20. Itou (3/3)
Comme toujours, Haruno-sama était impressionnante dans sa tenue d'officiante. Son vêtement était si propre et irréprochable qu'elle semblait en décalage parmi la sueur, la saleté et le sang qui flottaient dans l'air. Un prêtre, soulagé de voir la pieuse femme intervenir, fit un pas vers elle. On lui barra le passage d'un coup de garde dans l'abdomen. Il tomba à genoux, le souffle coupé. Une femme, qui surplombait la foule d'une bonne tête, semblait suivre Haruno-sama comme son ombre. À côté d'elle, la guji semblait encore plus petite que d'ordinaire. Itou la reconnut. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ces traits occidentaux, sa taille et son carré blond appartenaient à Lalika.
« Qu'est-ce que vous voulez dire par-là, Haruno-sama ? » demanda un autre prêtre, à bonne distance toutefois.
La vieille femme fixa le haut de l'estrade, ou plutôt Hana, comprit Itou en suivant son regard.
« Tu sais ce qu'il te reste à faire », dit la vieille femme.
Hana déglutit, puis hocha la tête. L'éclat d'un couteau qu'elle sortit de son bombers se refléta dans la rétine d'Itou. Marche après marche, le yōkai descendit vers les sept traîtres. Hana s'arrêta devant le premier de la ligne. Son visage était aussi pâle que la mort, et sa main tremblait tellement qu'elle faillit faire tomber son arme.
« Ça n'a aucun sens ! tonna M. Minobe en miroir des pensées de l'adolescente. Ne faites pas ça !
— Au contraire, inspecteur, la solution est devant nous, insista Haruno-sama. Allez-y, Hana. Il est grand temps d'en finir.
— Hana ! » cria Sasaki d'une voix chevrotante.
Elle tenta de la rejoindre, mais les exorcistes l'en empêchèrent.
« Ne bouge pas si tu ne veux pas mourir, lui intima Hirohito.
— Mais ce n'était pas ce que nous avions prévu ! protesta la Kitsune.
— Je le sais aussi bien que toi. »
Hirohito serra les dents, bien visible à cause de la chair fondue de son visage.
Katō joua des coudes pour se frayer un chemin entre ses confrères. Plus courageux que les autres, il s'interposa entre Haruno-sama et M. Minobe. Lalika dégaina, mais sa maîtresse l'arrêta d'une main.
« Le yōkai a raison, déclara Katō, assez fort pour que tous puissent l'entendre. Ce n'était pas ce que nous avions prévu. Haruno-sama, avec tout le respect que je vous dois, il faut que cette folie cesse.
— C'est le seul moyen de calmer sa colère, Koraī. Tu le sais aussi bien que moi.
— En quoi tuer des innocents va arranger quoi que ce soit ? » s'indigna M. Minobe.
Le doigt fripé d'Haruno-sama pointa vers le message de sang sur la paroi.
« Ce n'est pas assez clair pour vous, inspecteur ? Que coule le sang des traîtres, récita-t-elle.
— C'est ce que notre Roi ordonne ! » s'exclama Sasaki.
Sa voix se brisa lorsque la vieille femme la fit taire d'un regard.
Itou baissa la tête. Elle contempla ses baskets crasseuses sans les voir. Le Roi voulait se venger de ceux qui l'avaient tué. Il voulait voir leur sang couler.
« Mais rien ne dit que ça le fera revenir... chuchota-t-elle en relevant le menton pour planter ses yeux dans ceux d'Hana.
— Itou a vu juste, confirma Katō. Le Shuten-dōji n'a pas émis le souhait d'être ramené dans ce monde. »
Le prêtre posa une main sur l'épaule de l'adolescente. Il ne lui accorda pas un regard cependant, trop obsédé par la boîte qui reposait sur son pied d'estale.
« Si le sang des descendants de la légende coule et que la vie leur est retirée, continua-t-il, la colère du Roi sera apaisée. »
Haruno-sama acquiesça.
« Vous ne pouvez pas tuer des innocents ! s'insurgea encore une fois M. Minobe. Ce sont leurs ancêtres qui ont tué le Roi, pas eux ! Il doit exister une autre solution !
— Nous portons tous le poids de nos ancêtres, continua Katō. Tous autant que nous sommes.
— Exactement, commença Haruno-sama. C'est pour cela que-
— Mais est-ce vraiment la bonne décision ? »
Katō se tourna vers les prêtres, vers Haruno-sama.
« Je te demande pardon ? » s'étonna la vieille femme.
Comme tout à l'heure, Katō écarta les bras en croix. À la lueur changeante de bougies, les ombres de son visage étaient aussi terrifiantes que le masque du Shuten-dōji.
« Nous traitons les yōkais comme des êtres maléfiques, mais comment pouvons-nous nous considérer comme des hommes et des femmes plus méritants ? Pas en forçant une démone à tuer de sang-froid, je peux vous l'assurer.
— Assez, Koraī Katō ! s'insurgea Haruno-sama, dont le visage s'était tant déformé que ses rides mangeaient ses yeux. Le rôle d'Hana a été décidé il y a plus d'un millénaire. Ce n'est pas à nous d'en décider autrement.
— Et pourquoi pas ? La main d'Hana n'est pas nécessaire pour apaiser la colère du Roi, n'est-ce pas ? »
La guji se renfrogna. Si elle n'avait pas été clouée au sol par le poids du temps, Itou ne doutait pas qu'elle aurait déjà sauté à la gorge du prêtre. D'ailleurs, sa garde rapprochée se tenait prête à agir. La main de Lalika sur la garde de son katana et son pied d'appel ancré dans le sol, Haruno-sama n'avait qu'un mot à dire et la tête de Katō se détacherait de ses épaules. Katō n'avait pas froid aux yeux et Itou se demandait quelle idée il avait derrière la tête. Elle ignorait qu'il avait autant d'informations cruciales en sa possession. Il les avait sciemment cachées à M. Minobe et Iwasaki, ainsi qu'à elle-même. Alors pourquoi retourner sa veste au point de rupture de toute cette affaire ? L'adolescente jeta un coup d'œil à M. Minobe. Loin d'être soulagé que l'officiant se range de leur côté, il ne cessait de fixer son arme, à terre, et Katō, qu'il dardait avec une méfiance non dissimulée.
« Hana n'est pas nécessaire ! répéta plus fort Katō, et sa voix se répercuta en écho contre la roche. Elle n'est qu'un pion, choisie pour que les humains ne se salissent pas les mains. »
Un murmure sceptique traversa le groupe de shintoïstes. Beaucoup s'étaient éloignés d'Haruno-sama de manière inconsciente. La guji dégageait une telle aura meurtrière que la température chuta encore davantage.
« Cela vous étonne ? continua Katō. Pas moi. Depuis la fin du règne du Roi, la nature de l'être humain n'a fait que noircir, et c'est peu dire. Avant, nous redoutions la puissance du Shuten-dōji. Elle nous rendait humbles, mais aussi reconnaissants. Reconnaissants que des êtres comme les exorcistes et les prêtres protègent la veuve et l'orphelin. C'était dans les sanctuaires que les bonnes gens venaient se réfugier lorsque leur village était pillé par la force dévastatrice du Roi. C'était au sanctuaire que l'on venait prier pour garder ses proches en bonne santé et en vie. C'était au sanctuaire qu'on faisait don pour que les prêtres et les exorcistes puissent continuer de nous protéger ! Et nos ancêtres - leurs ancêtres ! » se corrigea-t-il en désignant les descendants d'un geste théâtral. « Leurs ancêtres ont réussi à mettre le Japon à l'abri en décapitant le Roi. Et qu'elle a été notre récompense ? L'indifférence des pèlerins, quand il ne s'agit pas de leur défiance ! L'Homme a aujourd'hui oublié qui, jadis, a permis à leurs prédécesseurs de survivre ces temps de sang et de peine ! »
Plus il parlait, plus Katō se frayait un passage jusqu'aux descendants, toujours à genoux, et tremblants de peur. Hana, la bouche entrouverte et le regard vide, apparaissait telle une coquille vide. Le couteau pendait piteusement entre ses doigts figés. Elle n'esquissa aucune résistance lorsque Katō s'en empara d'un geste prompt. M. Minobe tenta de le calmer, les mains tendues devant lui.
« M. Koraī, posez ça. »
— Par les dieux, Hana ne tuera aucun de ces malheureux ! » s'exclama le prêtre en brandissant l'arme vers le ciel.
Mais aucun dieu ne pouvait le voir, songea Itou. Pas dans cet antre de pierre et de malédiction. Seul le silence du tombeau lui répondit. Puis, la voix rauque d'Haruno-sama résonna avec la puissance du gong.
« Et qui va donc empêcher le retour du démon dans ce cas ? Un autre innocent ?
— Pourquoi pas ? Si vous étiez vraiment inquiète du sort de notre pays, vous le feriez vous-même. »
La guji s'offusqua, mais ne répliqua pas.
« Qui parmi vous aura le cran de mettre fin à la plus grande menace que le Japon ait jamais connue ? demanda Katō. Nous avons l'occasion de nous défaire de ce poids qui pèse depuis si longtemps sur nos épaules. Qui sera assez courageux pour tuer des hommes, et un enfant, pour le bien commun ? »
Itou se figea. Personne ne se porterait volontaire, elle le savait. Qui voudrait avoir sur la conscience le meurtre d'un enfant ? Elle regarda autour d'elle, suppliante. Que quelqu'un dise quelque chose ! Mais le silence demeura. Itou serra les poings si forts que ses ongles pénétrèrent sa chair.
« M. Minobe a raison, s'exclama-t-elle, il doit y avoir une autre solution !
— Si tuer les descendants a pour seul but d'apaiser le yōkai, déclara M. Minobe, alors que se passera-t-il si on ne les sacrifie pas ? Il ne reviendra pas à la vie pour autant, n'est-ce pas ?
— Non, concéda la vieille guji avec un rictus. Il lui faudrait un corps physique pour cela, mais il n'en demeure pas moins qu'il a été réveillé par son désir de vengeance depuis qu'il a senti en M. Ashigaka la présence de l'un de ses assassins. Sa colère ne saurait être apaisée autrement que par l'annihilation des lignées de la légende.
— Sinon quoi ? »
Aoi sortit de la foule de prêtre et, bravant l'avertissement silencieux des exorcistes et rejoignit sa cadette. Sa longue chevelure corbeau dansa dans son dos lorsqu'elle confronta la guji.
« Qu'arrivera-t-il si nous ne lui obéissons pas ?
— Ma chère, pourquoi penses-tu que le début des catastrophes naturelles qui ravagent le pays coïncident avec le réveil du Roi ? Les yōkais sont en colère. » Elle désigna d'un geste dédaigneux Hirohito, Sasaki et Iwasaki. « Ils sortent de leurs tanières parce qu'ils sentent que leur leader est plus proche que jamais du monde des vivants. Le Shuten-dōji est si puissant qu'il est la Lune sur les marées de yōkais. Si nous ne le calmons pas, les choses ne feront qu'empirer. Nous devons sacrifier les descendants. Ce moment est prévu depuis la chute du Roi.
— Et pourtant, vous ne voulez pas vous salir les mains, ajouta Katō. Si les humains se souvenaient mieux, la terreur du Shuten-dōji serait si ancrée en vous que vous n'hésiteriez pas une seule seconde à prendre ce couteau et à faire ce qui doit être fait. »
Haruno-sama défia le prêtre, aussi droite que son dos le lui permettait.
« L'inspecteur Minobe, en bon héros qu'il est, se fera un plaisir de tous nous sauver. »
Itou fut déçue. Comme si, en l'espace d'une nuit, tout ce dont en quoi elle avait du respect et de l'admiration s'était écroulé. Haruno-sama ne se sacrifierait ni pour le bien commun ni pour son sanctuaire.
« Je refuse de tuer des innocents, répliqua l'inspecteur. Je soutiens qu'il existe une autre solution. Vous êtes simplement trop obtuse et trop aveuglée par vos coutumes pour l'envisager. »
Katō brandit le couteau et le fit danser au-dessus de sa tête alors que son corps fut secoué d'un fou rire. Itou se demanda s'il n'était pas en transe. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état. Il était... effrayant. Par instinct, la main d'Itou chercha celle de sa sœur et leurs doigts s'enlacèrent. Un instant, elle se demanda comment Aoi réagirait si elle apprenait qui avait décapité son petit-ami. La honte lui vrilla les tripes et elle tenta de se défaire du contact de sa peau sur celle de son aînée, mais Aoi resserra sa prise et Itou ne put insister.
« Itou, fais-le. »
L'adolescente se tourna lentement vers Haruno-sama. Le grand huit qui se déroulait dans son ventre laissa la place à une descente en chute libre, de celle qui soulève l'estomac, comme dans un Roller-Coster. Le visage sérieux de la guji ne laissait plus rien transparaître que son autorité coutumière.
« Vous ne pouvez pas m'ordonner de faire une chose pareille comme si vous me demandiez de balayer le seuil du sanctuaire.
— Tu as toujours voulu devenir exorciste, non ? Voilà ta chance. »
La main d'Aoi serra deux fois celle d'Itou, qui lui répondit par le même signal.
« Je ne veux pas devenir exorciste. Pas si ça veut dire tuer des enfants si on me l'ordonne. C'est à se demander qui est le vrai démon, ici. »
Le coin de la bouche de la vieille femme se souleva. Un geste de la tête de sa part et Lalika se jeta sur Itou. Elle ne disposait que d'une seule seconde avant que l'exorciste ne la percute de plein fouet, et elle choisit de l'utiliser pour pousser Aoi hors du passage. Un battement de cil plus tard, l'exorciste menaçait Itou de sa lame. Un souffle et elle mourrait. Sans Yukiru, elle ne pouvait pas se défendre. Pourtant, Itou n'avait pas peur. Une nouvelle pierre s'ajouta à l'édifice de sa colère. Elle s'en servit comme d'une muraille. Ses yeux mitraillèrent Haruno-sama. La guji soutint son regard.
« Aoi, déclara Haruno-sama, accomplis le rituel ou ta sœur mourra. »
Koraī Katō éclata de rire.
« Non ! hurla Itou. Ne fais pas ça, Aoi !
— Oui ! s'exclama, hilare, le prêtre. J'en étais sûr ! »
Un dernier regard pour sa sœur, et Aoi prit sa décision. Itou essaya de la raisonner, mais ses plaintes ne rencontrèrent que le vide. Elle voulut la rejoindre. Sa peau croisa le froid de l'acier du katana de Lalika. L'entaille sur son cou mouilla encore davantage son habit. M. Minobe tenta aussi sa chance, mais il était, lui aussi, pris au piège.
Aoi avança vers Hana. Itou vit la lumière des chandelles éclairer les larmes qui mouillaient les cils et les joues de son aînée. Aoi poussa une exclamation de surprise lorsque Katō la poussa violemment vers l'estrade. Elle tomba sur les marches de granit, sonnée. Itou hurla le nom de sa sœur.
« C'est parfait ! hurla Katō et le reste des âmes à l'intérieur du tombeau se figèrent. Et maintenant... »
Il pivota d'une pirouette dans le dos d'Hana et plaça le tranchant du couteau sous le menton de la jeune femme. Il ne pouvait à présent plus retenir le sourire qui fendit son visage. Itou vit du coin de l'œil M. Minobe tenter de récupérer son arme, mais l'exorciste qui le menaçait de son sabre l'en empêcha.
« Si tu ne veux pas voir ta chère et tendre se vider de son sang sous tes yeux, mon Roi, il va falloir sortir de ta boîte ! Si maudite, et pourtant encore si humaine, déclara Katō en caressant de son nez la ligne de la mâchoire d'Hana, tétanisée, qu'une simple lame d'exorciste pourrait la tuer.
— Pas ça... murmura-t-elle dans un souffle. Par pitié, ne faites pas ça.
— Tu ne veux pas revoir ton Roi, Hana ? »
« On ne contrarie pas une reine », avait dit Hirohito.
« Du calme, votre altesse. » avaient été les mots de Mitsushi à Hana.
Le sol trembla. La pierre s'effrita. Itou tomba à la renverse, comme les autres. Katō et Hana s'affalèrent contre l'estrade. Sasaki et Hirohito, enfin libres, s'écroulèrent à terre, à bout de souffle. Iwasaki reprit conscience. Dans la confusion, Itou vit M. Minobe récupérer son arme. Elle tenta d'en faire autant avec Yuriku, mais les vibrations l'empêchèrent d'y voir clair. La grotte entière rugit. Si profondément qu'on aurait dit que les tréfonds de la Terre hurlaient. Le cri résonnait à l'intérieur du crâne d'Itou.
Une minute, ou peut-être une heure. Le tremblement de terre se calma. Itou regarda autour d'elle, et son cœur s'arrêta. Aoi était penchée au-dessus de l'écrin de bois pourri, la main tendue vers la tête du Roi. Itou hurla son nom, mais trop tard. Aoi s'écroula à genoux, comme une poupée dont on aurait coupé les fils, la main dans la boîte. La terre cessa de trembler.
Alors qu'Itou se précipitait vers sa sœur pour s'assurer qu'elle n'avait rien, on se relevait péniblement autour d'elle. Hana l'attrapa par le bras. Surprise, car le yōkai était toujours sous la menace de Katō, elle trébucha lorsque la jeune femme la poussa en arrière. Itou atterrit contre le torse de M. Minobe. Ce dernier l'entoura de ses bras. Itou se débattit, mais cessa de bouger quand Aoi se remit en mouvement. Avec des gestes maladroits, sa sœur se remit sur ses pieds. Ses bras pendirent le long de sa taille. Dans l'une de ses mains, la tête mutilée du Roi pendait par le scalp. Aoi fixait le sol, les yeux grands ouverts. Lentement, ses lèvres se déformèrent pour former un sourire. Pas le sourire d'Aoi, apaisant et doux comme une brise de printemps, mais brut et carnassier. Son corps pivota d'un quart de tour, sa tête retrouva son axe. La voix qui émana d'elle était aussi puissante et profonde que le tremblement de terre de tout à l'heure.
« Bien... Qui a osé poser la main sur ma femme ? »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro