste avant de me faire attaquer."
Kitashi sursauta quand Mme Kujo hurla dans son dos comme une démente.
"Mon mari a disparu ! Il faut lancer un avis de recherche !"
Jouant de sa stature, il se retourna lentement. Mme Kujo se tassa un peu sur elle-même, mais ne se laissa pas tout à fait abattre. Elle soutint le regard déserté de toute patience. Ils se toisèrent en chiens de faïence le temps que le gardien de nuit ne s'éclipse.
"Votre mari n'a pas disparu depuis plus de vingt-quatre heures, madame. Passé ce délai, nous lancerons l'alerte", lança une voix féminine et sans appel.
Kitashi lâcha la directrice adjointe du regard pour le braquer sur Saito Tachibana et son tailleur tout aussi sombre que sa peau était blanche. Ses longs cheveux étaient relevés en un chignon de tresses. Derrière elle, Watanabe Tooru, son coéquipier, plus petit d'une tête, releva ses lunettes rondes sur son nez. Sa peau sombre lui attira les regards des employés. Les inspecteurs ne prirent pas la peine de se saluer.
"Minobe, l'aborda Saito. On prend le bébé à partir d'ici. Désolé, mais tu vas devoir garder ton affaire bien pourrie de massacre pour toi et ton copain.
— Pas de soucis. Je vous laisse."
Il dépassa Mme Kujo sans lui adresser un regard. Il se planta devant ses collègues. Saito le jugea de bas en haut un instant. Watanabe fila pour attraper le gardien de nuit qui tentait de s'enfuir aussi loin de la directrice adjointe que possible.
"J'ai interrogé le témoin, mais je suppose que mes notes ne vous intéressent pas.
— Tu supposes bien. J'aime faire les choses à ma manière.
— Juste une chose, l'interpella Kitashi en la rattrapant par le bras alors qu'elle s'apprêtait à le congédier. Tenez-moi au courant, d'accord ?
— Tu aimes tant que ça travailler, Minobe ?"
Elle se libéra d'un coup sec.
"Tu as entendu parler de l'intrusion d'hier chez un concessionnaire automobile du centre-ville ? C'est nous qui avons rapporté l'affaire."
Saito souffla du nez.
"Vous êtes partout, ma parole. Et qu'est-ce que ça peut me faire si tu es drogué au crime ?"
Il lui lança un regard sévère.
"Lis le rapport, ça pourrait t'intéresser."
Saito ouvrit la bouche, les traits du visage crispés par l'incompréhension. Kitashi la dépassa sans rien ajouter. Si elle était aussi intelligente qu'elle voulait bien le faire croire, elle n'aurait aucun mal à comprendre que les deux intrusions avaient peut-être un lien. Un lien étrange, si Kitashi ajoutait à l'équation que le talisman de Kurotani les avait guidés jusqu'au lieu du premier enlèvement, mais on ne pouvait encore être sûr de rien. M. Kujo n'était même pas encore officiellement porté disparu.
Alors qu'il s'apprêtait à prendre l'ascenseur, Saito le rattrapa, bloquant les portes automatiques avec sa botte.
"Je t'interdis de me prendre de haut devant mon coéquipier, Minobe.
— Je ne te prends pas de haut, je te donne une piste.
— Et moi je te donne une raison de ne pas dormir cette nuit : j'ai trouvé le nom d'un certain Yasufumi Megumi dans le dossier d'une vieille enquête. Ça te dit quelque chose ?"
Kitashi serra la mâchoire alors que de la bile remonta dans sa gorge. Comment avait-elle obtenu une information pareille ? Garder un visage impassible lui coûta tout son self-control, mais il y parvint. Son dos le démangea.
"Si tu ne veux pas que Watanabe se rende compte de ton incompétence, commence par t'occuper de ce qui te regarde. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai une affaire de meurtre bien pourri à résoudre."
Elle le toisa, un sourire mauvais sur les lèvres, mélange de ressentiment et de satisfaction, avant de reculer. Les portes se refermèrent et Kitashi croisa son reflet dans le miroir sur le côté de la cabine. Ses lèvres articulèrent silencieusement des syllabes. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas osé songer à ce nom. Son cœur se serra. Il n'avait pas le temps de déterrer le passé. Une enquête l'attendait.
Une fois à l'air libre, Kitashi sortit son smartphone et chercha le numéro d'Iwasaki dans ses contacts.
"Attends, je sors, répondit celui-ci en décrochant. Voilà. Je t'écoute.
— Vous êtes à l'université ?
— Oui, mais on ne trouve pas grand-chose sur tes dessins. Par contre, j'ai parlé à quelques étudiants d'Ashigaka. Il parait que Hamanaki Yuriko était un peu comme sa chouchoute. Si ça se trouve, ça ne plaisait pas à son copain.
— Peut-être..." répondit Kitashi, peu convaincu qu'un meurtre passionnel se soit transformé en tuerie sanguinaire. »
Les sirènes de l'ambulance retentirent quand le véhicule arriva sur le parking de l'immeuble. Le son résonna dans le combiné du téléphone.
« Et toi, tu es où ? demanda Iwasaki, alerté par le boucan.
— Au bureau des affaires légales. Figure-toi qu'il y a eu un cambriolage hier soir. Le directeur aurait disparu.
— Enlevé ?
— Tout porte à le croire. Saito et Watabane sont sur l'affaire. »
À l'autre bout du fil, la langue d'Iwasaki claqua.
« Je peux pas les voir, ces deux-là.
— Je te rassure, ils ne peuvent pas nous voir non plus. Mais ce n'est pas pour faire ma langue de vipère que je t'appelle.
— Raconte.
— Le gardien de nuit a vu deux hommes. Avant qu'ils ne le mettent au tapis, il a senti une forte odeur de tabac et il a entendu un craquement sourd. Ça ne te rappelle rien ?
— Le concessionnaire, souffla Iwasaki. Mais ça veut dire que... Bordel de merde ! Je te rappelle !
— Un problème ? Iwasaki ? »
Kitashi n'avait encore jamais entendu une telle panique dans la voix de son coéquipier. Il l'interpella encore une fois, mais il avait déjà raccroché.
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Lexique :
Koban : petit poste de police au Japon.
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